La « croissance » ne profite qu’aux riches, qui sont de plus en riches, et ne sert pas à réduire le chômage et la pauvreté : c’est ce que vient de démonter avec brio un rapport publié par une centaine d’économistes, réunis au sein de la World Wealth and Income Database. Les chiffres sont accablants : depuis les années 1980, le 1% le plus riche a capté 27% de la croissance du revenu, contre 12% pour les 50% les plus pauvres de la planète. Malgré son « modèle protecteur » , sans cesse attaqué par la doxa libérale, la France n’est pas en reste : entre 1983 et 2014, le revenu moyen du 1% le plus riche a progressé de 98% contre 31% pour le reste de la population. Le « 1% le plus riche » désigne ceux et celles qui profitent de la mondialisation et de la dérégulation de la finance et de l’économie, lancée au début des années 1980 par Margaret Thatcher (Grande Bretagne) et Ronald Reagan (États-Unis) et promue à l’unisson par tous les gouvernements, libéraux ou sociaux-démocrates, européens. Il désigne aussi les « premiers de cordée » que le président Macron a élevés au rang de modèle, alors qu’ils ne doivent leur « réussite » qu’à un système généralisé de prédation des ressources humaines et naturelles, qui nous conduit tout droit vers l’effondrement.
Comme en est-on arrivé là ?
C’est ce que j’expliquais dans mon livre Sacrée croissance ! où j’imaginais que le 14 avril 2014 le président François Hollande, après la lecture du dernier rapport du GIEC sur le dérèglement climatique, avait – enfin !- compris que la fameuse « croissance » n’était pas la solution, mais le problème et décidait de lancer la « grande transition » vers une société durable, décarbonée, plus équitable et plus solidaire. J’écrivais mon livre en… 2034 en racontant cette formidable aventure qui nous avait permis d’éviter « l’irréversible », pour reprendre l’expression de l’appel des 15 000 scientifiques publié récemment.
L’explosion des inégalités n’est pas une fatalité, elle a une cause ! Elle est le produit de décisions politiques que les citoyens peuvent influer, à condition de comprendre les mécanismes à l’œuvre, car, selon mon adage, « savoir c’est pouvoir »…
Cet extrait de mon livre est issu du chapitre « L’argent fou », compris dans la deuxième partie intitulée « Le grand gâchis ».
La financiarisation de l’économie, Dracula des temps modernes
À la veille du 14 Avril, l’hypothèse d’un effondrement imminent de ce que l’on appelait alors le « système financier » était en effet régulièrement avancée par les économistes critiques et des organisations citoyennes internationales comme ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne), un mouvement d’éducation populaire qui, depuis sa création en France en 1998, n’avait cessé de se battre « contre l’hégémonie de la finance et la marchandisation du monde ». Grâce à ses cent trente-cinq comités et groupes locaux dans trente-huit pays, l’association avait joué un rôle primordial, en expliquant pourquoi les citoyens devaient reprendre en main le système économique en déboulonnant la croissance et l’une de ses créatures les plus maléfiques : la financiarisation de l’économie.
Tel un Dracula des temps modernes, ce processus avait commencé dans les années 1980, à mesure que les idées néolibérales de Friedrich von Hayek et de Milton Friedman se répandaient sur la planète (voir supra, chapitre 3). Lancée par Ronald Reagan et Margareth Thatcher, puis relayée par l’Union européenne à partir des années 1990, la « révolution néolibérale » se résumait à un mot : déréglementation. Et de fait, tous les dispositifs de régulation qui avaient été mis en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale ou durement conquis par des luttes syndicales pour éviter l’« ensauvagement du capitalisme[1] » furent méthodiquement démantelés. Au nom de la « liberté » et de l’« efficacité », tout fut systématiquement « libéré », y compris dans le domaine de la finance : les taux de change et d’intérêt, les mouvements de capitaux et les marchés boursiers. Ainsi que l’écrivit ATTAC, « la déréglementation financière engendra la prolifération de techniques bancaires baptisées “innovations” : produits dérivés, titrisation, marchés à terme, rachat d’actions, effet de levier, stock-options. Tout cet arsenal eut pour effet de favoriser une instabilité financière chronique, débouchant périodiquement sur la montée d’une bulle spéculative suivie systématiquement d’un krach[2] ».
D’un coup, le monde devint un immense casino où les barons de la croissance jouaient à la roulette dans le seul but de décrocher le maximum de profits. L’argent (indûment) gagné ne servait plus à investir pour faire tourner la machine économique, comme l’avaient préconisé les économistes classiques tel Adam Smith (voir supra, chapitre 1), mais à spéculer. En effet, ainsi que le soulignait en 2013 l’Institut de recherche et d’information économique de Montréal, « dans la logique financière, le capital n’a plus à passer par le détour de la production pour fructifier ; sa simple circulation engendre une création de capital neuf. L’investissement à court terme devient la norme et c’est la spéculation qui fait augmenter la valeur d’un actif[3] ». En d’autres termes : fini ce qu’on appelait alors le « théorème de Schmidt » (du nom d’Helmut Schmidt, l’ancien chancelier allemand de 1974 à 1982), selon lequel « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Désormais, la finance était un système poussant « hors sol », complètement déconnecté de l’économie réelle.
Dans le même temps, par le jeu des privatisations et de la mondialisation, les spéculateurs étendirent leur emprise sur les entreprises, qui furent contraintes d’appliquer le principe de rentabilité à court terme propre à la sphère financière. Dès lors, pour assurer le maximum de dividendes aux actionnaires, tout était bon : les délocalisations, les « licenciements boursiers[4] » et la pression maximale sur les salaires. Au final, les profits dégagés par l’activité productive ne servaient plus à investir ni à rémunérer les salariés, mais à remplir les poches de la classe des riches (voir supra, chapitre 5). Pire : plus les profits augmentaient, plus la part accordée aux salariés diminuait – d’après l’INSEE, la part des richesses produites revenant aux salariés français était ainsi passée de 62 % en 1960 à 57 % en 2005.
Progressivement, la sphère financière en vint à contrôler tous les rouages de l’économie, mais aussi tous ses acteurs, contraints de financiariser leurs activités afin de nourrir l’insatiable bête. La clé ? Une expansion absolument sans précédent de l’endettement des ménages, qui n’a cessé de progresser partout – en 2011 en France, celui-ci représentait 61 % du PIB, contre 38 % en 2000. Étranglés par des salaires stagnants, les foyers avaient massivement recours aux « crédits à la consommation » pour financer leurs achats de biens et services (voiture, travaux, équipements domestiques, voyages) et, pour bon nombre d’entre eux, assouvir leur addiction[5]. De même, en mai 2014, l’encours de la dette immobilière française avait atteint la somme faramineuse de 915,8 milliards d’euros ! Une étude publiée la même année par Jacques Friggit, économiste au Conseil général de l’environnement et du développement durable, avait révélé que les prix de l’immobilier ancien avaient augmenté beaucoup plus vite que les revenus, contraignant les Français à s’endetter de plus en plus longtemps : en 2012, il fallait 32,5 ans pour acheter le logement qu’on achetait en quinze ans en 2000 ! Octroyés par des banques privées moyennant un taux d’intérêt composé de type exponentiel (voir supra, chapitre 1), ces prêts étaient devenus la principale source de création monétaire. Je reviendra ultérieurement (voir infra, chapitre 9) sur les effets dévastateurs de ce que l’on appelait alors la « monnaie-dette », mais pour l’heure il suffit de comprendre qu’en cette phase ultime du capitalisme mondialisé, l’endettement était le seul moyen de maintenir la croissance en vie, d’où l’inertie complice des dirigeants politiques qui, quand ils ne l’ont pas encouragé, ont laissé proliférer le virus fatal. « La croissance exceptionnelle de la consommation entre 1990 et 2007 a été alimentée par une expansion massive du crédit et un niveau croissant d’endettement, notait ainsi l’économiste Tim Jackson dans son livre Prosperity without Growth. Cela a permis de protéger la croissance quelque temps, mais finalement cela a conduit à des niveaux insoutenables de dette qui ont déstabilisé les marchés financiers eux-mêmes. […] La crise économique n’est pas la conséquence de mauvaises pratiques isolées à l’intérieur du secteur bancaire. L’irresponsabilité a été approuvée au plus haut niveau des États, avec un objectif très clair : la poursuite et la protection de la croissance économique[6]. »
« Un système pourri jusqu’à la moelle »
« L’économie mondiale tout entière repose aujourd’hui sur de gigantesques pyramides de dettes, prenant appui les unes sur les autres dans un équilibre fragile. […] Jamais une telle instabilité potentielle n’était apparue avec une telle menace d’un effondrement général. » Voilà ce qu’écrivait l’économiste Maurice Allais dans une tribune publiée dans Le Figaro en octobre 1998[7]. Et effectivement, ce qui devait se passer se passa : moins de dix ans plus tard, la « pyramide de dettes » s’effondra, entraînant le monde dans la plus grave récession économique de l’histoire. Le déclencheur fut ce que l’on a appelé la « crise des subprimes », ces crédits dits à « haut risque » accordés aux ménages américains les moins fortunés à des taux variables et élevés[8]. Il a suffi que la Banque fédérale américaine décide brutalement de relever ses taux d’intérêt pour que tout le château de cartes s’écroule. Incapables de faire face à leurs échéances, 3,6 millions de propriétaires américains furent jetés à la rue entre juin 2006 et septembre 2008. En explosant, la « bulle immobilière » provoqua une réaction en chaîne de défauts de paiement et de faillites, à commencer par celle de la banque Lehman Brothers (15 septembre 2008). On découvrit alors les pratiques criminelles d’un vaste « système bancaire parallèle » (shadow banking system) reposant sur la vente de produits financiers pourris (junk), fourgués dans une multitude de « produits dérivés » qui avaient contaminé tout le système financier[9]. Du jour au lendemain, toutes les grandes banques qui régnaient sur les places boursières se retrouvèrent au bord de la faillite ! Pour les « sauver », les gouvernements, d’abord aux États-Unis, puis en Europe, mirent généreusement la main à la poche en injectant des milliers de milliards d’euros puisés sur les deniers publics ou obtenus grâce à des… emprunts[10] ! Quelques voix isolées s’élevèrent pour dénoncer ce principe consistant à privatiser les profits et à socialiser les pertes, tandis que les dirigeants des entreprises renflouées, non seulement ne furent pas sanctionnés, mais s’accordaient des salaires et primes mirobolants !
En attendant, les gros bonnets de la croissance et leurs alliés politiques provoquèrent un beau désastre, car bien sûr, en raison du processus de financiarisation de l’économie précédemment évoqué, la « crise » se répandit comme une tache d’huile dans toute l’économie réelle : des dizaines de millions d’emplois furent détruits, principalement dans les pays du Nord, provoquant une envolée spectaculaire du chômage. En France, pour la seule année 2013, 44 000 petites et moyennes entreprises (PME) furent rayées de la carte[11]. Dans le même temps, le montant de la dette mondiale atteignit des records historiques : plus de 100 000 milliards de dollars ! Incluant l’endettement public et celui des entreprises et des sociétés financières, mais pas celui des ménages, cette dette avait été multipliée par 2,5 depuis 2000. Avec la crise de 2008, c’est la dette des États qui avait le plus augmenté (+ 80 % en six ans), précisément parce que les gouvernements avaient renfloué les caisses des firmes délinquantes.
Le cas de la France était exemplaire : en 2013, sa dette publique s’élevait à 1 925,3 milliards d’euros, soit 93,5 % du PIB, alors qu’elle ne représentait « que » 78 % du PIB en 2009, 55,5 % en 1995 et 21 % en 1979[12]. Contrairement à ce que répétaient à l’envi les barons de la croissance (industriels ou politiques), l’explosion de la dette n’était pas due à un excès irresponsable des dépenses publiques, mais à trois facteurs provenant de décisions strictement politiques : les « plans de sauvetage de la finance et la récession provoquée par la crise bancaire et financière de 2008 »[13] ; « la “contre-révolution fiscale” menée par les gouvernements depuis vingt-cinq ans » qui, selon un rapport parlementaire, avait privé la France de 100 milliards d’euros de recettes entre 2000 et 2010, en raison des baisses d’impôts et niches fiscales consenties (auxquels s’ajoutaient 30 milliards dus aux exonérations de cotisations sociales)[14] ; enfin, le niveau excessif des taux d’intérêt qui avait engendré un « effet boule de neige » des intérêts composés exponentiels : en 2013, la France avait payé 45 milliards d’euros, uniquement au titre des intérêts de la dette ! Or, cet emballement n’était pas tombé du ciel : une loi de 1973, baptisée « loi Pompidou-Giscard », avait contraint l’État à emprunter exclusivement auprès des banques privées, et non plus à la Banque de France qui lui prêtait jusque-là à taux zéro[15]. Ce qui marchait plutôt bien, puisqu’en 1973, « l’État français n’était quasiment pas endetté[16] ». Cette disposition avait été confirmée par le traité de Maastricht (1992), puis par le traité de Lisbonne (2007), qui interdisaient « à la Banque centrale européenne (BCE) et aux banques centrales des États membres d’accorder tout type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, et aux autres autorités publiques des États membres ». Alors que la BCE était autorisée à prêter aux banques privées à des taux inférieurs à ceux que celles-ci accordaient aux États !
Pour reprendre l’expression de William Rees, le « système était pourri jusque la moelle ». Mais en attendant, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes : pour réduire leurs « déficits », les gouvernements faisaient subir à leurs peuples une cure d’austérité qui ne faisait que creuser l’écart entre les riches et les pauvres. À l’aube du 14 Avril, alors que « 3,5 millions d’Européens dépendaient des points de distribution alimentaire de la Croix-Rouge, un chiffre qui avait bondi de 75 % entre 2009 et 2012 », « le patrimoine des riches, sur l’ensemble de la planète, culminait à 178 milliards d’euros, en hausse de 4,9 % en un an[17] »…
[1] J’emprunte cette expression joliment trouvée à ATTAC, Sortir de la crise globale. Vers un monde solidaire et écologique, La Découverte, Paris, 2009, p. 54.
[2] Ibid., p. 37.
[3] Julia Posca, « Qu’est-ce que la financiarisation de l’économie ? », Institut de recherche et d’information économique, 7 février 2013.
[4] En France, jusqu’en 1986, tout licenciement était soumis à une demande d’autorisation préalable de l’administration. Cette disposition, permettant notamment d’empêcher les « licenciements boursiers » (c’est-à-dire sans autre raison économique que l’augmentation du profit distribué aux actionnaires), a été supprimée par le gouvernement du Premier ministre libéral Jacques Chirac. Elle a été réintroduite après la GT dans le cadre de la loi de 2016, dite de « rénovation sociale des entreprises ».
[5] En 2010, le montant total (encours) du crédit à la consommation dans le monde était de 5 473 milliards d’euros ; il avait augmenté de 15,5 %, entre 2009 et 2012, atteignant alors 6 383 milliards d’euros.
[6] Tim Jackson, Prosperity without Growth, op. cit, p. 21, 25 et 31.
[7] Cité par Pierre-Antoine Delhommais, « Maurice Allais, prophète maudit », Le Monde, 24 janvier 2009 (Maurice Allais est notamment l’auteur de La Crise mondiale d’aujourd’hui. Pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires, Clément Juglard, Paris, 1999).
[8] Aux États-Unis, le montant des prêts subprime était passé de 173 à 600 milliards de dollars de 2001 à 2006 ; et la part de ces prêts à hauts risques dans le total des prêts immobiliers était passé de 5 % à 14 %.
[9] Certains de ces « produits » avaient été créés en recourant à la technique de la « titrisation », consistant à « transférer à des investisseurs des actifs financiers tels que des créances (par exemple des factures émises non soldées ou des prêts en cours), en transformant ces créances, par le passage à travers une société ad hoc, en titres financiers émis sur le marché des capitaux ». Cette définition proposée par Wikipédia est la meilleure que j’ai trouvée, tant cette technique est tordue et donc difficile à comprendre…
[10] Le premier plan de sauvetage américain destiné aux banques de Wall Street et aux compagnies d’assurances s’élevait à 12 000 milliards de dollars. Après j’ai renoncé à calculer le montant total des différents « plans de sauvetage » américains et européens.
[11] Denis Cosnard, « Les liquidations d’entreprises sont à un niveau historique », Le Monde, 22 novembre 2013.
[12] Source : « La dette publique de la France », Wikipédia. En 2013, dans les pays dits « développés », le record de l’endettement public était détenu par le Japon (245 % du PIB), la Grèce (175 %), l’Italie (132 %) et les États-Unis (111 %).
[13] D’après le ministère de l’Économie et des Finances, le seul « sauvetage de l’euro » avait coûté 68,7 milliards d’euros à la France.
[14] Source : Le Manifeste des économistes atterrés, chapitre 4.
[15] La loi n° 73-7 du 3 janvier 1973 a été élaborée par Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre de l’Économie du président Georges Pompidou. Les mauvaises langues susurrent que le fait que Pompidou ait travaillé pour la banque Rothschild n’était peut-être pas étranger à cette loi, qui officiellement devait limiter la capacité de l’État à créer de la monnaie en utilisant la planche à billets (ce qui pouvait engendrer de l’inflation)…
[16] Jean-Luc Shaffhauser, « Mais pourquoi avait-on voté en 1973 cette loi imposant à l’État de passer par les banques privées ou les marchés pour financer sa dette ? », Atlantico, 18 janvier 2012.
[17] Christian Losson, « Les riches se régalent, les autres dégustent », Libération, 11 octobre 2013.