Les membres de Phyto Victimes au salon de l’agriculture

Au moment où j’écris ces lignes, j’apprends que les membres de l’association Phyto Victimes, dont j’ai raconté la naissance dans mon livre Notre poison quotidien, ont obtenu un rendez-vous avec … Bruno Lemaire au salon de l’agriculture. Campagne électorale oblige : je sais , pour avoir croisé le ministre de l’agriculture sur le plateau de France 2 (Mots croisés) et dans une émission de France Culture (Le grain à moudre) que celui-ci n’a que peu d’intérêt pour ces paysans qui se « prétendent malades des pesticides ». De plus, il a toujours manifesté un soutien sans faille aux positions de la FNSEA, qui continue de nier, avec en tête Xavier Beulin, son patron, le lien entre l’exposition aux pesticides et certains cancers ou maladies neurodégénératives. Le déni de la FNSEA est tel que le syndicat agricole a voté contre la création d’un nouveau tableau de maladie professionnelle, associant l’utilisation de poisons agricoles (encore appelés « produits phytosanitaires ») et la maladie de Parkinson ! La commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture (COSMAP), lors de sa réunion du 1er juin 2011, a, cependant, adopté la proposition  par 19 voix contre 4 (FNSEA et Coop de France !) et une abstention  !

http://www.fnafcgt.fr/IMG/pdf/07-11_PARKINSON.pdf

Comment expliquer ce déni ? Je ne vois qu’une explication : les liens intimes (et notamment financiers) qui unissent certains dirigeants de la FNSEA et des coopératives agricoles aux fabricants d’ « élixirs de mort », pour reprendre l’expression de Rachel Carson dans Le printemps silencieux. Comme je l’ai déjà écrit sur ce Blog, il serait pourtant temps qu’ils se réveillent, car la roue tourne, et continuer dans le déni pourrait leur coûter très cher…

Hier matin, en tout cas, les membres de Phyto Victimes, qui ont désormais un site internet (http://www.phyto-victimes.fr/) ont mené une série d’actions au salon de l’agriculture. Les connaissant personnellement, car j’ai raconté leur histoire dans Notre poison quotidien, je reproduis ici les pages que j’ai consacrées à chacun d’entre eux dans mon livre, avec des photos prises par Olivier Picard au salon de l’agriculture.

Photo : Gilbert Vendé,atteint de la maladie de Parkinson, et reconnu en maladie professionnelle

Extrait de Notre poison quotidien

« Qu’on n’aille pas me dire que la maladie de Parkinson est une maladie de vieux : moi, je l’ai eue à quarante-six ans ! » Aujourd’hui âgé de cinquante-cinq ans, Gilbert Vendé est un ancien salarié agricole qui a participé en janvier 2010 à l’appel de Ruffec. Avec une grande difficulté d’élocution, caractéristique des parkinsoniens, il a raconté son histoire, provoquant l’attention émue de l’auditoire. Il travaillait comme chef de cultures sur une grande exploitation (1 000 hectares) de la « Champagne berrichonne », lorsqu’en 1998, il a été victime d’une intoxication aiguë au Gaucho.

Maladie de Parkinson et Gaucho : le cas exemplaire de Gilbert Vendé

Les amateurs de miel ont sans doute entendu parler de ce produit à base d’imidaclopride fabriqué par la firme Bayer, qui a fait des « milliards de victimes », pour reprendre les mots de Fabrice Nicolino et François Veillerette, évoquant bien sûr les indispensables butineuses[i]. De fait, mis sur le marché en France en 1991, cet insecticide dit « systémique » est un redoutable tueur : appliqué sur les semences, il pénètre dans la plante par la sève pour empoisonner les ravageurs de la betterave, du tournesol ou du maïs, mais aussi tout ce qui ressemble de près ou de loin à un insecte piqueur-suceur, y compris les abeilles. On estime qu’entre 1996 et 2000, quelque 450 000 ruches ont purement et simplement disparu en France notamment du fait de son utilisation et de celle d’autres produits insecticides[ii].

Il faudra la ténacité des syndicats d’apiculteurs, qui saisiront la justice, et les travaux courageux de deux scientifiques – Jean-Marc Bonmatin, du CNRS, et Marc-Édouard Colin, de l’INRA – pour qu’un avis du Conseil d’État parvienne à faire plier le ministère français de l’Agriculture[1]. Celui-ci finira par interdire le Gaucho en 2005, malgré les manœuvres de certains de ses hauts fonctionnaires pour soutenir jusqu’au bout son fabricant. Parmi eux, ou plutôt parmi « elles » : Marie Guillou, directrice de la très puissante Direction générale de l’alimentation (DGAL) de 1996 à 2000 (que nous avons déjà croisée dans l’affaire de Dominique Marchal, quand elle dirigeait en 2005 l’Institut national de la recherche agronomique – voir supra, chapitre 4) ; et Catherine Geslain-Lanéelle, qui lui a succédé à la DGAL de 2000 à 2003, en y faisant preuve d’un zèle tout à fait remarquable : elle refusa de communiquer le dossier d’autorisation de mise sur le marché du Gaucho au juge Louis Ripoll, alors qu’il perquisitionnait au siège de la DGAL après l’ouverture d’une instruction ! En juillet 2006, cette haute fonctionnaire sera nommée à la tête de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) à Parme, où je la rencontrerai en janvier 2010 (voir infra, chapitre 15)[iii].

Ce bref rappel historique était nécessaire pour comprendre à quel point les décisions – ou non-décisions – de ceux qui nous gouvernent ont des répercussions directes sur la vie des citoyens qu’ils sont censés servir : en l’occurrence, les manœuvres dilatoires pour maintenir le Gaucho sur le marché, en niant sa toxicité malgré les preuves accablantes, ont contribué à mettre quelque 10 000 apiculteurs sur le carreau[2] et ont rendu malades un certain nombre d’agriculteurs, comme Gilbert Vendé.

En effet, après avoir « inhalé toute une journée du Gaucho » en octobre 1998, le salarié agricole souffre de violents maux de tête, accompagnés de vomissements. Il consulte son médecin, qui confirme l’intoxication ; puis il reprend peu après le travail, « comme si de rien n’était ». « Pendant des années, j’ai pulvérisé des dizaines de produits, a-t-il expliqué à Ruffec. J’étais certes enfermé dans une cabine, mais je refusais de mettre le masque à gaz, parce que c’est insupportable de passer des heures comme cela, on a l’impression d’étouffer. » Un an après son intoxication, Gilbert Vendé ressent régulièrement d’insoutenables douleurs à l’épaule : « C’était si fort que je descendais du tracteur pour me rouler par terre », a-t-il expliqué. En 2002, il décide de consulter une neurologue à Tours, qui l’informe qu’il a la maladie de Parkinson. « Je n’oublierai jamais ce rendez-vous, a raconté l’agriculteur, la voix voilée par l’émotion, car la spécialiste a carrément dit que ma maladie pouvait être due aux pesticides que j’avais utilisés. »

Il y a fort à parier que cette neurologue connaissait la « littérature scientifique abondante suggérant que l’exposition aux pesticides augmente le risque d’avoir la maladie de Parkinson », ainsi que l’écrit Michael Alavanja[iv]. Dans sa revue systématique de 2004, l’épidémiologiste de l’Institut du cancer de Bethesda cite une trentaine d’études de cas-témoins qui montrent un lien statistiquement significatif entre cette affection neurodégénérative et l’exposition chronique aux « produits phytos » (organochlorés, organophosphorés, carbamates), notamment à des molécules très utilisées, comme le paraquat, le maneb, la dieldrine ou la roténone. Deux ans plus tard, lorsqu’avec son collègue Aaron Blair, le chercheur a analysé une première série de données provenant de l’Agricultural Health Study, il est parvenu à des conclusions similaires.

En effet, cinq ans après leur inclusion dans la méga-cohorte, 68 % des participants (57 251) ont été interrogés. Entre-temps, soixante-dix-huit nouveaux cas de maladie de Parkinson (cinquante-six applicateurs de pesticides et vingt-deux conjoints) avaient été diagnostiqués, s’ajoutant aux quatre-vingt-trois cas enregistrés lors de l’« enrôlement » (soixante applicateurs et vingt-trois conjoints). Les résultats de l’étude montrent que la probabilité de développer la maladie de Parkinson augmente avec la fréquence d’utilisation (le nombre de jours par an) de neuf pesticides spécifiques, le risque pouvant être multiplié par 2,3. Dans leurs conclusions, les auteurs notent que « le fait d’avoir consulté un médecin à cause des pesticides ou d’avoir vécu un incident provoqué par une forte exposition personnelle est associé à un risque accru[v] ». En lisant cela, j’ai bien sûr pensé à Gilbert Vendé, car tout indique que son intoxication aiguë au Gaucho fut une circonstance aggravante qui a accéléré le processus pathologique, initié par l’exposition chronique aux pesticides.

Quant à la suite de son histoire, elle ressemble étrangement à celles que j’ai déjà racontées. Devant le refus de la MSA de lui accorder le statut de maladie professionnelle, au motif que la maladie de Parkinson ne figure pas dans les fameux tableaux professionnels, l’agriculteur s’est tourné vers le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles d’Orléans, qui a émis un avis défavorable. Il saisit alors le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bourges, qui finalement lui donne raison en mai 2006. Pour fonder sa décision, le TASS s’appuie sur un avis favorable émis par le CRRMP de Clermont-Ferrand, qui n’a manifestement pas fait la même lecture de la littérature scientifique disponible que son homologue d’Orléans.

À l’époque, Gilbert Vendé est le deuxième agriculteur atteint de la maladie de Parkinson à être reconnu en maladie professionnelle. Quatre ans plus tard, ils étaient « une dizaine », d’après les statistiques de la MSA fournies par le docteur Jean-Luc Dupupet. L’agriculteur berrichon a alors quitté son « pays d’origine » pour s’installer à Paris, où il travaille comme bénévole à l’association France Parkinson. « Pourquoi ?, a-t-il interrogé lors de la réunion de Ruffec. Tout simplement parce que dans la capitale je vis incognito, je suis libre ! Je serais dans ma campagne, on me montrerait du doigt. Je ne pourrais pas vivre… »


[1]Il faut noter que la couleur politique n’a rien changé à l’affaire : l’immobilisme des deux ministres de l’Agriculture concernés, le socialiste Jean Glavany (octobre 1998-février 2002) et le RPR Hervé Gaymard (mai 2002-novembre 2004), fut strictement identique.

[2] On estime qu’entre 1995 et 2003, la production française de miel est passée de 32 000 à 16 500 tonnes. Au même moment, un autre insecticide tout aussi toxique, le Régent de BASF, décimait également les abeilles. Il a été aussi interdit en 2005.


Notes du chapitre 6

[i] Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, op. cit., p. 56.

[ii] « Le gaucho retenu tueur officiel des abeilles. 450 000 ruches ont disparu depuis 1996 », Libération, 9 octobre 2000.

[iii] Pour plus de détails sur la carrière de Catherine Geslain-Lanéelle, voir Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, op. cit., p. 60.

[iv] Michael Alavanja et alii, « Health effects of chronic pesticide exposure : cancer and neurotoxicity », loc. cit., p. 155-197.

[v] Freya Kamel, Caroline Tanner, Michael Alavanja, Aaron Blair et alii, « Pesticide exposure and self-reported Parkinson’s disease in the Agricultural Health Study », American Journal of Epidemiology, 2006, vol. 165, n° 4, p. 364-374.

Photo: Catherine Marchal, deuxième à gauche

Extrait de Notre poison quotidien

Seuls contre tous

« J’avais toujours entendu dire qu’il y avait du benzène dans les produits phytos, a raconté Dominique Marchal lors de la rencontre de Ruffec, et j’ai pensé que je n’aurais pas de mal à obtenir le statut de maladie professionnelle. Ce fut une grave erreur ! » À ses côtés, sa femme Catherine avait opiné du chef, d’un air entendu. En effet, en décembre 2002, le couple adresse une demande de reconnaissance à la Mutualité sociale agricole en invoquant le tableau 19 des maladies professionnelles du régime agricole. La MSA classe le dossier sans suite, au motif que le benzène n’apparaît pas dans les fiches de sécurité des pesticides utilisés par le céréalier entre 1986 et 2002, soit la bagatelle de deux cent cinquante produits, dont il avait eu la bonne idée de garder les factures. Inutile de préciser que s’il avait été un « agriculteur bordélique », pour reprendre ses termes, il n’aurait eu que ses « yeux pour pleurer ».

Comme on l’a vu avec l’affaire de Paul François, les fabricants ne sont pas tenus de déclarer les adjuvants qui interviennent dans la formulation à moins de 7 % et, quand ils le font, c’est au mieux sous la vague appellation de « solvant aromatique » ou de « dérivé de produits pétroliers ». De plus, pour justifier sa décision, la MSA invoque un rapport établi par le docteur François Testud, médecin du travail et toxicologue au centre antipoison de Lyon, qui affirme que « les hydrocarbures pétroliers utilisés pour mettre en solution certaines matières actives sont exempts de benzène depuis le milieu des années 1970 ». Interrogé plus tard sur sa grossière « erreur » par L’Express, l’expert, qui une fois de plus fait le jeu de l’industrie, bottera en touche : « Il s’agit d’une imprécision, argumentera-t-il. J’aurais dû indiquer que le benzène n’était pas présent dans des proportions comportant un risque pour la santé[v]. »

Enfin, enfonçant le clou, la mutuelle souligne que l’activité professionnelle invoquée par Dominique Marchal, à savoir l’épandage de pesticides, ne fait pas partie de la « liste indicative des travaux susceptibles de provoquer la maladie », ainsi que stipulée dans la colonne de droite du tableau 19 : « Préparation et emploi des vernis, peintures, émaux, mastics, colles, encres, produits d’entretien renfermant du benzène. »

Devant le refus de la MSA, le couple Marchal décide de saisir le tribunal des affaires de sécurité sociale d’Épinal, qui nomme un toxicologue incapable de faire avancer le dossier car il butte toujours sur le même problème : l’absence de données concernant la composition exacte des pesticides utilisés. « J’étais découragé et je voulais tout abandonner, a raconté l’agriculteur lorrain. Mais ma femme ne voulait pas lâcher ! » Et comment ! Le récit de Catherine a littéralement bouleversé l’audience de Ruffec, tant il est incroyable !

D’abord, persuadée que le benzène est bien la cause de la grave maladie de son mari, elle décide de solliciter Christian Poncelet, sénateur des Vosges et président du Sénat, lequel s’adresse à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Dans un courrier daté du 28 janvier 2005, sa présidente Marie Guillou refuse d’intervenir en arguant que « la composition intégrale des produits phytosanitaires est soumise au secret industriel[v] » ! Le lecteur a bien lu : la présidente d’un institut public, dont les liens avec les fabricants de pesticides sont un secret de polichinelle, refuse de venir en aide à un agriculteur malade en invoquant un « secret industriel » qui n’a d’autre justification que de protéger les intérêts privés de ces fabricants.

Mais Catherine effectivement ne lâche pas. Encouragée par l’avocate du couple, Me Marie-José Chaumont, elle décide de mener elle-même l’enquête. Munie des noms des molécules que son mari a utilisées et de… gants à vaisselle, elle fait le tour des fermes avoisinantes pour récupérer des échantillons qu’elle transvase minutieusement dans des pots à confiture. Elle parvient ainsi à récupérer seize « élixirs de mort ». Reste à les faire analyser. Plusieurs laboratoires refusent d’exécuter la délicate mission, mais la société Chem Tox d’Illkirch, dans la banlieue de Strasbourg, accepte[v]. « La moitié des pesticides analysés contenaient du benzène, a conclu Catherine Marchal, sous les applaudissements des participants de l’appel de Ruffec. À partir de là, nous savions que l’affaire était gagnée ! »

De fait, dans son jugement du 18 septembre 2006, le TASS des Vosges a classé le syndrome myéloprolifératif de Dominique Marchal en maladie professionnelle. Après Sylvain Médard, le technicien de la coopérative agricole picarde, il était le deuxième utilisateur de pesticides à obtenir ce statut. La décision courageuse du TASS lorrain a ouvert la voie pour d’autres paysans atteints de leucémies. D’après le docteur Jean-Luc Dupupet, quatre ans plus tard, quatre d’entre eux ont obtenu le statut de maladie professionnelle, comme Yannick Chenet, qui avait fait l’énorme effort de participer à la rencontre de Ruffec.

Photo : Caroline Chénet, veuve de Yannick Chénet, décédé en janvier 2011 d’une leucémie, reconnue comme une maladie professionnelle.

Extrait de Notre poison quotidien

Le témoignage de cet agriculteur qui exploite une ferme à Saujon (Charente-Maritime), comprenant soixante hectares de céréales et six hectares et demi de vignes pour la production de cognac, a une fois de plus bouleversé l’assistance. Après avoir développé une « leucémie myéloïde de type 4 » en octobre 2002, il subit « une greffe de moelle osseuse, qui n’était pas compatible à 100 % », a-t-il expliqué, avec une grande difficulté d’élocution. « Mon corps réagit contre le greffon et, aujourd’hui, je souffre d’une rétraction des tendons et de sclérodermie de la peau, sécheresse des yeux et plein d’autres problèmes… » Reconnu en maladie professionnelle en 2006, l’agriculteur touche certes une pension d’invalidité, mais doit continuer à faire tourner sa ferme et, pour cela, il a dû embaucher un salarié. « Toutes les économies que nous avions pu faire avant ma maladie ont été injectées dans l’entreprise pour tenter de la sauver, mais là, avec ma femme, nous sommes au bout du rouleau… J’aimerais savoir à quoi j’ai droit pour pouvoir m’en sortir[v]… »

« La seule chose que vous puissiez faire, a répondu en substance Me François Lafforgue, l’avocat de Paul François, c’est de porter plainte contre les fabricants pour obtenir une compensation financière qui vous permettrait de payer le salarié dont vous avez besoin. Ce n’est pas facile et l’issue est incertaine, mais plus vous serez nombreux à le faire, plus vous aurez la chance d’obtenir réparation du préjudice que vous avez subi. C’est ce qui s’est passé avec les victimes de l’amiante qui, en s’organisant et en portant systématiquement plainte, ont fini par être indemnisées… »

Photo: Jean-Marie Dion, atteint d’un myélome multiple (premier à droite)

Extrait de Notre poison quotidien

La première fois que j’ai entendu parler de cette pathologie, qui représente 1 % des cancers et dont les chances de survie sont très faibles, c’était à Ruffec, par la voix de Jean-Marie Desdion, un producteur de maïs venu spécialement du Cher. Accompagné de son épouse, il avait raconté son calvaire, qui a commencé en 2001 avec la rupture spontanée et brutale des deux humérus, suivie de la disparition de la moitié des côtes. Le diagnostic est sans appel : « Myélome multiple à chaînes légères. » Hospitalisé à l’hôpital parisien de l’Hôtel-Dieu, le céréalier subit deux autogreffes de moelle osseuse, puis des traitements très lourds – chimiothérapie, radiothérapie et corticothérapie – à l’hôpital Georges-Pompidou. « Pour finir, a-t-il expliqué, j’ai reçu un don de cellules souches, qui m’ont été injectées dans une chambre stérile, après destruction totale de ma moelle osseuse. Ce fut un long processus, très éprouvant… Aujourd’hui, je vais mieux, mais d’un point de vue professionnel, je me retrouve dans une situation inextricable : j’ai entrepris les démarches pour obtenir le statut de maladie professionnelle et, en attendant, c’est très dur. En effet, j’ai touché des indemnités journalières pendant trois ans, comme c’est prévu par mon contrat d’assurance. Et puis après, plus rien… Le paradoxe, c’est que je ne rentre dans aucune case : normalement, après trois ans d’arrêt-maladie, on est soit mort, soit guéri. Comme je ne suis ni l’un ni l’autre, je dois travailler et faire tourner mon exploitation, ce qui est vraiment très difficile. »

Encouragé par son avocat, Me François Lafforgue – qui est aussi celui de Paul François –, Jean-Marie Desdion a décidé de porter plainte contre Monsanto. « Paul et moi avons beaucoup de choses en commun, a expliqué l’agriculteur du Cher avec un sourire. Comme nous sommes tous les deux producteurs de maïs, nous avons beaucoup utilisé le Lasso. La différence, c’est que lui a été victime d’une intoxication aiguë et moi d’une intoxication chronique. Pourtant, je suivais toutes les recommandations de la MSA, qui préconisait d’échelonner les traitements le plus possible dans le temps. En général, mes applications de Lasso duraient deux à trois semaines, à raison de deux ou trois heures par jour. C’était une erreur fondamentale… »

Je me souviens du sentiment de colère sourde qui m’a envahie quand j’ai entendu Jean-Marie Desdion raconter son histoire. En relisant les notes que j’avais prises ce jour-là, j’ai retrouvé une question soulignée de deux traits rageurs : combien sont-ils, aujourd’hui, à mourir de cancer sur les fermes de France et de Navarre ? Le saura-t-on jamais ? « À ce jour, une trentaine d’études épidémiologiques ont exploré le risque de tumeur cérébrale en milieu agricole et la majorité d’entre elles met en évidence une élévation de risque, de l’ordre de 30 % », écrivent Isabelle Baldi et Pierre Lebailly, deux spécialistes français de médecine agricole, dans un article publié en 2007, « Cancer et pesticides[v] ». Ils confirmaient ainsi les conclusions de la revue systématique canadienne, qui notait que parmi les tumeurs dites « solides », celle qui frappait le plus les agriculteurs était le cancer du cerveau.

Isabelle Baldi, qui travaille au Laboratoire de Santé travail environnement de l’université de Bordeaux, et Pierre Lebailly, du Groupe régional d’études sur le cancer de l’université de Caen (GRECAN), connaissent particulièrement bien le sujet, puisqu’ils ont participé à l’étude CEREPHY (comme tumeurs CÉRÉbrales et produits PHYtosanitaires), publiée en 2007 dans la revue Occupational and Environmental Medicine[v]. Conduite en Gironde, cette étude de cas-témoins a examiné le lien entre l’exposition aux pesticides et les maladies du système nerveux central : 221 patients atteints de tumeurs bénignes ou malignes, diagnostiquées entre le 1er mai 1999 et le 1er avril 2001, ont été comparés à un groupe de 422 témoins ne présentant pas les pathologies étudiées et tirés au sort sur les listes électorales du département (l’âge et le sexe ont bien sûr été pris en considération). Parmi les patients, dont l’âge moyen était de cinquante-sept ans, 57 % étaient des femmes ; et 47,5 % souffraient d’un gliome, 30,3 % d’un méningiome, 14,9 % d’un neurinome de l’acoustique et 3,2 % d’un lymphome cérébral.

Lors d’entretiens réalisés au domicile des participants ou à l’hôpital, les psychologues enquêteurs ont soigneusement évalué les modalités de l’exposition aux pesticides, en les classant par catégories : activité de jardinage, traitement des plantes d’intérieur, pulvérisation sur les vignes ou, tout simplement, résidence près des cultures traitées. Ils ont aussi noté les autres facteurs qui pouvaient contribuer à l’apparition de la maladie, comme les antécédents familiaux, l’utilisation d’un téléphone portable ou de solvants, etc. Les résultats sont sans ambigüité : les viticulteurs, qui utilisent massivement les « produits phytopharmaceutiques »[v] – comme j’ai pu le vérifier lors de ma visite au lycée agricole de Pézenas –, présentent un risque deux fois plus élevé d’être atteints d’une tumeur cérébrale (OR : 2,16) et trois fois plus élevé d’avoir un gliome (OR : 3,21). De même, les personnes qui traitent régulièrement leurs plantes d’intérieur avec des pesticides ont deux fois plus de « chance » de contracter une tumeur cérébrale (OR : 2,21).

Photos: Paul François qui vient de gagner son procès contre Monsanto (lire sur ce blog)

Photo: Denis Camus, atteint d’un lymphome non hodgkinien, reconnu en maladie professionnelle

Inde: les semences du suicide

Je profite, une fois de plus, des mensonges proférés par les lobbyistes de l’industrie,  pour rappeler l’échec patent du coton transgénique en Inde, notamment pour les petits producteurs qui représentent l’immense majorité des paysans du pays.

Aujourd’hui, un paysan se suicide toutes les trente minutes dans le sous-continent, ainsi que l’ont confirmé de nombreux rapports, dont l’un a été rédigé par le Centre des droits de l’homme de l’Université de New York. Je recommande aux anglophones d’écouter cette interview de Smita Narula, co-auteure du rapport. Elle y évoque notamment le rôle des OGM dans la recrudescence des suicides chez les paysans indiens:
http://www.treehugger.com/green-food/indian-farmer-suicides-one-every-30-minutes.html

A lire aussi cet article proposé par un commentateur sur mon blog:

http://www.affaires-strategiques.info/spip.php?article4519

Pour ma part, je mets en ligne une partie du chapitre que j’ai consacré à ce drame dans mon livre Le monde selon Monsanto – on estime que plus de 210 000 paysans indiens se sont suicidés au cours des treize dernières années, avec une augmentation considérable après l’introduction des OGM. J’ai illustré cet extrait de mon ouvrage avec des photos du tournage. Depuis mon voyage en Inde, fin 2006, Monsanto a reconnu l’échec de son coton BT, les insectes étant devenus résistants à l’OGM insecticide, un phénomène que tous les entomologistes indépendants avaient prévu et qui caractérise aussi, aujourd’hui, les cultures de maïs transgénique aux Etats Unis (Le Monde, 31/8/2011). C’est ce qu’a confirmé une nouvelle étude réalisée par le biologiste américain Aaron Gassman de Iowa State University:

http://www.ent.iastate.edu/dept/faculty/gassmann/

Gassmann, A. J.,  Petzold-Maxwell, J. L., Keweshan, R. S., and Dunbar, M. W.  2011.  Field-evolved resistance to Bt maize by western corn rootworm.  PLoS ONE 6(7): e22629. doi:10.1371/journal.pone.0022629.

http://ogm.greenpeace.fr/grande-premiere-en-inde-monsanto-avoue-l-echec-de-son-coton-bt

http://www.combat-monsanto.org/spip.php?article576

EXTRAIT DE LE MONDE SELON MONSANTO

En ce mois de décembre 2006, à peine sommes-nous arrivés que le cortège funèbre apparaît au détour d’une ruelle blanchie à la chaux, déchirant la torpeur de ce petit village indien écrasé par le soleil. Vêtus du costume traditionnel — tunique et pantalon de coton blanc —, les joueurs de tambour ouvrent la marche qui se dirige vers la rivière toute proche où le bûcher a déjà été dressé. Au milieu du cortège, des femmes en pleurs s’accrochent désespérément à de robustes jeunes gens au regard sombre, qui portent à bout de bras une civière recouverte de fleurs flamboyantes. Saisie d’émotion, j’aperçois le visage juvénile du mort qui émerge d’un drap blanc : paupières fermées, nez aquilin et moustache brune, je n’oublierai jamais cette image fugitive qui entache d’infamie les « belles promesses » de Monsanto.

« Trois suicides par jour »

« Pouvons-nous filmer ? », demandé-je, prise d’un doute subit, alors que mon cameraman m’interroge d’un signe de tête. « Bien sûr », me répond Kate Tarak , un agronome qui dirige une ONG spécialisée dans l’agriculture biologique et qui m’accompagne tout au long de ce périple dans la région cotonnière de Vidarbha, située dans l’État du Maharashtra, au sud-ouest de l’Inde . « C’est pour cela que Kishor Tiwari nous a emmenés dans ce village. Il savait qu’il y aurait les funérailles d’un paysan qui s’est suicidé… »

Kishor Tiwari est le leader du Vidarbha Jan Andolan Samiti (VJAS), un mouvement paysan dont les membres sont harcelés par la police parce qu’ils ne cessent de dénoncer le « génocide » que provoquerait le coton transgénique « Bt » dans cette région agricole autrefois réputée pour la qualité de son « or blanc ». Quand il entend la réponse de Kate Tarak, il opine du chef : « Je ne vous avais rien dit pour des raisons de sécurité. Les villageois nous informent dès qu’un agriculteur s’est suicidé, et nous participons à tous les enterrements. Actuellement, dans la région, il y a en moyenne trois suicides par jour. Ce jeune homme a bu un litre de pesticide. C’est comme cela que les paysans mettent fin à leurs jours : ils utilisent les produits chimiques que le coton transgénique était censé leur épargner… »

Tandis que le cortège s’éloigne vers la rivière où le corps du jeune supplicié sera bientôt incinéré, un groupe d’hommes s’approche de mon équipe de tournage. Les regards sont méfiants, mais la présence de Kishor les rassure : « Dites au monde que le coton Bt est un désastre, s’enflamme un vieil homme. Dans notre village, c’est le deuxième suicide depuis le début de la moisson, ça ne peut qu’empirer, car les semences transgéniques n’ont rien donné !

– Ils nous ont menti, renchérit le chef du village. Ils avaient dit que ces semences magiques allaient nous permettre de gagner de l’argent, mais nous sommes tous endettés et la récolte est nulle ! Qu’allons nous devenir ? »

Nous nous dirigeons ensuite vers le village tout proche de Bhadumari, où Kishor Tiwari veut me présenter une veuve de vingt-cinq ans dont le mari s’est suicidé trois mois plus tôt. « Elle a déjà reçu un journaliste du New York Times[i], m’explique le leader paysan, et elle est prête à témoigner de nouveau. C’est très rare, car en général, les familles ont honte… » Très digne dans son sari bleu, la jeune femme nous reçoit dans la cour de sa modeste maison de terre battue, entourée de ses deux fils, âgés de trois ans et dix mois. Le plus petit s’est assoupi dans un hamac qu’elle balance d’un geste de la main au fil de la conversation, tandis que, debout derrière elle, sa belle-mère exhibe sans mot dire la photo de son défunt fils. « Il s’est tué ici même, murmure la jeune veuve. Il a profité de mon absence pour boire un bidon de pesticide. Quand je suis arrivée, il agonisait… Nous n’avons rien pu faire. »

En l’écoutant, je repense à un article paru dans The International Herald Tribune en mai 2006, où un médecin décrivait le calvaire des victimes expiatoires de l’épopée transgénique : « Les pesticides agissent sur le système nerveux ; d’abord, elles ont des convulsions, puis les produits chimiques commencent à attaquer l’estomac, qui se met à saigner, ensuite elles ont de graves difficultés respiratoires, enfin elles souffrent d’un arrêt cardiaque[ii]. »

Anil Kondba Shend, l’époux de la jeune veuve, avait trente-cinq ans. Il cultivait « trois acres et demie », soit un peu plus d’un hectare de terres. En 2006, il avait décidé d’essayer les fameuses semences du coton Bt de Monsanto, baptisées « Bollgard », tant vantées par la publicité télévisée de la firme où l’on voyait des chenilles dodues terrassées par les plants de coton transgénique : « Bollgard vous protège ! Moins d’épandage, plus de profit ! Les semences de coton Bollgard : le pouvoir de vaincre les insectes ! » Pour se procurer les précieuses semences, vendues quatre fois plus chères que les graines conventionnelles, le paysan avait dû emprunter : « À trois reprises, se souvient sa veuve, car à chaque fois qu’il a semé les graines, elles n’ont pas résisté à la pluie. Je crois qu’il devait aux négociants 60 000 roupies[1]… Je ne l’ai jamais vraiment su, car les semaines qui ont précédé sa mort, il ne parlait plus… Il était obsédé par sa dette.

– Qui sont les négociants ?, ai-je demandé.

– Ceux qui vendent les semences transgéniques, m’a répondu Kishor Tiwari. Ils fournissent aussi les engrais, les pesticides et prêtent de l’argent à des taux usuriers. Les agriculteurs sont enchaînés aux négociants de Monsanto par la dette…

– C’est un cercle vicieux, ajoute Kate Tarak, un désastre humain. Le problème, c’est que les OGM ne sont pas du tout adaptés à nos sols, car dès qu’arrive la mousson, ils regorgent d’eau. De plus, les OGM rendent les paysans complètement dépendants des forces du marché : non seulement ils doivent payer leurs semences beaucoup plus cher, mais ils doivent aussi acheter des engrais — sans lesquels la culture est vouée à l’échec — et des pesticides, car Bollgard est censé protéger contre les attaques du “ver américain de la capsule” (un insecte ravageur du coton), mais pas contre les autres insectes suceurs. Si vous ajoutez à cela que, contrairement à ce qu’affirme la publicité, Bollgard ne suffit pas à repousser les vers américains, alors c’est la catastrophe, car il faut, en plus, utiliser des insecticides.

– Monsanto dit que les OGM sont adaptés aux petits paysans : qu’en pensez-vous ?, dis-je, en repensant aux affirmations de la firme dans son Pledge de 2006.

– Notre expérience prouve que c’est un mensonge, s’insurge l’agronome. Dans le meilleur des cas, elles peuvent convenir aux gros paysans qui possèdent les meilleures terres et ont les moyens de les drainer ou de les irriguer, selon les besoins, mais pas aux petits qui représentent 70 % de la population de ce pays !

– Regardez ! », intervient Kishor Tiwari, en déployant une carte monumentale qu’il est allé chercher dans le coffre de sa voiture.

La vision est saisissante : à tout touche, des têtes de mort recouvrent ce qu’on appelle, à Vidarbha, la « ceinture du coton ». « Ce sont tous les suicidés que nous avons enregistrés entre juin 2005, date de l’introduction du coton Bt dans l’État du Maharashtra, et décembre 2006, m’explique le leader paysan. Cela fait 1 280 morts. Un toutes les huit heures ! En revanche, ici en blanc, c’est la zone où l’on produit du riz : vous voyez qu’il n’y a pratiquement pas de suicides ! C’est pourquoi nous disons que le coton Bt est en train de provoquer un véritable génocide[2]… »

Plongé sur la carte, qu’il découvre en même temps que moi, Kate Tarak me montre un petit espace où il n’y a pas de têtes de mort : « C’est le secteur de Ghatanji, dans le district de Yavatmal, m’explique-t-il avec un sourire. C’est là que mon association promeut la culture biologique auprès de cinq cents familles, réparties dans vingt villages. Vous voyez, nous n’avons pas de suicidés…

– Certes, dis-je, mais le suicide des producteurs de coton n’est pas un phénomène nouveau, il existait avant l’arrivée des OGM ?

– C’est vrai, me répond l’agronome. Mais avec le coton Bt, il s’est considérablement accentué. On constate la même évolution dans l’État de l’Andhra Pradesh, qui fut le premier à autoriser les cultures transgéniques, avant d’entrer en conflit avec Monsanto. »

Selon le gouvernement du Maharashtra, 1 920 paysans se sont suicidés entre le 1er janvier 2001 et le 19 août 2006 dans tout l’État, ce qui confirme l’accélération du phénomène après l’arrivée des semences Bt sur le marché en juin 2005[iii].

Hold-up sur le coton indien

Avant de m’envoler vers l’immense État de l’Andhra Pradesh, situé au Sud-est de l’Inde, Kishor Tiwari tient à me montrer le marché du coton de Pandharkawada, l’un des plus grands du Maharashtra. Sur la route qui y conduit, nous croisons une colonne de charrettes chargées de sacs de coton et tirées par des buffles. « Je vous préviens, me dit Kishor Tiwari, le marché est au bord de l’explosion. Les paysans sont exténués : les rendements ont été catastrophiques et le cours du coton n’a jamais été aussi bas. C’est le résultat des subventions que l’administration américaine accorde à ses agriculteurs, ce qui a un effet de dumping sur les prix internationaux[3]. »

À peine avons-nous franchi l’imposant portail du marché que nous sommes assaillis par des centaines de producteurs de coton en colère qui nous encerclent au point que nous ne pouvons plus bouger. « Cela fait plusieurs jours que nous sommes là avec notre récolte, dit l’un d’entre d’eux, en brandissant une balle de coton dans chaque main. Les négociants nous proposent un prix si bas que nous ne pouvons pas accepter. Nous avons tous une dette à payer…

– À combien s’élève votre dette ?, demande Kate Tarak.

– 52 000 roupies », répond le paysan.

S’ensuit une scène hallucinante où spontanément des dizaines de paysans clament, à tour de rôle, le montant de leur dette : « 50 000 roupies… 20 000 roupies… 15 000 roupies… 32 000 roupies… 36 000 roupies… » Rien ne semble pouvoir arrêter cette litanie qui parcourt la foule comme une irrésistible lame de fond.

« Nous ne voulons plus de coton Bt !, crie un homme que je ne parviens même pas à distinguer.

– Non !, rugissent des dizaines de voix.

– Combien d’entre vous ne vont pas replanter du coton Bt l’année prochaine ? », insiste Kate Tarak, visiblement très ému.

Se lève alors une forêt de mains que, par miracle, Guillaume Martin, le cameraman, parvient à filmer, alors que nous sommes littéralement écrasés au cœur de cette marée humaine, ce qui rend le tournage extrêmement difficile. « Le problème, soupire Kate Tarak, c’est que ces paysans auront beaucoup de mal à trouver des semences de coton non transgéniques, car Monsanto contrôle la quasi-totalité du marché… »

De fait, dès le début des années 1990, au moment où elle jetait son dévolu sur le Brésil, premier producteur mondial de soja (voir chapitre précédent), la firme de Saint-Louis préparait minutieusement le lancement de ses OGM en Inde, troisième producteur mondial de coton après la Chine et les États-Unis. Plante éminemment symbolique au pays du Mahatma Gandhi, qui fit de sa culture le fer de lance de sa résistance non-violente à l’occupant britannique, le coton est cultivé depuis plus de 5 000 ans dans le sous-continent indien. Aujourd’hui, il fait vivre plus de 17 millions de familles, principalement dans les États du Sud (Maharashtra, Gujerat, Tamil Nadu et Andhra Pradesh).

Implantée en Inde depuis 1949, la société Monsanto y représente l’un des premiers fournisseurs de produits « phytosanitaires », des herbicides et surtout des insecticides qui constituent un marché important, car le coton est très sensible à une foule de ravageurs comme le ver américain de la capsule, l’anthonome du cotonnier, la cochenille, l’araignée rouge, la chenille épineuse du cotonnier ou les pucerons. Avant l’avènement de la « révolution verte », qui poussa à la monoculture intensive du coton avec des variétés hybrides de haut rendement, les paysans indiens parvenaient à maîtriser l’attaque de ces insectes par un système de rotation des cultures et l’usage d’un insecticide biologique, obtenu à partir de feuilles de margousier. Les multiples propriétés thérapeutiques de cet arbre millénaire, appelé « neem » et vénéré comme l’« arbre gratuit » dans tous les villages du sous-continent, sont d’ailleurs tellement réputées qu’il a fait l’objet d’une dizaine de brevets déposés par des entreprises internationales. Des cas manifestes de biopiraterie qui ont conduit à d’interminables contentieux devant les offices de brevets. Ainsi, en septembre 1994, la firme chimique américaine W. R. Grace, une concurrente de Monsanto, obtenait-elle un brevet européen précisément sur la fonction fongicide du margousier, empêchant les entreprises indiennes de commercialiser leurs produits à l’étranger, sauf à payer des royalties à la multinationale, qui, par ailleurs, inonde le pays de pesticides chimiques[iv]

Or, ce sont ces mêmes pesticides chimiques qui ont provoqué la première vague de suicides chez les producteurs de coton endettés, à la fin des années 1990. De fait, l’usage intensif d’insecticides synthétiques a entraîné un phénomène bien connu des entomologistes : le développement de la résistance des insectes aux produits censés les combattre. Résultat : pour venir à bout des parasites, les paysans ont dû augmenter les doses et recourir à des molécules toujours plus toxiques. C’est tellement vrai qu’en Inde, alors que la culture du coton ne représente que 5 % des terres cultivées, celle-ci totalise, à elle seule, 55 % des pesticides utilisés.

L’ironie de l’histoire, c’est que Monsanto a su parfaitement tirer parti de cette spirale infernale que ses produits avaient contribué à créer et qui, conjuguée à la chute des cours du coton (passés de 98,2 dollars par tonne en 1995 à 49,1 en 2001), avait conduit à la mort des milliers de petits paysans : la firme a vanté les mérites du coton Bt comme l’ultime panacée, censée « réduire ou éliminer » l’usage de pesticides, ainsi que le proclame le site de sa filiale indienne.

Dès 1993, en effet, le leader des OGM négocie une licence d’utilisation de la technologie Bt avec la Maharashtra Hybrid Seeds Company (Mahyco), la principale entreprise semencière d’Inde. Deux ans plus tard, le gouvernement indien autorise l’importation d’une variété de coton Bt cultivée aux États-Unis (la « Cocker 312 », qui contient le gène « Cry1Ac »), pour que les techniciens de Mahyco puissent la croiser avec des variétés hybrides locales. En avril 1998, la firme de Saint-Louis annonce qu’elle a racheté 26 % des parts de Mahyco et qu’elle a créé avec son partenaire indien une joint-venture à 50-50, baptisée Mahyco Monsanto Biotech (MMB), destinée à la commercialisation des futures semences transgéniques de coton. Au même moment, le gouvernement indien autorise la multinationale à conduire les premiers essais en champ de coton Bt.

« Cette décision a été prise hors de tout cadre légal », dénonce Vandana Shiva, qui me reçoit dans les bureaux de sa Fondation de recherche pour la science, la technologie et l’écologie, à New Delhi, en décembre 2006. Physicienne et docteur en philosophie des sciences, cette figure internationale de l’altermondialisme a reçu en 1993 le « prix Nobel alternatif » pour son engagement en faveur de l’écologie et contre l’emprise des multinationales agrochimiques sur l’agriculture indienne. « En 1999, m’explique-t-elle, mon organisation a déposé un recours auprès de la Cour suprême pour dénoncer l’illégalité des essais réalisés par Mahyco Monsanto. En juillet 2000, alors que notre requête n’avait pas encore été examinée, ces essais ont été autorisés sur une plus grande échelle, à savoir sur une quarantaine de sites, répartis dans six États, mais les résultats n’ont jamais été communiqués, car on nous a dit qu’ils étaient confidentiels. Le Comité indien d’approbation du génie génétique avait demandé que soit testée la sécurité alimentaire des graines de coton Bt, utilisées comme fourrage pour les vaches et les buffles, et qui peuvent donc affecter la qualité du lait, ainsi que celle de l’huile de coton qui sert à la consommation humaine, mais cela n’a jamais été fait. En quelques années, Monsanto a réalisé un vrai hold-up sur le coton indien, avec la complicité des autorités gouvernementales, qui ont ouvert la porte aux OGM, en bafouant le principe de précaution que l’Inde avait pourtant toujours défendu.

– Comment cela fut-il possible ?, ai-je demandé.

– Ah !, soupire Vandana Shiva. Monsanto a fait un travail de lobbying considérable. Par exemple, en janvier 2001, une délégation américaine, composée de magistrats et de scientifiques, a rencontré fort opportunément le président de la Cour suprême, Justice A. S. Anand, à qui elle a vanté les bienfaits des biotechnologies, au moment où celui-ci devait se prononcer sur notre plainte. Dirigée par l’Institut Einstein pour la science, la santé et les tribunaux, elle lui a proposé de monter des ateliers pour former les juges sur la question des OGM[v]. Monsanto a aussi organisé plusieurs voyages à son siège de Saint-Louis, auxquels étaient invités des journalistes, des scientifiques et des juges indiens. De même, la presse a été largement sollicitée pour propager la bonne parole. Il est atterrant de voir le nombre de personnalités qui sont capables de défendre mordicus les biotechnologies, alors que manifestement elles n’y connaissent rien… »

Soit dit en passant, il n’y a pas que les « personnalités » indiennes qui sont tombées dans le panneau de Monsanto. Un communiqué de presse de la firme, daté du 3 juillet 2002, rapporte ainsi, avec une satisfaction évidente, qu’une « délégation européenne » a participé à un « tour » à Chesterfield Village, le centre de recherche sur les biotechnologies de Saint-Louis. « Cette délégation de visiteurs comptait des représentants des agences gouvernementales, d’organisations non gouvernementales, des institutions scientifiques, des agriculteurs, des consommateurs et des journalistes de douze pays qui s’intéressent aux biotechnologies et à la sécurité alimentaire », note l’auteur du communiqué[vi].

« Pensez-vous qu’il y a eu aussi des opérations de corruption ?, ai-je demandé à Vandana Shiva.

– Hum !, sourit cette dernière, en cherchant manifestement ses mots. Je n’en ai pas la preuve, mais je ne l’exclus pas. Regardez ce qui s’est passé en Indonésie… »

De fait, le 6 janvier 2005, la Security and Exchange Commission (SEC), l’organisme américain chargé de la réglementation et du contrôle des marchés financiers, déclenchait une double procédure contre la multinationale, accusée de corruption en Indonésie. D’après le procureur de la SEC, dont les conclusions sont consultables sur Internet[vii], les représentants de Monsanto à Jakarta auraient versé des pots de vin évalués à 700 000 dollars à cent quarante fonctionnaires indonésiens, entre 1997 et 2002, pour qu’ils favorisent l’introduction du coton Bt dans le pays. 374 000 dollars auraient ainsi été « offerts » à la femme d’un haut fonctionnaire du ministère de l’Agriculture pour la construction d’une demeure luxueuse. Ces donations généreuses auraient été couvertes par des fausses factures de vente de pesticides. De plus, en 2002, la filiale asiatique de la multinationale aurait versé 50 000 dollars à un haut fonctionnaire du ministère de l’Environnement pour qu’il fasse annuler un décret exigeant que soit évalué l’impact environnemental du coton Bt avant sa mise sur le marché. Loin de nier ces accusations, le leader des OGM a signé un arrangement à l’amiable avec la justice, en avril 2005, le condamnant à payer 1,5 million de dollars d’amende. « Monsanto accepte l’entière responsabilité pour ces conduites incorrectes, a déclaré Charles Burson, le chef du service juridique de la firme dans un communiqué de presse, nous regrettons sincèrement que des gens qui travaillent en notre nom se soient permis de se comporter de la sorte[viii]… »

Le dramatique échec du coton transgénique de Monsanto

Toujours est-il que le 20 février 2002, au grand dam des organisations écologistes et paysannes, le Comité d’approbation du génie génétique du gouvernement indien donne son feu vert aux cultures de coton Bt. Cela fait déjà belle lurette que les fameux négociants de Mahyco Monsanto Biotech sillonnent les campagnes du sous-continent pour vendre leurs produits transgéniques à un moment où la première vague de suicides décime les villages. Pour attirer le chaland, la firme ne lésine pas sur les moyens : elle engage une star de Bollywood pour vanter les OGM à la télévision (très regardée en Inde), tandis que des dizaines de milliers d’affiches sont apposées dans tout le pays où l’on voit des paysans tout sourire posant à côté d’un tracteur flambant neuf, prétendument acquis grâce aux bienfaits du coton Bt.

La première année, 55 000 paysans, soit 2 % des producteurs de coton indiens, acceptent de se lancer dans l’aventure transgénique. « J’ai entendu parler de ces semences miraculeuses qui allaient me libérer de l’esclavage des pesticides, témoigne en 2003 pour The Washington Post un paysan de vingt-six ans de l’Andhra Pradesh, l’un des premiers États à avoir autorisé la commercialisation des OGM (en mars 2002). La saison dernière, dès que je voyais les parasites arriver, je paniquais. J’ai pulvérisé des pesticides sur mes cultures au moins vingt fois, mais cette année, ce ne fut que trois fois[ix]. »

Indépendamment de cet avantage manifeste (qui, comme nous le verrons, disparaîtra rapidement en raison de la résistance développée par les insectes aux plantes Bt), le reste du tableau est beaucoup moins brillant, ainsi que le rapportent les paysans interrogés par The Washington Post, au terme de leur première récolte OGM : « J’ai été moins bien payé pour mon coton Bt, parce que les acheteurs ont dit que la longueur de sa fibre était trop courte, rapporte ainsi l’un d’entre eux. Les rendements n’ont pas augmenté, et comme le prix de la semence est si élevé, je me demande si cela valait la peine[x]. »

En effet, le brevetage des semences étant (pour l’heure) interdit en Inde, la firme de Saint-Louis ne peut pas faire appliquer le même système qu’en Amérique du Nord, à savoir exiger que les paysans rachètent tous les ans leurs semences sous peine de poursuite ; pour compenser ses « pertes », elle a donc décidé de se rabattre sur le prix des semences, en le quadruplant : alors qu’un paquet de 450 grammes coûte 450 roupies pour les semences conventionnelles, son prix s’élève à 1 850 roupies pour les OGM. Enfin, note mon confrère du Washington Post, « le ruineux ver américain n’a pas disparu »… Ces résultats plus que médiocres n’empêchent pas Ranjana Smetacek, la directrice des relations publiques de Monsanto India[4], de déclarer avec un bel aplomb : « Le coton Bt a très bien marché dans les cinq États où il a été cultivé[xi]. »

Les témoignages rapportés par The Washington Post ont pourtant été confirmés par plusieurs études. La première a été commanditée, dès 2002, par la Coalition pour la défense de la biodiversité (CDB) de l’Andhra Pradesh, qui regroupe cent quarante organisations de la société civile, dont la Deccan Development Society (DDS), une ONG très respectée, spécialiste de l’agriculture raisonnée et du développement durable. La CDB a demandé à deux agronomes, le docteur Abdul Qayum, ancien cadre du ministère de l’Agriculture de l’État, et Kiran Sakkhari, de comparer les résultats agricoles et économiques du coton Bollgard avec ceux du coton non transgénique, dans le district du Warangal, où 1 200 paysans avaient succombé aux promesses de Monsanto.

Pour cela, les deux scientifiques ont observé une méthodologie très rigoureuse, consistant à suivre mensuellement les cultures transgéniques, depuis les semis (août 2002) jusqu’à la fin de la saison (mars 2003), dans trois groupes expérimentaux : dans deux villages, où vingt-deux paysans avaient planté des OGM, quatre ont été sélectionnés par tirage au sort ; à la mi-saison (novembre 2002), vingt et un paysans, provenant de onze villages, ont été interrogés sur l’état de leurs cultures transgéniques, avec, à la clé, une visite de leurs champs ; enfin, à la fin de la saison (avril 2003), un bilan a été dressé auprès de 225 petits paysans, choisis de manière aléatoire parmi les 1 200 producteurs OGM du district, dont 38,2 % possédaient moins de cinq acres (deux hectares) de terres, 37,4 % entre cinq et dix acres et 24,4 % plus de dix acres (ces derniers étant considérés en Inde comme de gros paysans). Bien évidemment, dans le même temps, étaient enregistrées, avec la même rigueur, les performances des producteurs de coton conventionnel (groupe contrôle). Si je donne tous ces détails, c’est pour bien souligner qu’une étude scientifique digne de ce nom est à ce prix, à moins de n’être que de la propagande fumeuse…

Les résultats de cette vaste enquête de terrain sont sans appel : « Les coûts de production du coton Bt ont été en moyenne plus élevés de 1 092 roupies (par acre) que pour le coton non Bt, parce que la réduction de la consommation de pesticides a été très limitée, écrivent les deux agronomes. De plus, la baisse de rendement a été significative (35 %) pour le coton Bt, ce qui a entraîné une perte nette de 1 295 roupies en comparaison avec le coton non transgénique, lequel a enregistré un profit net de 5 368 roupies. 78 % des agriculteurs qui avaient cultivé du coton Bt ont déclaré qu’ils ne recommenceraient pas l’année prochaine[xii]. »

Pour donner de la chair à ce dispositif irréprochable d’un point de vue scientifique, la Deccan Development Society (DDC) a joint à l’initiative une équipe de « camerawomen aux pieds nus », pour reprendre l’expression du docteur P.V. Satheesh[5], le fondateur et directeur de l’association écologiste. Ces six femmes qui sont toutes des paysannes illettrées et dalit (elles font partie des intouchables, situés tout en bas de l’échelle sociale traditionnelle) ont été formées aux techniques vidéos dans un atelier ouvert par la DDC, en octobre 2001, dans le petit village de Pastapur et baptisé « Community Media Trust ». D’août 2002 à mars 2003, elles ont filmé mensuellement chez six petits producteurs de coton Bt du district de Warangal, également suivis par les deux agronomes de l’étude.

En résulte un film qui constitue un document exceptionnel sur l’échec des cultures transgéniques : on comprend, d’abord, tout l’espoir que les paysans ont mis dans les semences Bt. Les deux premiers mois, tout va bien : les plants sont en bonne santé et les insectes absents ; arrive le désenchantement : la taille des plants est très petite et les capsules moins nombreuses que dans les champs de coton conventionnel adjacents ; en octobre, alors qu’avec la sécheresse, les parasites ont déserté les cultures traditionnelles, les plantes OGM sont assiégées par les thrips du cotonnier et les mouches blanches ; en novembre, alors que débute la moisson, l’angoisse se peint sur les visages : les rendements sont très bas, les capsules difficiles à cueillir, la fibre du coton plus courte, d’où un prix de 20 % plus bas…

J’ai rencontré mes consœurs indiennes, un jour de décembre 2006, dans un champ de coton du Warangal, où elles étaient venues filmer, en compagnie de Abdul Qayum et Kiran Sakkhari. Je dois dire que j’ai été impressionnée par le professionnalisme de ces femmes magnifiques, qui, bébé dormant dans le dos, ont déployé caméra, pied, microphones et réverbérateur pour interviewer un groupe de paysans, désespérés par l’échec catastrophique de leurs cultures Bt.

Car depuis le premier rapport publié par les deux agronomes, la situation n’a fait qu’empirer, déclenchant la seconde vague de suicides qui gagnera bientôt l’État du Maharashtra. Inquiet de cette situation dramatique, le gouvernement de l’Andhra Pradesh a conduit à son tour une étude qui a confirmé les résultats obtenus par Abdul Qayum et Kiran Sakkhari[xiii]. Conscient des conséquences électorales que ce désastre pouvait entraîner, le ministre de l’Agriculture Raghuveera Reddy a alors sommé Mahyco Monsanto d’indemniser les agriculteurs pour l’échec de leurs cultures, ce que la firme s’est empressée d’ignorer.

FIN DE L’EXTRAIT

Photos: Marc Duployer


[1] Soit 1 090 euros (un euro équivaut alors à environ 55 roupies). Il n’existe pas de salaire minimum en Inde, mais en 2006, la plupart des ouvriers ou employés gagnaient moins de 6 000 roupies par mois.

[2] De janvier à décembre 2007, l’organisation VJAS a recensé 1 168 suicidés.

[3] Les subventions accordées aux agriculteurs américains s’élevaient à 18 milliards de dollars en 2006 (voir Fawzan Husain, « On India’s farms, a plague of suicide », New York Times, 19 septembre 2006). Trois jours après notre tournage, une émeute a éclaté sur le marché : plusieurs paysans ont été arrêtés par la police, dont Kishor Tiwari.

[4] On se souvient des « faux scientifiques » qui avaient lancé la campagne de diffamation contre Ignacio Chapela dans l’affaire du maïs mexicain (voir supra, chapitre 12) ; l’une d’entre eux s’appelait « Andura Smetacek » et Jonathan Matthews, le Britannique qui avait révélé le pot aux roses, avait noté l’étrangeté de ce « nom peu courant » : peut-être que les manipulateurs de Saint-Louis l’ont-ils tout simplement puisé dans leur vivier indien…

[5] Le nom exact du directeur de DDC est Periyapatna Venkatasubbaiah Satheesh, mais tout le monde l’appelle P.V. Satheesh.


Notes du chapitre 15

[i] Fawzan Husain, « On India’s farms, a plague of suicide », New York Times, 19 septembre 2006.

[ii] Amelia Gentleman, « Despair takes toll on Indian farmers », International Herald Tribune, 31 mai 2006.

[iii] Jaideep Hardikar, « One suicide every 8 hours », DNA India, 26 août 2006. Dans cet article, le journal de Mumbai (ex-Bombay) précise que, de sources gouvernementales, 2,8 millions de paysans de l’État (sur un total de 3,2 millions) sont endettés.

[iv] Il s’agit du brevet n° 0436257 B1 (voir mon film Les Pirates du vivant, op. cit.).

[v] Gargi Parsai, « Transgenics : US team meets CJI », The Hindu, 5 janvier 2001.

[vi] « Food, feed safety promote dialogue with european delegation », Monsanto News Release, 3 juillet 2002.

[vii] <www.sec.gov/litigation/litreleases/lr19023.htm>. Voir aussi : Peter Fritsch et Timothy Mapes, « Seed money. In Indonesia, tangle of bribes creates trouble for Monsanto », The Wall Street Journal, 5 avril 2005 ; AFP, 7 janvier 2005.

[viii] Cité par Peter Fritsch et Timothy Mapes, ibid. ; et AFP, 7 janvier 2005.

[ix] Cité par The Washington Post, 4 mai 2003.

[x] Ibid.

[xi] Ibid.

[xii] Abdul Qayum et Kiran Sakkhari, « Did Bt Cotton Save Farmers in Warangal ? A season long impact study of Bt Cotton — Kharif 2002 in Warangal District of Andhra Pradesh », AP Coalition in Defence of Diversity and Deccan Development Society, Hederabad, juin 2003, <www.ddsindia.com/www/pdf/English%20Report.pdf>.

[xiii] « Performance report of Bt cotton in Andhra Pradesh. Report of State Department of Agriculture », 2003, <www.grain.org/research_files/AP_state.pdf>.

Manoeuvres pour cacher l’augmentation drastique de la consommation d ‘herbicides aux Etats Unis

Mon papier « Faites sans OGM » a déchaîné les lobbystes de l’industrie, preuve que j’ai touché là où ça fait mal. Normal: l’une des belles promesses des promoteurs des OGM, c’est que  ceux-ci vont permettre de réduire la quantité de pesticides utilisés. Or, c’est tout le contraire qui se produit, ainsi que j’ai pu le constater, dès 2005, en Argentine (voir mon reportage: « Argentine: le soja de la faim » et mon livre Le monde selon Monsanto). A l’heure où le débat sur les cultures OGM est de nouveau à l’ordre du jour, je reprends donc mon papier en y reproduisant in extenso l’article du Monde de Gaëlle Dupont que j’avais cité et en y ajoutant un commentaire. La vérité est là, incontournable: pour masquer l’augmentation énorme de la consommation  d’herbicides aux Etats Unis, le secrétariat à l’agriculture a trouvé une parade: il a cessé de publier les données des quantités de pesticides épandues!

Mais lisez plutôt:

Aujourd’hui, tout ce que je rapportais déjà dans mon livre a été confirmé par le dernier rapport, publié par Charles Benbrook , qui fut directeur de la division agricole de la prestigieuse Académie nationale des sciences, avant de créer un centre de promotion de l’agriculture biologique.

Intitulé « Impacts of Genetically Engineered Crops on Pesticide Use: the Firts Thirteen Years« , ce rapport confirme ce que Charles Benbrook avait déjà constaté dans ses études précédents (voir mon livre et Blog « Le monde selon Monsanto »): contrairement aux promesses de Monsanto, les OGM roundup ready n’ont pas entraîné une baisse de la consommation d’herbicides, mais une augmentation de + 382 millions de livres  depuis leur introduction en 1996.

Les anglophones peuvent lire ce rapport ici:

www.organiccenter.org/science.latest.php

Les non anglophones peuvent lire cet article du Monde, publié le 29 novembre 2009 que je copie, en y ajoutant un commentaire:

mobile.lemonde.fr/planete/article/2009/11/28/aux-etats-unis-la-generalisation-des-ogm-aboutirait-a-une-surutilisation-de-pesticides_1273432_3244.html

Les organismes génétiquement modifiés (OGM) permettent-ils de réduire la consommation de pesticides ? L’argument, contesté par les écologistes, est mis en avant par les entreprises de semences transgéniques. Une étude, publiée en novembre par The Organic Center, un centre de recherche américain opposé aux biotechnologies, ravive ce débat en affirmant que la généralisation du soja, du maïs, et du coton OGM aux Etats-Unis depuis 1996 a abouti à une surconsommation de pesticides de 144 000 tonnes (soit deux fois la quantité utilisée par an en France).

Le directeur scientifique du centre, Charles Benbrook, ancien directeur du bureau de l’agriculture de l’Académie des sciences américaine, devenu consultant, a utilisé les données collectées chaque année par le ministère américain de l’agriculture (USDA), qui évalue par sondage les surfaces traitées et les quantités appliquées par hectare. Ces données ne distinguant pas les plantes transgéniques des conventionnelles, M. Benbrook a donc estimé « l’impact » des biotechnologies en mettant en équation les chiffres de l’USDA avec des estimations – effectuées à partir de données publiques – des traitements appliqués en moyenne en fonction des modes de culture.

Selon ces résultats, l’utilisation de maïs et de coton génétiquement modifiés pour sécréter une toxine mortelle pour les insectes ravageurs (plantes Bt) aurait permis « d’économiser » 29 000 tonnes d’insecticides depuis 1996. En revanche, la généralisation du soja Round Up Ready (RR), conçu par Monsanto pour résister au passage de son herbicide vedette, aurait abouti à une surconsommation de 173 000 tonnes d’herbicides.

Le soja RR a conquis les agriculteurs américains : il représente 90 % des surfaces cultivées de soja. « C’est ce succès qui a entraîné l’accroissement des quantités de pesticides utilisées, affirme Charles Benbrook. L’utilisation d’un seul herbicide a favorisé l’apparition de mauvaises herbes résistantes. Plus on avance dans le temps, moins le système marche. Une seule application suffisait au départ pour contrôler les mauvaises herbes. Deux à trois sont parfois nécessaires aujourd’hui. »

« DONNÉES INCOMPLÈTES »

Le rapport de M. Benbrook est contesté par le cabinet de conseil britannique PG Economics, spécialisé dans l’analyse de l’impact des biotechnologies – et en général favorable à ces dernières. « M. Benbrook utilise des données incomplètes de façon erronée », résume Graham Brookes, de PG Economics. Premier écueil : les données de l’USDA s’arrêtent en 2007 pour le coton, en 2006 pour le soja et en 2005 pour le maïs. Elles ont été complétées par extrapolation par M. Benbrook. Deuxième critique : ce dernier sous-évaluerait les traitements réalisés par les cultivateurs de soja traditionnel, peu nombreux aux Etats-Unis, donc jugés non représentatifs.

PG Economics utilise les données commercialisées par l’organisme privé DMR Kynetec, qui procède par sondage et, contrairement à l’USDA, distingue les modes de culture. Selon ces chiffres, M. Benbrook surestime l’utilisation des herbicides de 28 000 tonnes sur la période étudiée. Les mêmes données confirment toutefois une tendance à l’augmentation de l’usage des herbicides sur le soja OGM américain depuis le début des années 2000, de 10 % à 15 % par rapport à la période antérieure à 1996. Il augmente également sur le coton (de 18 % à 22 %), mais baisse sur le maïs (8 % à 12 %).

A ce débat sur les tonnages utilisés s’ajoute une controverse sur le glyphosate, la molécule active du Round Up, présentée comme moins dangereuse que celles qu’elle a remplacées. « C’est l’une des moins nocives utilisées actuellement, mais elle n’est pas sans risque », répond M. Benbrook.

Gaëlle Dupont

Mon commentaire:
Ce que ne dit pas Gaëlle Dupont c’est que Charles Benbrook ne pouvait pas utiliser les données de l’USDA de 2008, tout simplement parce que le secrétariat à l’agriculture a décidé d’arrêter de les rendre publiques!
Cette décision a provoqué de nombreuses réactions aux Etats Unis provenant d’ONG, comme Greenpeace ou WWF, mais aussi de l’Association des producteurs de soja (ASA) ou de Syngenta, le concurrent suisse de Monsanto, qui ont tous écrit à l’USDA lui demandant de revenir sur cette bien étrange décision. Seul Monsanto n’a pas écrit, ainsi que l’ont révélé plusieurs journaux ou sites comme celui-ci:

www.thedailygreen.com/environmental-news/pesticide-data-program-cut-44052108

Je traduis  ce que dit Charles Benbrook dans cet article:

« Les données de 2007 auraient montré une augmentation énorme de la quantité d’herbicides épandus sur les cultures roundup ready, en particulier de soja. Les médias agricoles ne cessent de rapporter des histoires , au cours des dernières années, au sujet d’agriculteurs confrontés à des mauvaises herbes résistantes au glyphosate et à d’autres herbicides. Je trouve curieux que le Département de l’agriculture ait décidé d’arrêter de collecter les données, précisément au moment où il y a un intérêt majeur et un besoin d’informations solides sur l’usage des pesticides dans les cultures de soja. Je ne serais pas surpris qu’il y ait eu un lobbying discret de Monsanto pour faire enterrer ce programme ».

rencontre avec le Pr. Vincent Garry

En parcourant les commentaires laissés sur mon Blog par les lobbyistes de l’industrie chimique   je constate , une fois de plus, qu’ils sont bien mal informés (comme « Wackes Seppi », qui n’a pas trouvé le Pr. Garry sur Internet ou « André » qui ne sait pas que Minneapolis est la capitale du Minnesota!!!)! Et c’est tant mieux, car cela me donne l’occasion de raconter ma rencontre avec le Pr. Vincent Garry, un biologiste réputé de l’Université de Minneapolis qui a conduit plusieurs études épidémiologiques dans la Red River Valley, dont les principales sont présentées ici:

http://www.labome.org/expert/usa/university/garry/vincent-f-garry-482738.html

Avant de transcrire les pages que j’ai consacrées à cette rencontre dans mon livre Notre poison quotidien, je voudrais raconter une anecdote tout à fait étonnante. J’avais donné rendez-vous au scientifique à Fargo (dans la Dakota du Nord), le 30 octobre 2009. Quand je suis arrivée à l’aéroport, j’ai constaté que le pied de ma caméra manquait. En fait, il avait été envoyé à … San Diego (en Californie)! J’étais vraiment désespérée, car je voyais mal comment j’allais pouvoir trouver un pied dans cette ville paumée et aussi lugubre que dans le film des frères Coen. Le matin du 1er novembre, j’ai raconté mes déboires au Pr. Garry, au moment où ne prenions le petit déjeuner à l’hôtel. C’est alors qu’est intervenu le serveur qui avait manifestement saisi mon dépit:

– Quel est votre problème, m’a-t-il gentiment demandé.

En quelques mots, je lui ai expliqué mes problèmes,  persuadée qu’il ne pourrait pas grand chose pour moi!

– C’est une réalisatrice très connue, a glissé Vincent Garry. Elle est l’auteure du film Le monde selon Monsanto…

– You are Ms. Robin? s’est exclamé le serveur, un étudiant en biologie qui avait passé le DVD de mon film « en boucle pendant des semaines ». Je peux vous aider à trouver un pied! Il y a ici une chaîne locale, dédiée à l’agriculture, je connais très bien le rédacteur en chef, s’il sait que vous êtes ici, il vous prêtera un pied, même si aujourd’hui c’est férié. je peux l’appeler sur son portable! »

Aussitôt dit, aussitôt fait… Vingt minutes plus tard, débarquait à l’hôtel Nick Kgar (dont j’ai parlé récemment sur ce blog) me proposant un pied contre une interview que j’ai évidemment acceptée!

Incroyable, mais vrai! C’est ainsi que nous avons pu filmer dans des conditions normales la visite du professeur Garry à une famille d’agriculteurs , ainsi que je l’ai raconté dans Notre poison quotidien:

Je n’oublierai jamais mon séjour à Fargo, la ville du Dakota du Nord qui donna son nom à l’un des films les plus sinistres des frères Coen. J’y suis arrivée la veille de la Toussaint 2009. Il faisait un froid glacial dans la Red River Valley toute proche, prête à accueillir la neige pendant de longs mois, avant que ne reprennent les cultures intensives de blé, de maïs, betteraves, pommes de terre ou de soja (transgénique). Dans cette région à cheval sur les États du Dakota et du Minnesota, les pesticides sont généralement épandus par avion, car la taille moyenne des exploitations agricoles dépasse plusieurs centaines d’hectares.

J’avais rendez-vous avec le professeur Vincent Garry, de l’université de Minneapolis (Minnesota), qui participa à la conférence de Wingspread sur les perturbateurs endocriniens (voir supra, chapitre 16) et dirigea trois études sur le lien entre l’exposition aux poisons agricoles et les malformations congénitales[i]. Celles-ci montraient un risque accru très significatif d’anomalies cardiovasculaires, respiratoires, urogénitales (hypospadias, cryptorchidie) et musculo-squelettiques (malformation des membres, nombre de doigts) dans les familles d’agriculteurs de la Red River Valley, mais aussi chez les riverains. Comparé avec celui des populations urbaines des États du Dakota du Nord ou du Minnesota, ce risque était multiplié de deux à quatre, selon le type d’anomalies. Lorsqu’il a étudié plus précisément les familles d’agriculteurs, Vincent Garry a constaté que les malformations congénitales et les fausses couches étaient plus fréquentes quand la conception des enfants avait lieu au printemps, c’est-à-dire au moment où sont appliqués les pesticides (notamment le Roundup de Monsanto, dont il démontra qu’il est un perturbateur endocrinien). Le chercheur a noté aussi un déficit du sexe mâle chez les enfants des utilisateurs de pesticides. Ensemble, nous avons rendu visite à David, un agriculteur d’une quarantaine d’années, dont les parents avaient participé à l’étude de 1996. Le professeur Garry avait conservé le dossier concernant la famille de David, où il apparaissait que son jeune frère était atteint de malformations congénitales graves et d’un retard mental. Je n’oublierai jamais l’attention émue et le silence embarrassé de la famille réunie autour de la table de la cuisine, quand Vincent Garry a présenté les résultats de l’étude, dont elle n’avait jamais été informée…


[i] Vincent Garry et alii, « Pesticide appliers, biocides, and birth defects in rural Minnesota », Environmental Health Perspectives, vol. 104, n° 4, 1996, p. 394-399 ; Vincent Garry et alii, « Birth defects, season of conception, and sex of children born to pesticide applicators living in the Red River valley of Minnesota, USA », Environmental Health Perspectives, vol. 110, sup. 3, 2002, p. 441-449 ; Vincent Garry et alii, « Male reproductive hormones and thyroid function in pesticide applicators in the Red River Valley of Minnesota », Journal of Toxicology and Environmental Health, vol. 66, 2003, p. 965-986.

Je mets maintenant en ligne l’interview que j’avais pré-montée pour mon film, mais que je n’ai pu garder , faute de temps. Au moment où la rencontre a lieu dans la salle à manger de la famille d’agriculteurs, visiblement très émue, l’un de leur fils, handicapé mental, dort sur une banquette de la cuisine…

Diane Forsythe ou comment l’industrie des pesticides fabrique le doute

Sur ce blog (le 15 mars 2012), j’ai déjà retranscrit les pages que j’ai consacrées à Dawn Forsythe dans mon livre Notre poison quotidien .  Celle-ci a dirigé jusqu’à la fin 1996 le département des affaires gouvernementales de la filiale américaine de Sandoz Agro, un fabricant suisse de pesticides (qui a fusionné en 1996 avec Ciba-Geigy, pour former Novartis). Comme elle le raconte dans cette interview, que j’avais montée pour mon film , mais que je n’ai pu garder pour cause de longueur, elle était chargée d »intoxiquer » l’opinion et les pouvoirs publics, en participant à ce que l’ épidémiologiste américain (et aujourd’hui secrétaire adjoint du travail dans le gouvernement Obama) David Michaels appelle « la fabrique du doute« .

J’ai longuement décrit dans mon livre les multiples techniques auxquelles les industriels de la chimie – avec en tête les fabricants de pesticides – ont recours pour maintenir sur le marché des produits hautement toxiques, en dépit de leurs effets sanitaires et environnementaux. Dans Le monde selon Monsanto, je racontais, par exemple, comment la firme avait payé un scientifique (le Dr. Suskind de l’Université du Cincinatti) pour manipuler les résultats de deux études clés qu’il avait conduites en suivant pendant plusieurs années des ouvriers qui avaient été exposés à des émanations toxiques lors d’un accident survenu dans l’usine de Nitro, où ils produisaient l’herbicide 2,4,5-T, l’un des composants de l’agent orange, comprenant de la dioxine. Il avait suffi à  cette « prostituée de la science« , pour reprendre les termes de Peter Infante, un autre épidémiologiste américain, de mélanger des ouvriers non exposés au groupe des ouvriers exposés (le groupe expérimental), puis d’ajouter des ouvriers exposés dans celui des non exposés (groupe contrôle), et le tour était joué! Après cette manipulation, qu’on appelle sobrement « l’effet dilution« , il avait pu conclure qu’il y avait autant de cancers dans les deux groupes, et, donc, que la dioxine n’était pas cancérigène! Résultat: publiées dans des revues scientifiques de renom, qui n’y ont vu que du feu, ces études ont retardé la réglementation de la dioxine pendant plus de dix ans, empêchant notamment les vétérans de la guerre du Vietnam d’obtenir des réparations pour les cancers qu’ils avaient déclarés après leur exposition à l’agent orange.

Le témoignage courageux de Dawn Forsythe, qui a fini par quitter « la grande famille » de  l’industrie des pesticides et a eu beaucoup de mal à retrouver du travail, m’a convaincue que le système de manipulations et de mensonges que j’avais décortiqué dans Le monde selon Monsanto n’était malheureusement pas une exception mais, au contraire,  la règle chez les industriels de la chimie, ainsi que le montrent les affaires de l’essence au plomb, du chlorure de vinyl ou PBC, du benzène, de l’amiante, des PCB ou de l’atrazine (cf: Notre poison quotidien). C’est pourquoi, connaissant les désastres sanitaires qu’ont provoqués et  continuent de provoquer ces produits (des dizaines de milliers de malades et de morts de par le monde), je dis que le comportement de ces entreprises est tout simplement criminel.

C’est ce que j’ai clairement dit à Hervé Kempf, journaliste du Monde, que j’ai rencontré lors des assises chrétiennes de l’écologie, qui se sont tenues en novembre à Saint Etienne. Vous pouvez entendre cette interview sur le site Reporterre que, par ailleurs, je vous recommande très vivement!

http://www.reporterre.net/spip.php?article2304

Le récent jugement du tribunal de Turin qui a condamné à de lourdes peines de prison deux anciens responsables de la société Eternit, l’un des principaux fournisseurs d’amiante (avec le français Everit, qui appartenait au groupe Saint Gobain), ainsi que la condamnation, en première instance de Monsanto dans l’affaire de Paul François (voir sur ce blog) prouvent que les choses sont en train de bouger.

Il sera bientôt fini le temps où les industriels pouvaient contaminer l’environnement – les hommes, l’air, l’eau et les aliments- en toute impunité, sans sans qu’on ne puisse jamais poursuivre les responsables au pénal.

C’est pourquoi, quand les organisateurs de la 4ème édition de « Faites sans OGM » m’ont demandé de témoigner dans le tribunal populaire qui allait juger « Monsanto pour crime contre l’humanité« , j’ai accepté sans aucune hésitation.

http://84sansogm.sosblog.fr/Foll-Avoine-II-b1/Du-10-au-12-Ferier-prochain-4eme-edition-de-la-Faites-sans-OGM-au-Thor-84-b1-p59448.htm

J’y ai notamment rapporté comment Monsanto était parvenu à infiltrer la Food and Drug Administration (FDA) pour imposer le fameux « principe d’équivalence en substance » qui prétend qu’un OGM est similaire à une plante conventionnelle, empêchant ainsi toute étude sérieuse sur la toxicité éventuelle des plantes transgéniques pesticides. J’ai rapporté aussi les pressions, campagnes de diffamation et tentatives de corruption exercées par la firme pour décourager ou faire enterrer toute étude scientifique indépendante. Après avoir rappelé, bien sûr, que des pratiques similaires avaient permis à la multinationale de maintenir sur le marché pendant des décennies des poisons comme les PCB, le 2,4,5-T, ou le Lasso qui a rendu Paul François malade.

Photos (Guillaume de Crop) : Mon témoignage lors du procès contre Monsanto, et le face à face qui m’a opposée à l’avocat de la firme ( Olivier Florent, un élu de EELV).

Faites sans OGM!

Le week end dernier, j’ai eu le plaisir de parrainer avec Christian Vélot, la quatrième édition de  « Faites sans OGM », organisée par l’association Foll’Avoine, sur la commune de Le Thor. Administrée par Jacques Olivier (EELV), cette commune fut l’une des premières à se déclarer « sans OGM », à l’instar de nombreuses collectivités, un peu partout en Europe.  Lors de la première journée , les participants (environ 300 personnes, malgré le froid glacial !) se sont répartis dans des ateliers, où différents experts ont dressé le bilan des OGM, en Europe, Amérique du Nord, et en Afrique (étaient présents Jean-Didier Zongo, professeur de génétique à l’Université de Ouagadougou, et Ibrahim Coulibaly, fondateur de la coordination nationale des organisations paysannes du Mali).

Photos Guillaume de Crop

Pour ma part, j’ai rapporté mon expérience récente en Amérique du Nord, où , par deux fois, alors que je ne travaillais pas précisément sur la question des OGM, j’ai constaté le ras le bol des producteurs américains qui voudraient arrêter les cultures transgéniques, s’ils le pouvaient…

J’ai raconté ma visite, en octobre 2009,  dans l’Etat du Minnesota (USA), et très précisément dans la Red River Valley, une région d’agriculture intensive où l’on cultive à perte de vue le soja Roundup Ready de Monsanto. Je tournais alors mon documentaire Notre poison quotidien.

Accompagnée du professeur Vincent Garry et d’un technicien agricole de l’Université de Minneapolis, j’avais rencontré des farmers qui m’ont confirmé ce que je décrivais déjà dans mon livre Le monde selon Monsanto: leurs champs sont envahis par des mauvaises herbes résistantes au roundup, entraînant une augmentation exponentielle de leur consommation d’herbicides!

Mieux: ils m’ont assuré qu’ils voulaient renoncer aux OGM de Monsanto pour retourner à des semences de soja conventionnel, qu’ils ont d’ailleurs bien du mal à trouver, en raison du (quasi) monopole de Monsanto sur les semences (cf. mon livre).

« Les paysans de la région se détournent de plus en plus des OGM » m’a , pour sa part , raconté Nick Kgar, un journaliste d’une télévision locale de Fargo (le « Fargo » des Frères Cohen!) , qui a tenu à m’interviewer, dès qu’il a su que j’étais de passage dans la région (voir photos).

Tout ce que je rapportais déjà dans mon livre a été confirmé par un rapport, publié par Charles Benbrook , qui fut directeur de la division agricole de la prestigieuse Académie nationale des sciences, avant de créer un centre de promotion de l’agriculture biologique.

Intitulé « Impacts of Genetically Engineered Crops on Pesticide Use: the Firts Thirteen Years« , ce rapport confirme ce que Charles Benbrook avait déjà constaté dans ses études précédentes : contrairement aux promesses de Monsanto, les OGM roundup ready n’ont pas entraîné une baisse de la consommation d’herbicides, mais une augmentation de + 382 millions de livres  depuis leur introduction en 1996.

Les anglophones peuvent lire ce rapport ici:

www.organiccenter.org/science.latest.php

Les non anglophones peuvent lire cet article du Monde, publié le 29 novembre 2009 , intitulé « Aux Etats Unis, la généralisation des OGM aboutirait à une surutilisation des pesticides » :

mobile.lemonde.fr/planete/article/2009/11/28/aux-etats-unis-la-generalisation-des-ogm-aboutirait-a-une-surutilisation-de-pesticides_1273432_3244.html

Plus récemment, alors que je tournais mon prochain film, intitulé provisoirement « Comment on nourrit les gens ?? » (www.m2rfilms.com), j’ai rencontré un  producteur du Michigan, qui exploite plus de 600 hectares de maïs et de soja transgéniques. (voir photos). Cet agriculteur d’une cinquantaine d’années m’avait été proposé par des agronomes de l’Université du Michigan, car il représentait très bien le type d’agriculture intensive pratiquée dans le Midwest : à savoir un « désert vert » de monocultures, s’étendant sur des milliers d’hectares, sans arbres ni diversité. Contre toute attente, je suis tombée sur un producteur , complètement déprimé, qui ne sait plus comment se sortir de la spirale infernale dans laquelle l’a plongé Monsanto. Le jour de ma visite (octobre 2011), il s’apprêtait à moissonner un maïs transgénique manipulé par Monsanto pour présenter trois « caractéristiques » : deux gènes BT« insecticides », censés combattre la chrysomèle des racines du maïs et la pyrale du maïs, et un gène Roundup ready, censé tolérer les épandages de roundup. La totale !

« Les semences de Monsanto sont excessivement chères, m’a-t-il expliqué, mais si les cultures remplissaient leurs promesses, ça pourrait aller, mais ce n’est pas le cas : j’ai de plus en plus de mauvaises herbes résistantes au roundup, ce qui fait que je dois utiliser d’autres herbicides, et puis le BT ne marche plus très bien non plus, car les parasites ont aussi développé une résistance. J’ai commencé à chercher des semences conventionnelles, pour sortir des OGM, mais c’est très difficile à trouver… J’en suis à me demander s’il ne faudrait pas que je reparte de zéro, en passant au bio, mais à qui demander conseil ? »

Photos: Marc Duployer

Vous découvrirez cette interview dans mon prochain film et livre, en octobre prochain, mais en attendant, je suis surprise de voir que les grands céréaliers français et leurs représentants, -avec en tête l’ineffable Xavier Beullin, le patron de la FNSEA -, continuent de se battre , bec et ongles, pour semer du maïs transgénique dans leurs champs. De sources bien informées ( !), on sait qu’ils ont déjà acheté les semences de Monsanto, espérant pourvoir semer dans quelques semaines, alors que le gouvernement fait preuve d’une belle cacophonie : d’un côté, Bruno Le Maire, le ministre de l’agriculture et allié de la FNSEA, a déposé, le 30 janvier, un arrêté de mise en cultures des OGM, en s’appuyant sur la décision du Conseil d’Etat du 28 novembre 2011, qui a annulé le moratoire sur le maïs MON 810, en vigueur depuis janvier 2008 ; de l’autre, Nathalie Kosciusko-Morizet ,la ministre de l’écologie , a promis  une mesure d’interdiction gouvernementale pour la fin février, en s’appuyant, elle, sur  un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne, qui a reconnu le tort causé par les OGM aux abeilles et aux apiculteurs.

Au même moment, on découvrait « la crise ouverte au Haut Conseil des Biotechnologies » (HCB), (Le Monde su 14 février), dont la mission est d’éclairer le gouvernement sur les enjeux des OGM. Toutes les organisations favorables aux OGM ont quitté l’instance, comme la FNSEA et l’ANIA, la fédération de l’industrie agro-alimentaire de mon « ami » Jean-René Buisson (voir sur mon site www.m2rfilms.com).

Dans un courrier adressé au   premier ministre, les défenseurs invétérés  de l’agro-business,  « déplorent l’absence de consensus sur la volonté même de parvenir à mettre en place des règles permettant une véritable coexistence des cultures OGM et non OGM en France ».

Et pour cause : la coexistence est impossible, ainsi que le montre l’exemple du colza au Canada (où le colza conventionnel et biologique a carrément disparu en raison de la contamination transgénique), même si on décide de « l’encadrer de nombreuses et difficiles précautions », pour reprendre les termes du  HCB.

Pour le maïs, la « coexistence » reviendrait à découper les campagnes françaises en camps retranchés et déboucherait sur une litanie de conflits entre les paysans conventionnels ou biologiques, et les grands industriels de la culture, comme ceux que représente Xavier Beullin. Tout cela pour un piètre résultat : le maïs BT finirait, de toutes les façons, par contaminer le maïs non transgénique, car la nature n’a que faire des « distances de sécurité » et autres « refuges » concoctés par les technocrates d’un modèle agricole , basé sur le pétrole (tous les pesticides et autres engrais chimiques dépendant des énergies fossiles, dont l’épuisement est déjà en cours), l’exploitation non durable des ressources en eau, l’érosion  des sols, la pollution environnementale et la destruction de la biodiversité.

Comme le soulignait très justement Hervé Kempf, (Le Monde du 6 février) : « Les OGM restent un problème politique. Qui ne pourra pas se résoudre tant qu’on ne formulera pas clairement le choix qu’ils impliquent : une agriculture productiviste et destructrice d’emplois, ou une agriculture écologique et créant du travail ».

En attendant, on peut s’interroger sur l’identité et les motivations de ces « paysans » qui sont prêts à semer des OGM dans leurs champs, pour nourrir les élevages intensifs, alors que tous les sondages (français et européens) montrent que leurs concitoyens et les consommateurs n’en veulent pas. Pensent-ils qu’ils vont survivre à une guerre déclarée avec la société  civile, alors que tous les signaux sont au rouge, montrant clairement que le modèle issu de la révolution verte nous mène dans l’impasse et a échoué à nourrir le monde ? La roue tourne inéluctablement  , et tout indique que l’aveuglement et la crispation des grands céréaliers de France sur un modèle qui appartient au passé (le XXème siècle) , soutenus par le principal syndicat agricole,  finiront par leur coûter très cher, en termes d’image mais aussi financiers…