Les propos incohérents de Jean-François Narbonne (2), l’ILSI et le « funding effect »

Je poursuis l’examen des propos que le journaliste de l’industrie chimique Gil Rivière-Weckstein a prêtés à Jean-François Narbonne sur le site Agriculture et environnement :

Dans le dossier de l’aspartame, il y a des incohérences visibles dans le reportage. La journaliste va interroger les instances de la Food and Drug Administration (FDA) aux USA sur les observations très nombreuses portant sur les effets neurologiques de l’aspartame chez l’homme, ce qui constitue le coeur du dossier. Or, elle déplace la polémique sur les effets cancérigènes chez l’animal rapportés par le Dr Morando Soffritti en se servant de l’avis de l’Efsa, qui synthétise les critiques des experts européens et donne une vue générale sur les relations entre l’aspartame et la cancérogenèse.

Là, on est carrément dans le plus pur charabia !!

Dans mon film et livre, j’ai bien évidemment clairement distingué les deux effets néfastes suspectés de l’aspartame : les troubles du système nerveux central, et les effets cancérigènes. Comme cette question est très importante, j’ai consacré un chapitre entier de mon livre aux premiers, et un autre aux seconds. Autant dire que je me suis penchée de très près et dans le détail sur les effets potentiels de l’aspartame, en consultant quelque trois cents études scientifiques, en épluchant des centaines de documents déclassifiés  (dont cinq heures d’archives audiovisuelles concernant une audition au sénat américain très instructive) et en interviewant une vingtaine d’experts (scientifiques, avocats, responsables politiques ou représentants des agences de règlementation ). Si Monsieur Narbonne avait lu mon livre ainsi que Monsieur Rivière-Weckstein (soit dit en passant, c’est le minimum quand on est journaliste et qu’on prétend faire réagir un « expert » à une enquête de 500 pages, mais il est vrai Monsieur Rivière-Weckstein n’est pas journaliste…), ils auraient évité de tomber dans la caricature et l’incohérence !

Avant d’entrer dans le détail des effets neurologiques et cancérigènes de l’aspartame, je voudrais raconter les manipulations dont est capable l’industrie pour semer le doute sur la toxicité de ses produits, l’affaire de l’aspartame constituant un bon exemple de ce que l’on appelle aux Etats Unis la « fabrique du doute ».

Pour comprendre la mécanique de la manipulation, il suffit d’écouter le témoignage de Richard Wurtman, une sommité américaine dans le domaine de la neurologie, qui dirigeait le centre de recherche clinique du célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT), quand il a été auditionné au sénat américain le 3 novembre 1987. Il y a notamment raconté les tactiques de l’International Life Sciences Institute , le fameux ILSI (pour qui travaillent bon nombre d’experts de l’EFSA et de l’ANSES),  qui est loin d’être neutre, puisqu’il a été fondé à Washington en 1978 par de grandes firmes de l’agroalimentaire (Coca-Cola, Heinz, Kraft, General Foods, Procter & Gamble), auxquelles se sont jointes ensuite bien d’autres firmes leaders de ce secteur (Danone, Mars, McDonald, Kellog ou Ajinomoto, le principal fabricant d’aspartame), mais aussi sur le marché des pesticides (comme Monsanto, Dow AgroSciences, DuPont de Nemours, BASF) ou sur celui des médicaments (Pfizer, Novartis)[1]. À l’exception de l’industrie pharmaceutique, toutes ces entreprises ont prospéré grâce à l’avènement des révolutions verte et agroalimentaire : elles fabriquent ou utilisent des produits chimiques qui contaminent nos aliments.

Sur son site Web[i], l’ILSI Europe, qui se présente comme une « organisation à but non lucratif », affirme que sa « mission » est de « faire avancer la compréhension des sujets scientifiques liés à la nutrition, la sécurité des aliments, la toxicologie, l’évaluation des risques et l’environnement » ; et qu’« en mettant en relation des scientifiques issus de l’université, des gouvernements, de l’industrie et du secteur public », il « vise une approche équilibrée permettant de résoudre des préoccupations communes pour le bien-être du public général ». Mais derrière ces bonnes intentions affichées, se cache une réalité beaucoup plus prosaïque.

Jusqu’en 2006, en effet, l’ILSI disposait d’un statut exceptionnel auprès de l’OMS, car ses représentants pouvaient participer directement aux groupes de travail visant à établir les normes sanitaires internationales. L’institution onusienne lui a retiré ce privilège après qu’ont été révélées les pratiques de lobbying de l’organisme industriel qui, sous couvert d’une pseudo-indépendance, promouvait les intérêts de ses membres[ii]. C’est ainsi qu’on découvrit qu’il avait financé un rapport sur les hydrates de carbone (glucides), publié par l’OMS et la FAO, qui concluait à l’absence de lien direct entre la surconsommation de sucre et l’obésité ou toute autre maladie chronique[iii]. De même, en 2001, un rapport interne de l’OMS dénonçait les « liens politiques et financiers » de l’ILSI avec l’industrie du tabac[iv], pour laquelle l’institut avait financé un certain nombre d’études minimisant l’impact sanitaire du tabagisme passif, au moment où le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) envisageait de le classer comme cancérigène pour les humains. Ces révélations étaient fondées sur sept cents documents déclassifiés issus des cigarettes papers (voir supra, chapitre 8), qui attestaient seize ans de collaboration intense entre 1983 et 1998[v].

Et en 2006, l’Environmental Working Group de Washington a révélé que l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) avait fondé ses normes d’exposition aux hydrocarbures perfluorés (PFC, pour perfluoro-carbon) – entrant notamment dans la composition du Téflon, que l’on retrouve par exemple dans les poêles antiadhésives – sur un rapport fourni par l’ILSI[vi]. Ce dernier concluait que les cancers induits chez des rats par ces substances hautement toxiques n’étaient pas extrapolables aux humains et qu’on pouvait donc considérer le produit comme inoffensif. Finalement, l’EPA portera plainte en juillet 2004 contre DuPont, membre de l’ILSI et principal fabricant de Téflon, qui sera condamné en décembre 2006 à une amende de 16,6 millions de dollars pour avoir caché, pendant plus de vingt ans, des études expérimentales montrant que l’exposition aux PFC provoquait « des cancers du foie et des testicules, une réduction du poids à la naissance et une suppression du système immunitaire[vii] ».

Comme le soulignait en 2005 le biologiste américain Michael Jacobson, cofondateur en 1971 du Center for Science in the Public Interest, l’ILSI se vante de vouloir « œuvrer pour un monde plus sûr et plus sain, mais la question est de savoir : à qui cela profite-t-il véritablement[viii] ? ». Ce qui est sûr, c’est que l’institut dispose de moyens financiers importants, lui permettant de « financer des conférences et d’envoyer des scientifiques aux réunions gouvernementales pour représenter les intérêts de l’industrie sur des sujets controversés », mais aussi de financer des études « biaisées », pour ne pas dire « bidon ».

C’est notamment ce qu’a révélé le docteur Richard Wurtman , lors de son audition au Sénat en novembre 1987, où il a expliqué  avoir travaillé plusieurs années pour l’ILSI, jusqu’à sa rupture avec l’institut industriel en 1983

Lors de son témoignage devant les sénateurs, le neurologue a présenté une étude qu’il avait conduite sur deux cents consommateurs d’aspartame souffrant de crises d’épilepsie, assorties de migraines et de vertiges fréquents, alors qu’ils n’avaient aucun antécédent ni aucune cause physiologique détectable[ix]. Avec l’assurance tranquille du spécialiste à qui on ne peut en compter, le docteur Wurtman a expliqué que l’origine de ces troubles pouvait être la phénylalanine, un acide aminé sur lequel il « travaille depuis quinze ans et sur lequel son laboratoire a publié plus de quatre cents études ». Coupant court aux (pauvres) arguments des représentants de Searle (le fabricant d’aspartame), qui ont répété à l’envi que « les acides aminés de l’aspartame sont identiques à ceux que l’on trouve dans les protéines des aliments », le neurologue a au contraire affirmé que la « consommation d’aspartame n’avait rien à voir avec celle d’une protéine normale, parce que la phénylalanine n’est pas associée à d’autres acides aminés. C’est pourquoi elle a un effet bien supérieur sur le plasma sanguin, ce qui peut affecter la production des neurotransmetteurs et les fonctions du cerveau ».

« Combien d’études ont été réalisées pour mesurer les effets de l’aspartame sur le cerveau ?, a demandé le sénateur Metzenbaum.

– À ma connaissance, aucune », a répondu sans hésiter le docteur Wurtman, qui a alors raconté des choses fort intéressantes…

Les manœuvres de l’ILSI

En 1983, Richard Wurtman apprend que Searle  a demandé une extension de l’homologation de l’aspartame pour la fabrication de sodas. Il s’en inquiète auprès de l’ILSI, car, connaissant l’engouement de ses compatriotes, notamment des enfants, pour les boissons gazeuses, il craint qu’un apport massif de phénylalanine dans la chaîne alimentaire n’entraîne de graves conséquences sanitaires. Il propose donc de conduire une étude pour mesurer la capacité de l’aspartame à « modifier la chimie du cerveau » et à « favoriser le déclenchement de crises d’épilepsie[x] ». Informé de son projet, Gerald Gaull, le vice-président de Searle, lui rend visite dans son laboratoire du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et le menace de faire jouer son droit de veto auprès de l’ILSI pour que les fonds que lui verse l’organisme soient coupés. « J’ai compris que l’industrie n’avait aucune volonté de tester véritablement les effets potentiels de son produit, a expliqué Richard Wurtman lors de l’audience, et j’ai décidé de me passer de son aide financière. »

Au moment de démissionner de son poste de « consultant », il écrit une lettre à Robert Shapiro, le patron de Nutarsweet (la filiale de Searle qui fabrique l’aspartame) et futur patron de … Monsanto!) : « Cher Bob, je pense que tu seras d’accord avec moi si je dis que ce que j’apporte à Searle, c’est ma capacité de lui dire des choses qu’elle préférerait ne pas entendre pour l’aider à trouver des solutions. L’une de ces choses, c’est que certains consommateurs peuvent développer des symptômes médicaux significatifs s’ils ingèrent de grandes quantités d’aspartame, notamment lorsqu’ils suivent un régime pour perdre du poids. Si les études financées par Searle sont censées contribuer à la compréhension des symptômes de ces gens-là, alors les études doivent les inclure et ne pas se limiter à ceux qui ne consomment qu’un ou deux sodas par jour[xi]. »

Lors de l’audience, le docteur Wurtman a stigmatisé les « études financées par l’industrie qui ne durent qu’un ou deux jours avec une ou deux doses d’aspartame. Comme nous savons que les symptômes apparaissent généralement après plusieurs semaines de consommation de la substance, les études d’un ou deux jours ne servent à rien ». « Le problème, a-t-il poursuivi, c’est qu’il n’y a pas d’argent public pour conduire de vraies études. Je connais plusieurs collègues qui ont déposé des projets et à qui on a répondu qu’il fallait demander le soutien de l’industrie. Moi-même, je poursuis mes travaux en puisant sur les fonds propres de mon laboratoire. »

Ce système pervers, qui permet aux fabricants de verrouiller la recherche sur leurs produits, a été confirmé par deux autres scientifiques auditionnés par les sénateurs. « Les effets de la phénylalanine sur les fonctions cérébrales des humains n’ont jamais été étudiés, a ainsi déclaré Louis Elsas, un généticien de l’université Emory d’Atlanta. Des millions de dollars ont été dépensés pour des études inutiles qui n’ont jamais traité ces questions. » Spécialisé en pédiatrie, le chercheur s’inquiétait particulièrement des effets de l’acide aminé sur les fœtus. « Nous savons que le niveau de phénylalanine présent dans le sang de la mère est quatre à six fois supérieur après avoir passé le placenta et la barrière sang-cerveau[2] du fœtus, a-t-il expliqué. Cette capacité de concentration peut entraîner un retard mental, des microcéphalies et des malformations congénitales. Selon le même mécanisme, il pourrait se produire des dommages cérébraux irréversibles chez les bébés de zéro à douze mois. »

« Avez-vous eu des contacts avec l’ILSI ?, a demandé Howard Metzenbaum.

– Oui, et ce ne fut pas une bonne expérience, a répondu le docteur Elsas. Comme j’avais exprimé en privé et publiquement mes inquiétudes, l’ILSI m’a demandé d’écrire un projet de recherche. Ce que j’ai fait, mais je n’ai jamais eu de réponse. En revanche, j’ai vu que le protocole de l’étude que j’avais élaboré a été repris par des laboratoires payés par l’industrie. »

Endocrinologue et professeur de médecine à l’université de Californie, William Pardridge a vécu une expérience similaire avec l’ILSI, qui « systématiquement a réservé ses fonds à des alliés au sein de la communauté scientifique en refusant son soutien à ceux qui soulevaient des questions sanitaires[xii] ». Travaillant spécifiquement sur le transport de la phénylalanine à travers la barrière sang-cerveau, il a déposé deux projets de recherche sur les effets de l’aspartame sur le cerveau des enfants, mais ils ont été refusés.

Face à ces accusations circonstanciées, les représentants ou collaborateurs de l’ILSI ont fait bien pâle figure. Parmi eux, John Fernstrom, psychiatre à l’université de Pittsburgh, a essayé de botter en touche. « Je ne peux pas imaginer qu’un enfant boive cinq canettes de coca light par jour, la quantité nécessaire pour qu’il atteigne la DJA de l’aspartame, a-t-il ironisé. C’est impossible ! » Puis, il s’est lancé dans une discussion surréaliste sur la « vitesse de dégradation de l’aspartame », qui serait « cinq fois plus rapide chez les rats que chez les hommes ». Manifestement exaspéré, le sénateur Metzenbaum a coupé court à sa langue de bois, en exhibant de derrière son pupitre, un à un, avec un sourire coquin, plusieurs dizaines de produits courants qui contiennent de l’aspartame : boissons gazeuses, chewing-gums, céréales, yaourts, médicaments, vitamines, etc. L’accumulation très théâtrale des produits a déclenché des salves d’applaudissement dans l’assistance.

L’influence du financement de la recherche par l’industrie : le « funding effect »

« L’article que nous venons de publier montre une augmentation de l’incidence des tumeurs du cerveau ainsi qu’une gravité accrue des tumeurs cérébrales dans la population américaine qui ont commencé trois ans après la mise sur le marché de l’aspartame[xiii]. » C’était le 18 novembre 1996, lors d’une conférence de presse, organisée à Washington. Y participaient le psychiatre Ralph Walton, l’avocat James Turner, le sénateur Howard Metzenbaum et le neurologue John Olney. Ce dernier avait épluché les données de l’Institut national du cancer concernant les tumeurs cérébrales recensées de 1970 à 1992 dans treize zones géographiques des États-Unis, qui couvraient 10 % de la population américaine. « Nos résultats montrent une première hausse ponctuelle de l’incidence au milieu des années 1970, qui peut s’expliquer par l’amélioration des techniques de diagnostic, avait commenté le neurologue, puis, une deuxième hausse très nette de 10 % en 1984, qui s’est maintenue jusqu’en 1992. » Et de conclure : « Cette étude ne permet pas d’établir si l’aspartame cause ou non des tumeurs du cerveau, mais il est urgent de répondre à cette question avec de nouvelles études expérimentales bien conçues. »

La publication de John Olney avait provoqué beaucoup de remous médiatiques, au point que le célèbre magazine télévisé « 60 minutes » décida de consacrer une édition spéciale à l’aspartame. Désemparés face à la masse d’études concernant l’édulcorant, les producteurs de CBS avaient demandé à Ralph Walton de conduire une revue systématique de celles qui avaient été publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture. Une première recherche sur différentes banques de données, dont MedLine, donna 527 références, dont le psychiatre ne garda que celles qui étaient « clairement liées à la sécurité du produit pour les humains ».

« D’abord, me dit Ralph Walton, il faut noter que les trois études fondamentales de Searle, qui ont servi à calculer la DJA de l’aspartame, n’ont jamais été publiées ! Par ailleurs, sur les 166 études que mon équipe a finalement sélectionnées, 74 avaient été financées par l’industrie (Searle, Ajinomoto ou l’ILSI) et 92 par des organismes de recherche indépendants (des universités ou la FDA). 100 % des études financées par l’industrie concluaient que l’aspartame était sans danger. Sur les 74, plusieurs avaient été publiées plusieurs fois dans différents journaux, sous différents noms, mais c’était la même étude. Sur les 92 études indépendantes, 85 concluaient que l’édulcorant posait un ou plusieurs problèmes sanitaires. Les sept dernières avaient été conduites par la FDA et arrivaient aux mêmes conclusions que celles financées par l’industrie.

– Comment expliquez-vous cet incroyable résultat ?, demandai-je.

– Ah ! Vous savez l’argent est très puissant… » (voir vidéo ci-dessous)

Le phénomène que Ralph Walton a constaté d’une manière flagrante a été qualifié de « funding effect » (que l’on pourrait traduire par « effet financement »). David Michaels décrit ainsi ce mécanisme fort inquiétant : « Quand un scientifique est recruté par une firme qui a un intérêt financier dans les résultats de l’étude qu’elle soutient, la probabilité que les résultats de l’étude soient favorables à la firme augmente considérablement. » Et le nouveau patron de l’OSHA de préciser : « Le fait qu’il y ait un enjeu financier lié aux résultats change la manière dont même les scientifiques les plus respectés approchent leur recherche et interprètent les résultats des expériences[xiv]. »

Le funding effect a été découvert par Paula Rochon, une gériatre de Boston, alors qu’elle comparait les tests cliniques de médicaments anti-inflammatoires non stéroïdiens, comme l’aspirine, le naproxène ou l’ibuprofène (Advil), utilisés pour traiter l’arthrite. Elle montra que les tests payés par l’industrie présentaient toujours des conclusions favorables, même si un examen attentif des données ne le confirmait pas[xv]. Quatre ans plus tard, l’équipe du Canadien Henry Thomas Stelfox (université de Toronto) faisait le même constat pour les antagonistes du calcium, des médicaments prescrits pour soigner l’hypertension et suspectés de provoquer des infarctus. Les chercheurs ont examiné les articles publiés entre mars 1995 et septembre 1996 et classé leurs auteurs en trois catégories caractérisant leur position par rapport aux molécules : « favorable », « neutre » et « critique ». Résultat : 96 % des scientifiques « favorables » avaient un lien financier avec les fabricants d’antagonistes du calcium, contre 60 % des auteurs « neutres » et 37 % des critiques[xvi]. Depuis, le phénomène a aussi été détecté pour les anticontraceptifs oraux, les médicaments pour le traitement de la schizophrénie, de la maladie d’Alzheimer ou du cancer[xvii].

J’ai épluché attentivement la liste des soixante-quatorze études financées par les fabricants d’aspartame que Ralph Walton a établie, et l’une d’entre elles a attiré mon attention, car elle illustre bien le phénomène des « boîtes noires » que décrit Bruno Latour dans son livre La Science en action. En effet, pour qu’un énoncé scientifique devienne un fait établi, dont plus personne n’est en mesure de reconstituer la genèse, il faut que celui-ci soit largement cité dans de multiples articles scientifiques. « Un énoncé a valeur de fait ou de fiction non par lui-même, mais seulement parce que les autres énoncés font de lui plus tard, explique le philosophe. Pour survivre, ou pour acquérir le statut de fait, un énoncé a besoin de la génération suivante d’articles[xviii]. » Voilà pourquoi Searle et consorts ont fait publier plusieurs dizaines d’« études », qui n’ont jamais traité les questions essentielles, mais dont le but était d’occuper le terrain de la littérature scientifique : une étude publiée est une étude qui peut être citée et donc contribuer à transformer une « fiction » en « fait » et c’est encore plus efficace si on parvient parallèlement à bloquer la production d’études indépendantes sur les questions essentielles justement, une tâche dont l’ILSI s’est parfaitement acquitté.

« Le problème, a commenté Ralph Walton, c’est que toutes ces études de faible qualité, voire biaisées, sont publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture. On attend toujours la “réforme radicale” que Richard Smith a appelée de ses vœux. » Directeur du prestigieux British Journal of Medicine, l’homme avait fait sensation en avouant publiquement les limites et faiblesses du système du peer review (voir supra, chapitre 9), pourtant considéré comme le must en matière de publication scientifique. « Nous savons qu’il est coûteux, lent, enclin aux biais, ouvert aux abus, voire défavorable à la véritable innovation et incapable de détecter la fraude, écrivait-il. Nous savons aussi que les articles publiés qui émergent du processus sont souvent grossièrement déficients[xxi]. » Dans cet éditorial, qui fit grincer bien des dents (industrielles), Richard Smith racontait l’expérience menée par Fioda Godlee et deux collègues du journal : ils avaient pris une étude qui allait être publiée, dans laquelle ils avaient inséré volontairement huit erreurs. Puis ils avaient envoyé le texte à 420 relecteurs potentiels, dont 221 (53 %) ont répondu : le nombre moyen d’erreurs relevées était de deux, pas un seul relecteur n’a relevé plus de cinq erreurs et 16 % n’y ont vu que du feu…


[1] On peut consulter la liste complète des soixante-huit membres financeurs de la branche européenne de l’ILSI, créée en 1986, sur le site d’ILSI Europe, <www.ilsi.org/Europe>. Siégeant à Washington, l’ILSI est implanté sur tous les continents.

[2] La barrière sang-cerveau, appelée « barrière hémato-encéphalique », protège le cerveau des agents pathogènes circulant dans le sang.


[i] <www.ilsi.org/Europe>.

[ii] « WHO shuts Life Sciences Industry Group out of setting health standards », Environmental News Service, 2 février 2006.

[iii] WHO/FAO, « Carbohydrates in human nutrition », FAO Food and nutrition paper, n° 66, 1998, Rome.

[iv] Tobacco Free Initiative, « The tobacco industry and scientific groups. ILSI : a case study », <www.who.int>, février 2001.

[v] Derek Yach et Stella Bialous, « Junking science to promote tobacco », American Journal of Public Health, vol. 91, 2001, p. 1745-1748.

[vi] « WHO shuts Life Sciences Industry Group out of setting health standards », loc. cit.

[vii] Environmental Working Group, « EPA fines Teflon maker DuPont for chemical cover-up », <www.ewg.org>, Washington, 14 décembre 2006. Voir aussi : Amy Cortese, « DuPont, now in the frying pan », The New York Times, 8 août 2004.

[viii] Michael Jacobson, « Lifting the veil of secrecy from industry funding of nonprofit health organizations », International Journal of Occupational and Environmental Health, vol. 11, 2005, p. 349-355.

[ix] Richard Wurtman et Timothy Maher, « Possible neurologic effects of aspartame, a widely used food additive », Environmental Health Perspectives, vol. 75, novembre 1987, p. 53-57 ; Richard Wurtman, « Neurological changes following high dose aspartame with dietary carbohydrates », New England Journal of Medicine, vol. 309, n° 7, 1983, p. 429-430.

[x] Richard Wurtman, « Aspartame : possible effects on seizures susceptibility », The Lancet, vol. 2, n° 8463, 1985, p. 1060.

[xi] La lettre a été publiée dans Gregory Gordon, « NutraSweet : questions swirl », loc. cit.

[xii] Ibid.

[xiii] John Olney et alii, « Increasing brain tumor rates : is there a link to aspartame ? », Journal of Neuropathology and Experimental Neurology, vol. 55, n° 11, 1996, p. 1115-1123.

[xiv] David Michaels, Doubt is their Product, op. cit., p. 143.

[xv] Paula Rochon et alii, « A study of manufacturer-supported trials of nonsteroidal anti-inflammatory drugs in the treatment of arthritis », Archives of Internal Medicine, vol. 154, n° 2, 1994, p. 157-163. Voir aussi : Sheldon Krimsky, « The funding effect in science and its implications for the judiciary », Journal of Law Policy, vol. 13, n° 1, 2005, p. 46-68.

[xvi] Henry Thomas Stelfox et alii, « Conflict of interest in the debate over calcium-channel antagonists », New England Journal of Medicine, vol. 338, n° 2, 1998, p. 101-106.

[xvii] Justin Bekelman et alii, « Scope and impact of financial conflicts of interest in biomedical research », Journal of the American Medical Association, vol. 289, 2003, p. 454-465 ; Valerio Gennaro, Lorenzo Tomatis, « Business bias : how epidemiologic studies may underestimate or fail to detect increased risks of cancer and other diseases », International Journal of Occupational and Environmental Health, vol. 11, 2005, p. 356-359.

[xviii] Bruno Latour, La Science en action, op. cit., p. 98.

[xix] Harriett Butchko et Frank Kotsonis, « Acceptable daily intake vs actual intake : the aspartame example », Journal of the American College of Nutrition, vol. 10, n° 3, 1991, p. 258-266.

[xx] Lewis Stegink et Jack Filer, « Repeated ingestion of aspartame-sweetened beverage : effect on plasma amino acid concentrations in normal adults », Metabolism, vol. 37, n° 3, mars 1988, p. 246-251.

[xxi] Richard Smith, « Peer review : reform or revolution ? », British Medical Journal, vol. 315, n° 7111, 1997, p. 759-760. Voir aussi : Richard Smith, « Medical journals are an extension of the marketing arm of pharmaceutical companies », PLoS Medicine, vol. 2, n° 5, 2005, p. 138.

Vidéo: interview de Ralph Walton


Nouvelles du Canada

Je vous écris du Canada où je suis venue lancer mon film et livre « Notre poison quotidien ».

Comme  Le monde selon Monsanto » qui a rencontré un beau succès dans les librairies du Québec,  Notre poison quotidien est édité par Stanké , une maison d’édition dépendant du groupe Librex :

http://www.edstanke.com/ficheProduit.aspx?codeprod=363631

Le film sera diffusé le 5 juin sur Télé Québec à 21 heures :

http://www.telequebec.tv/cinema/film.aspx?idCase=102445411

Mardi soir, mon film a été présenté en avant-première à l’UQAM, l’Université de Montréal qui a dû afficher « complet » et refuser du monde.

http://www.coeurdessciences.uqam.ca/evenements/details/205-ecocine-notre-poison-quotidien.html

450 personnes ont pu assister à la projection débat.

Je ne reste que quatre jours à Montréal, mais j’enchaîne les interviews, à raison d’une dizaine par jour ! J’ai ainsi été reçue dans toutes les émissions de radio, télé , et les journaux qui comptent au Québec . Voici quelques exemples :

Michel Désautels de Radio Canada :

http://www.radio-canada.ca/emissions/desautels/2009-2010/chronique.asp?idChronique=154607

Ou Paul Arcand, l’un des chroniqueurs les plus célèbres du Québec:

Ou l’émission de télé 24 heures en 60 minutes:

La Presse :

http://www.cyberpresse.ca/chroniqueurs/marie-claude-lortie/201105/25/01-4402497-mauvaise-chimie.php

Par ailleurs, je vous informe que la version américaine de mon livre Le monde selon Monsanto fait partie des cinq livres nominés (sur un total de 70 livres) pour le prix Helen Bernstein de l’excellence en journalisme de la bibliothèque de New York qui récompense, chaque année, une grande enquête d’investigation journalistique . Il est très rare qu’un  livre étranger (écrit par un journaliste qui n’ait pas la nationalité américaine) soit nominé pour ce prix, et je suis donc très fière de constituer une exception !

http://www.nypl.org/help/about-nypl/awards/book-award-for-journalism

Enfin, j’étais le 18 mai au Luxembourg où Greenpeace m’avait organisé une journée marathon: rencontre avec la presse, projection débat et entretien avec  Romain Schneider, le ministre de l’agriculture , de la viticulture et du développement durable (à ma gauche sur la photo), ainsi qu’avec des représentants du ministère de la santé .

Les propos incohérents de Jean-François Narbonne (1)

J’ai participé le 16 mai à une rencontre avec la presse agricole organisée par l’Association française des journalistes agricoles (AFJA) , à l’invitation d’Eric Massin qui travaille au journal Le Betteravier. Etait également convié  Jean-Charles Bocquet, le directeur de l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), avec qui j’ « échangeais » donc pour la troisième fois, alors qu’il avait refusé de m’accorder une interview pour mon film (voir sur ce Blog) !

A peine arrivée dans les locaux du Crédit agricole, rue de la Boétie, où cette rencontre avait lieu, un homme se précipite vers moi, avec un  sourire avenant. « On ne se connaît pas, me dit-il, je suis Gil Rivière-Weckstein… » Ce « journaliste » dirige le site Agriculture et Environnement, où il ne cesse de déverser insultes et papiers tendancieux à l’égard de tous ceux qui osent questionner l’innocuité des pesticides.

C’est un secret de polichinelle que ce site est payé par l’industrie chimique, ce que j’ai expliqué lors de mon face à face avec Jean-Charles Bocquet sur Libération Labo. (voir sur ce Blog). Prenant l’air surpris, celui-ci avait affirmé mollement qu’il n’en était rien… Cette partie de l’entretien avait été reprise dans les deux pages publiée par Coralie Schaub dans  Libération, le 15 mars, le jour de la sortie de « Notre poison quotidien » sur ARTE. Quelques jours plus tard, Gil Rivière-Weckstein se fendait d’une demande de droit de réponse, en osant affirmer qu’il travaillait pour un « journal indépendant ».

Ce n’est pourtant pas l’avis d’Eric Massin, le journaliste qui a organisé la rencontre pour l’AFJA: «  Ici, tout le monde sait que Agriculture et environnement est payé par l’industrie » m’a –t-il expliqué, quand je lui faisais remarquer l’outrecuidance du « journaliste » qui vient tout sourire me serrer la main, alors qu’il n’a de cesse de m’insulter sur son site…

Toujours est-il que le salarié des fabricants de pesticides vient d’interviewer Jean-François Narbonne, le toxicologue de Bordeaux, dont tout indique, qu’après avoir montré une certaine fibre écologique ou tout au moins certaines préoccupations pour l’environnement et la santé publique, il a changé de camp.

J’ai récemment publié sur mon Blog la déclaration de conflit d’intérêts qu’il a transmise à l’ANSES où on découvre que son laboratoire est financé par Total. Or, l’une des filiales de Total c’est Arkema, l’un des principaux fabricants de Bisphenol A de France. Ceci expliquant peut-être cela…

Le compte-rendu de l’interview conduite par le journaliste de l’industrie des pesticides commence en ces termes :

« Expert auprès de l’Anses, le Pr Jean-François Narbonne est l’un des rares scientifiques à avoir réagi publiquement au reportage de Marie-Monique Robin, Notre poison quotidien. »

Et pour cause ! On peut même dire que Jean-François Narbonne est le seul scientifique que l’industrie ait trouvé pour essayer de critiquer le contenu de mon documentaire et film (dont tout indique qu’il n’a pas vu le premier ni lu le second), car aucun scientifique sérieux (c’est-à-dire indépendant) n’oserait formuler autant de contre-vérités et arguments fallacieux, voire diffamatoires, à l’égard d ‘une enquête qui donne la parole à plus de cinquante scientifiques, rencontrés dans douze pays.   J’ai d’ailleurs reçu plusieurs messages chaleureux de chercheurs de l’INSERM, comme Jacqueline Clavel ou Martine Perrot-Aplanat,  ou de l’Université de médecine de Boston, comme Ana Soto et Carlos Sonnenschein,  qui ont rendu un hommage appuyé à la qualité de mon investigation.

Dans l’ interview qu’il a donnée à Agriculture et Environnement , Jean-François Narbonne reprend les mêmes poncifs qu’il avait déjà assénés dans  deux journaux en ligne (le  post.fr et nutrition.fr) . Ces pauvres arguments ont déjà été soigneusement anéantis par André Cicollela, un toxicologue et chimiste indépendant, qui se bat pour la santé publique depuis des décennies et qui est, aujourd’hui, le porte-parole du réseau Environnement Santé (voir sur ce Blog) .

http://reseau-environnement-sante.fr/2011/04/04/la-vie-du-reseau/reponse-a-jean-francois-narbonne/#more-1662

Mais je ne résiste pas à l’envie de les passer moi-même  à travers mes fourches caudines, tant il est clair que Narbonne ne maîtrise pas certains des sujets qu’il prétend connaître, avec cet imparable argument d’autorité qui a fait long feu : je suis toxicologue, donc je sais !

Voici quelques exemples des multiples erreurs et propos totalement incohérents qui jalonnent les déclarations de Mr. Narbonne :

« Pour exemple, prenons son traitement du cas de l’aspartame, que je connais d’autant mieux que je l’ai étudié ( j’ai conclu à son sujet qu’il était parfaitement inutile). Marie-Monique Robin retrace l’histoire de la situation américaine, notamment la manière dont l’aspartame y a été autorisé dans les années 1980. Très bien, sauf qu’il n’y a rien de neuf, et que cela n’a rien à voir avec la situation en Europe. »

Voilà une preuve que Mr. Narbonne, qui dit tout et le contraire de tout,  ne sait pas de quoi il parle ! Pour mon enquête sur l’aspartame ( à laquelle j’ai consacré quatre mois complets) j’ai pu consulter un millier de documents déclassifiés. Il en ressort que bien évidemment ce qui s’est passé aux Etats Unis a quelque chose à voir avec la situation européenne ! Comme me l’a expliqué Hugues Kenigswald, le chef de l’Unité additifs alimentaires à l’ Autorité européenne pour la sécurité alimentaire (EFSA), en 1985, l’Europe s’est contentée de suivre l’avis émis par la FDA, au moment d’autoriser la mise sur le marché de l’aspartame. Or, jusqu’à l’élection de Ronald Reagan à la Maison Blanche, en 1981, tous les scientifiques de la FDA se sont opposés à la mise sur le marché de l’aspartame, car ils estimaient que les études toxicologiques fournies par Searle, le fabricant d’aspartame, étaient d’une piètre qualité et qu’il fallait les répéter pour vérifier le potentiel cancérigène de l’aspartame. Cela n’a jamais été fait , grâce à l’entremise d’un certain  Donald Rumsfeld, qui était alors PDG de Searle !

Donc, la fameuse Dose Journalière  Acceptable de l’aspartame (DJA) est toujours de 40 mg par kilo en Europe, alors qu’elle a été fixée à partir d’études absolument catastrophiques, ainsi que je l’ai démontré dans mon film et livre.

http://www.efsa.europa.eu/fr/topics/topic/aspartame.htm?wtrl=01

C’est d’ailleurs ce qu’a reconnu Hugues Koenigswald devant ma caméra. Voici un extrait du script de mon documentaire :

Hugues KENIGSWALD, chef de l’unité additifs alimentaires à l’EFSA :

« Cette dose journalière acceptable de 40mg/kg a été établie au départ

par le JECFA, c’est à dire, le groupe d’experts international FAO/OMS  et c’était

en 1980 et ensuite la même DJA a été établie également par le comité scientifique

de l’alimentation humaine donc pour l’Europe en 1985. »

Marie-Monique Robin :

« Moi je suis allée à l’OMS, et j’ai fouillé dans les archives du JECFA et j’ai eu

accès aux documents.

C’est très troublant je dois dire …Cette première DJA de 40mg/ est basée sur des

études hautement controversées.

Depuis on n’est pas revenu sur cette DJA  alors que les études d’origine sont très

critiquables… »

Hugues KENIGSWALD :

« Je ne sais pas ce qu’il faut penser des études initiales, je n’ai pas les

éléments pour juger plus que ce que je peux lire dans les évaluations précédentes

et dans les évaluations précédentes, il est mentionné qu’un doute a été soulevé

et que ce doute a été levé ».

Marie-Monique Robin :

« Oui mais dans les dossiers, il n’y a pas de nouvelles études pour savoir

pourquoi ce doute est levé? Voilà. »

Hugues KENIGSWALD  :

« Sur quelque chose qui a été fait il y a effectivement 30 ans, c’est peut être

regrettable mais c’est souvent le cas. »

Le 16 mars dernier, Hugues Kenigswald a reconnu devant le parlement européen que la DJA européenne était fondée sur les études hautement controversées (et jamais publiées) de Searle. Cette audition avait été organisée par Corinne Lepage, députée européenne et vice-présidente du parlement européen, après qu’elle a vu mon documentaire sur la RTBF (la télévision publique belge) qui l’a diffusé fin janvier (six semaines avant ARTE).

Voici le compte rendu qu’en a fait Virginie Félix qui couvrait l’audition pour Télérama :

http://television.telerama.fr/television/bruxelles-debat-de-l-aspartame,66854.php

Il faut se pencher sur les documents aujourd’hui déclassifiés de la FDA pour comprendre à quel point les études toxicologiques fournies par Searle et qui, j’insiste, fondent aujourd’hui la DJA de l’aspartame, sont proprement « désastreuses », ainsi que l’a dit Jacqueline Verrett, une toxicologue de la FDA, qui a témoigné dans une audition du sénat en novembre 1987.

Voici quelques extraits des deux  chapitres de  mon livre  que j’ai consacrés à l’édulcorant de synthèse :

EXTRAIT 1

En juillet 1975, Alexander Schmidt, le directeur (commissioner) de la FDA, décide de créer un « groupe de travail spécial », chargé d’examiner la validité de vingt-cinq études de la firme concernant six médicaments et l’aspartame. Exceptionnelle, la demande fait suite à l’examen de tests pharmacologiques que les scientifiques de l’agence ont jugés « aberrants ». Parmi les membres du groupe de travail, il y avait Adrian Gross, qui travailla à la FDA de 1964 à 1979. Dans deux courriers adressés au sénateur Howard Metzenbaum en 1987[i], il a raconté en détail ce que les inspecteurs ont alors découvert dans les laboratoires de l’entreprise de Chicago, où ils ont passé au peigne fin onze études sur l’aspartame, dont deux considérées comme capitales puisqu’elles testaient les effets cancérigènes et tératogènes[1] de l’édulcorant.

Gross est l’un des signataires du rapport de cinq cents pages que le groupe de travail a remis le 24 mars 1976 et qui commence en ces termes : « Au cœur du processus réglementaire de la FDA, il y a sa capacité à pouvoir se reposer sur la validité des données de sécurité soumises par les fabricants des produits réglementés. Notre investigation démontre clairement que dans le cas de G. D. Searle, nous n’avons aucune base pour asseoir notre confiance. » Puis, le rapport énumère sur des dizaines de pages les « déficiences sérieuses » rencontrées dans les « opérations et pratiques » de la firme qui « concernent spécifiquement les études sur l’aspartame ». D’abord, ils ont constaté un « manque de souci pour l’homogénéité et la stabilité de l’ingrédient incorporé dans les régimes alimentaires », de sorte qu’il « n’y a aucune façon de savoir avec certitude si les animaux ont bien ingéré la dose rapportée ». Ils soulignent que les « comptes rendus des observations et résultats contiennent de nombreuses erreurs et aberrations » et qu’il y a des « observations rapportées qui concernent un produit qui n’a jamais existé ». Ils notent le « manque de formation des scientifiques “professionnels” qui ont fait les observations pour les études de tératogénicité » et la « perte d’informations pathologiques importantes due à la décomposition totale de certains organes ». Enfin, et c’est probablement le plus grave, ils dénoncent l’« excision de masses tumorales », c’est-à-dire le fait que des tumeurs ont été retirées des cobayes, ce qui a permis de réduire le nombre des cancers cérébraux observés dans les groupes expérimentaux (douze au total). Or, note Adrian Gross dans son courrier au sénateur Metzenbaum, malgré toutes les déficiences observées, il n’en reste pas moins que le « taux de tumeurs cérébrales des animaux exposés est nettement supérieur à celui des animaux non exposés et cet excès est hautement significatif ».

Le groupe de travail a aussi découvert que Searle avait « omis » de communiquer les résultats de deux études essentielles : l’une avait été réalisée par Harry Waisman, le directeur d’un laboratoire de l’université du Wisconsin, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la phénylalanine. Conduite dès 1967 sur sept jeunes singes, celle-ci s’était soldée par la mort de l’un des cobayes, tandis que cinq avaient souffert de crises d’épilepsie. La seconde avait été réalisée par Ann Reynolds, une zoologue de l’université d’Illinois qui avait confirmé les résultats obtenus par John Olney. L’affaire est si grave que le groupe de travail recommande d’intenter une action en justice contre Searle pour « violation criminelle de la loi ». L’autorisation de mise sur le marché de l’aspartame est suspendue sine die, tandis que les faits sont publiquement dénoncés par Alexander Schmidt, lors d’une audience au Sénat en juillet 1976.

« J’ai ici le rapport du groupe de travail de la FDA sur les études de Searle, êtes-vous d’accord avec ses conclusions ?, a demandé le sénateur Edward Kennedy au directeur de l’agence.

– Oui, a-t-il répondu.

– Est-ce la première fois qu’un problème d’une telle magnitude a été découvert par la FDA ?, a insisté l’élu démocrate.

– Oui, […] nous avons parfois été informés de problèmes isolés, mais n’avions jamais rencontré de problèmes de cette ampleur dans une firme pharmaceutique[ii]. »

Dans la foulée de son audition, Alexander Schmidt annonce la création d’un nouveau groupe de travail, chargé d’investiguer la troisième étude capitale réalisée par Searle concernant les effets du DKP, le métabolite de l’aspartame. Conduite par Jérome Bressler, un scientifique réputé de la FDA qui donnera son nom au rapport publié en août 1977, cette enquête confirme les irrégularités constatées par l’équipe précédente, avec toutefois quelques « originalités » qui valent le détour ! « Les comptes rendus des observations indiquent que l’animal n° A23 LM était vivant à la semaine 88, mort de la semaine 92 à la semaine 104, vivant à la semaine 108 et mort à la semaine 112 », notent ainsi les inspecteurs. La suite est de la même veine et je me contenterai de quelques extraits, tant la liste des « anomalies » est longue : « Une masse tissulaire de 1,5 x 1,0 cm a été excisée de l’animal B3HF le 2 décembre 1972 » ; « quatre-vingt-dix-huit des cent quatre-vingt-seize cobayes qui sont morts pendant l’étude ont été autopsiés très tard, parfois un an après la mort » ; « vingt animaux ont été exclus de l’étude en raison de leur décomposition excessive » ; « l’animal F6HF, une femelle exposée à une forte dose, a été retrouvé mort au 787e jour et le rapport pathologique notait une tumeur mesurant 5,0 x 4,5 x 2,5 cm. Le dossier remis par Searle à la FDA ne mentionnait pas cette tumeur, car l’animal avait été exclu de l’étude en raison de son état de décomposition » ; « un polype sur l’utérus de l’animal K9 MF a été découvert qui n’avait pas été diagnostiqué par Searle, ce qui porte le nombre de polypes utérins à cinq sur trente-quatre pour le groupe exposé à une dose médiane (15 %)[iii]. » Etc.

« En 1979, j’ai pu consulter les études de Searle, grâce à la procédure du Freedom of Information Act, m’a raconté John Olney, de sa voix étonnamment lente. J’ai été atterré par ce que j’ai découvert… Je me souviens notamment d’une photo prise par une technicienne du laboratoire, où l’on voyait un large morceau de DKP grossièrement mélangé à la nourriture en poudre des rats. Cette anomalie a été dénoncée dans le rapport Bressler, car les rongeurs sont suffisamment malins pour éviter une substance particulièrement nauséabonde. J’avais aussi noté le nombre élevé de tumeurs cérébrales constatées dans l’une des études centrales, car je sais que ce genre de tumeurs est excessivement rare chez les animaux de laboratoire. La littérature scientifique de l’époque donnait une incidence de 0,6 %, alors que l’étude de Searle parvenait à 3,57 %, malgré ses nombreuses déficiences. Je me souviens m’être dit qu’avec de tels éléments, la FDA ne pouvait que refuser l’homologation de l’aspartame[iv]… »

EXTRAIT 2

« Je n’ai aucun scrupule à dire que si nous basons la quantité d’aspartame autorisée dans nos aliments sur les études de Searle, alors c’est un vrai désastre. » Après les embrouillaminis des scientifiques de l’ILSI, le témoignage de Jacqueline Verrett est apparu d’une étonnante limpidité, provoquant un silence religieux dans la salle de l’audience. Très stricte avec ses lunettes carrées et son tailleur de vieille fille rangée, le docteur Verrett a travaillé à la FDA comme biochimiste et toxicologue de 1957 à 1979. En 1977, elle fit partie de l’équipe de Jerome Bressler et eut donc accès aux données brutes des trois fameuses études (celle sur le DKP et les deux sur la tératogénicité) qui ont fondé la DJA de l’aspartame aux États-Unis comme en Europe (voir supra, chapitre 14). Avec un ton pince-sans-rire, elle a ironisé sur les « animaux remis dans l’étude après extraction de leurs tumeurs », « les rats morts, puis ressuscités » et a tranché : « Il est impensable qu’un toxicologue digne de ce nom, après avoir effectué une évaluation complète et objective de ces données, ne conclut pas qu’il est impossible d’interpréter ces études et qu’il faut les refaire. » Or, a-t-elle asséné, « j’ai vérifié la littérature scientifique récente et je n’ai trouvé aucune étude qui ait tenté de reproduire ces recherches pour résoudre les questions soulevées ; […] de sorte que nous ne pouvons absolument pas être sûrs d’avoir la bonne DJA ».

Décédée en 1997, Jacqueline Verrett a publié en 1974 un livre iconoclaste intitulé Eating May be Hazardous to your Health (Manger peut être dangereux pour votre santé), où elle racontait son travail à la FDA. Bravant la réputation de la célèbre agence, elle n’hésitait pas à écrire : « Malheureusement, notre alimentation n’est pas la plus sûre du monde. […] Si certains additifs alimentaires étaient réglementés comme des médicaments, ils seraient interdits, sauf à être vendus sur prescription médicale, et devraient alors être accompagnés d’une mise en garde pour les femmes enceintes[v]. » Elle donnait l’exemple du colorant rouge citrus n° 2, qui provoque des « mort-nés, des morts fœtales et des malformations congénitales chez les animaux[2] ». La toxicologue racontait aussi le rôle qu’elle a joué dans l’interdiction aux États-Unis du cyclamate (E 952, toujours autorisé en Europe). Le 1er octobre 1969, elle avait provoqué un cataclysme en révélant sur la chaîne NBC les résultats d’une étude qu’elle avait menée sur 13 000 embryons de poussins. Elle leur avait injecté du cyclamate et ils étaient nés avec de « graves malformations congénitales » : « Colonnes vertébrales et pattes déformées, phocomélie[3]. »

Faisant le tour des centaines d’additifs alimentaires autorisés par la FDA, dont la « majorité n’a jamais été testée », elle déplorait : « Nous sommes tous embarqués dans une expérimentation gigantesque dont nous ne saurons jamais les résultats, du moins pendant notre vie. Quels sont les dangers des produits chimiques que nous mangeons ? Est-ce qu’ils provoquent le cancer ? Des malformations congénitales ? Des mutations ? Des dommages au cerveau, au cœur et de nombreuses autres maladies ? Nous n’en savons rien. […] Il est possible que nous soyons en train de semer les graines d’une épidémie de cancers qui se développera dans les années 1980 et 1990[vi]. »

FIN DE L’EXTRAIT

Pour ceux qui n’ont pas vu mon film, ils peuvent consulter un extrait sur le site de Notre poison quotidien :

http://notre-poison-quotidien.arte.tv/fr/aspartame/

En attendant, l’audition organisée par Corinne Lepage n’a pas été vaine. A peine un mois plus tard, le mardi 19 avril, la Commission Environnement et Santé du Parlement européen a approuvé par 54 voix contre 4 et une abstention, que soit apposée la mention  «Pourrait ne pas convenir aux femmes enceintes» sur les quelque 6000  produits alimentaires et  500 médicaments contenant de l’aspartame. C’est un premier pas, certes insuffisant, mais qui pourrait être le début de la fin pour cet édulcorant qui ne présente absolument aucun bénéfice pour le consommateur, mais que des risques.

Le texte adopté par la commission devra être voté par le Parlement européen en juillet, puis le secteur alimentaire disposera de… trois ans pour s’adapter aux règles. Le temps pour les fabricants  de trouver un produit de substitution qui pourrait bien être la stévia, cette plante à l’extraordinaire pouvoir sucrant dont l’homologation (une plante cultive en Amérique du sud depuis des millénaires!) fut bloquée pendant plusieurs années pour ne pas faire de concurrence à …l’aspartame!


[1] La tératogénicité désigne la capacité d’une substance chimique à provoquer des malformations fœtales.

[2] Le rouge citrus n° 2 (E 121) est interdit en Europe depuis 1977. Il est classé « cancérigène probable pour les humains » (groupe 2B) par le CIRC. Il est toujours autorisé aux États-Unis, uniquement pour colorer la peau des oranges. Si vous achetez des oranges de Floride, il est recommandé de se laver les mains après les avoir épluchées…

[3] La phocomélie se traduit par une atrophie des membres. Elle est caractéristique des enfants qui ont été exposés in utero à la thalidomide, un médicament prescrit aux femmes enceintes contre les nausées, dans les années 1950 et 1960.


[i] Lettres d’Adrian Gross au sénateur Howard M. Metzenbaum, 30 octobre et 3 novembre 1987 (consultables sur le site <www.dorway.com>).

[ii] Committee on Labor and Public Health, « Record of hearings of April 8-9 and July 10, 1976, held by Sen. Edward Kennedy, Chairman, Subcommittee on Administrative Practice and Procedure, Committee on the Judiciary, and Chairman, Subcommittee on Health », p. 3-4.

[iii] FDA, « Bressler Report », 1er août 1977.

[iv] Entretien de l’auteure avec John Olney, Nouvelle-Orléans, 20 octobre 2009.

[v] Jacqueline Verrett et Jean Carper, Eating May be Hazardous to your Health, Simon and Schuster, New York, 1994, p. 19-21.

[vi] Ibid., p. 42 et 48.

« Torture made in USA » le 21 juin sur ARTE

J’ai le plaisir de vous informer que mon film « Torture made in USA » sera diffusé sur ARTE  le 21 juin à 20 heures 40, dans les Mercredis de l’histoire.

FAITES CIRCULER L’INFORMATION !

Au moment où les conditions de la mort la mort de Ben Laden défrayent la chronique , en opposant ceux qui y voient un assassinat pur et simple et ceux qui célèbrent la disparition de l’ennemi public Numéro 1, ce film souligne que … la fin ne justifie jamais les moyens.

Voici, en avant première, le texte que j’ai écrit pour le livret qui accompagnera la sortie du DVD, édité par ARTE, en collaboration avec Amnesty International (qui fête cette année son cinquantième anniversaire) , l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (l’ACAT) et MEDIAPART (qui avait diffusé le film sur son site d’octobre à décembre 2009).

De fait, ainsi que je l’écris dans mon texte de présentation, il est rassurant de constater que les grands témoins que j’ai pu interviewer, qui faisaient tous partie du deuxième cercle de l’administration Bush, et étaient donc des Républicains pur sang, ont tous dénoncé l’utilisation de la torture dans la « guerre contre le terrorisme ».

Je mets en ligne les deux dernières minutes du film où parlent – par ordre d’apparition- le général RICARDO SANCHEZ , le commandant des forces de la Coalition en Irak de 2003 à 2004, JOE NAVARRO agent du FBI, JOHN HUTSON, Ex vice-amiral et Doyen de l’Université de droit de Concorde, MALCOLM NANCE, Instructeur militaire (Programme SERE), ALBERTO MORA, Ex Consul général de la marine, LARRY WILKERSON, Ex Chef de cabinet de Colin Powell, le general JANIS KARPINSKI, Ex Commandant des prisons en Irak 2003-2004, et DAVID DE BATTO, Officier de la 205 e brigade d’intelligence militaire.

Je mets aussi en ligne le texte rédigé par Amnesty International, l’ACAT et Human Rights Watch dans le livret d’accompagnement du DVD.

ARTE a eu la bonne idée de profiter de la diffusion de “Torture made in USA” pour rééditer le DVD de “Escadrons de la mort: l’école française” , dont j’ai déjà largement évoqué les incroyables repercussions lors ma comparution comme témoin protégé dans dexu process contre les militaires argentins (voir su ce Blog, rubrique “Escadrons de la mort: l’école française”).

Voici également en avant première les pochettes et habillages des deux DVD qui sortiront ensemble le mois prochain.

J’ai créé ma maison de production pour mon prochain film (et livre) Appel à souscriptions!

J’informe les internautes que j’ai créé ma maison de production pour produire mon prochain film, provisoirement intitulé « Comment on nourrit les gens?« 

Ce titre est une allusion à la remarque qu’avait faite Jean-René Buisson , le président de l’association nationale de l’industrie agroalimentaire (ANIA), sur le plateau de l’émission « Mots croisés » sur France 2 où il avait déclaré (le 22 février 2011):

« Aujourd’hui, il n’y a pas de solution alternative aux pesticides (…) comment on nourrit les gens ? Je vous rappelle les chiffres : si on fait des produits absolument sans pesticides aujourd’hui, c’est 40% de production en moins, 50% de coûts en plus »

L’intégralité de l’émission peut être visionnée sur Daily Motion. J’en ai utilisé une petite partie pour la bande annonce de mon prochain film que je mets en ligne:



La bande annonce est aussi visible en version anglaise sur le site de ma maison de production qui s’appelle M2R Films :

http://www.m2rfilms.com/

Pour  la première fois en France, je lance un appel à souscriptions pour soutenir cette nouvelle enquête. Il s’agit d’un préachat de DVD en tirage limité (2500 maximum) avec des bonus pour 30 Euros, donnant la possibilité de consulter des pages réservées qui rendront compte de l’évolution du projet (préparation, tournage, montage).

Télérama vient de mettre en ligne un papier présentant cette manière originale  de financer (en partie) des documentaires ambitieux tant sur la forme que sur le contenu:

Avis aux amateurs!

Faites suivre le lien!

Hommage à Chris Hondros

Je voudrais rendre hommage à Chris Hondros, l’un des plus grand photographes de ce siècle, qui est mort à 41 ans, le 20 avril dernier, alors qu’il couvrait les événements de Lybie.

Chris était un photojournaliste engagé, qui voulait témoigner de la marche folle du monde, en mettant son appareil photo dans la plaie, malgré les dangers qu’il savait courir.

http://www.chrishondros.com/

J’avais interviewé Chris pour le livre 100 photos du XXIème siècle que j’ai publié aux Editions La Martinière avec David Charrasse, fin 2010. Le photographe m’avait raconté l’incroyable histoire de l’une de ses photos les plus célèbres qu’il a prise au Libéria en 2003.

Je mets ici le facsimilé de la double page que nous avons consacrée à ce cliché majeur de la première décennie du XXI ème siècle: