Non à l’accord de libre échange américano-européen!

J’appelle tous les internautes à se mobiliser contre l’accord de libre échange avec les Etats Unis que la Communauté européenne envisage de signer dans un avenir proche. J’ai réalisé récemment un documentaire, intitulé « Les déportés du libre échange« , diffusé sur ARTE, qui racontait les conséquences désastreuses de l’Accord de Libre Echange Nord Américain (ALENA) , entré en vigueur le 1er janvier 1994, pour les paysans, travailleurs et citoyens mexicains:

http://www.mariemoniquerobin.com/deportedulibreechangesynopsis.html
J’y ai consacré un chapitre entier dans mon livre Les moissons du futur (voir ci-dessous).
Qu’on ne s’y trompe pas: au nom du « libre échange » et de « l’harmonisation« , le futur accord entraînera un alignement européen sur le modèle américain: privatisation des services publics – santé, éducation-, remise en cause des lois environnementales, des droits du travail, poulets et lait aux hormones, OGM, etc.

Comme le rappelle le député européen Yannick Jadot dans Libération d’aujourd’hui, récemment, le Québec a décidé d’un moratoire sur l’exploitation des gaz de schiste, et les compagnies des Etats Unis ont brandi l’ALENA pour exiger des centaines de millions de dollars d’indemnisation.
Certes, on peut se féliciter de la position ferme du président Hollande qui a exigé que soit retiré du cadre des négociations le secteur audiovisuel, mais ce n’est pas suffisant! Je crains même que ce soit un moyen de nous faire avaler la pilule…
Les accords de libre échange promus par les Etats Unis sont pilotés par les grandes multinationales qui visent ainsi à terminer leur besogne: mettre la planète en coupe réglée. C’est ce que j’ai expliqué, en juin 2012, au parlement japonais, qui m’avait sollicitée lors de mon séjour en terre nippone pour mes films Les moissons du futur et Terre souillée. Le pays est aussi en négociation avec les Etats Unis pour la signature d’un accord de « libre échange »:

http://www.arte.tv/sites/fr/robin/2012/06/24/message-au-parlement-japonais/

 

À chacun de se mobiliser pour que l’accord américano-européen ne soit jamais signé!

 

Je mets ici en ligne le début du chapitre que j’ai consacré à l’ALENA dans mon livre Les moissons du futur:

 

Le « libre-échange » affame le Mexique

« Aujourd’hui, les États-Unis, le Mexique et le Canada embarquent ensemble dans une entreprise extraordinaire. Nous allons créer le marché le plus grand, le plus riche et le plus productif du monde, un marché de 6 milliards de dollars et de 360 millions de personnes. […] L’Accord de libre-échange nord-américain va créer de nouveaux emplois avec de bons salaires dans les trois pays, parce qu’un marché ouvert stimule la croissance et crée de nouveaux produits à des prix compétitifs. […] Le libre-échange est la voie du futur. » C’était le 7 octobre 1992, à San Antonio, au Texas, le fief du président George W. Bush qui prononçait ces mots exaltés. Ce jour-là, il avait convié ses homologues canadien, Brian Mulroney, et mexicain, Carlos Salinas de Gortari, pour un grand raout à la hauteur de l’enjeu : la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), prévoyant la libre circulation des biens et des services, y compris des produits agricoles, dans les trois pays de la zone.

L’Accord de libre-échange nord-américain : une « bonne affaire » ?

N’en déplaise à nos amis canadiens, mais je passerai l’allocution de leur Premier ministre pour me concentrer sur celle du président mexicain, qui était alors sur le point d’engager son pays sur une voie dévastatrice. Vêtu d’un costume bleu, il avait l’air tout petit à côté de ses deux grands voisins du Nord, un peu comme une pièce rapportée qu’on rajoute au dernier moment sur la photo de famille. Il semble que ce fut aussi l’impression de mes collègues de l’Associated Press qui ont couvert l’événement. Quand j’ai consulté leurs rushes (les images brutes), j’ai découvert qu’ils avaient très peu filmé le discours de Carlos Salinas de Gortari, préférant faire de longs plans de coupe sur Bush et Mulroney, pendant qu’il parlait. Du coup, quand en janvier 2012, j’ai voulu monter le reportage que j’ai réalisé pour Arte sur l’ALENA[i], j’ai dû faire appel à la télévision mexicaine pour avoir le discours de leur président parlant avec le son et l’image. L’anecdote n’est pas anodine, car elle en dit long sur ce qui se préparait ce 7 octobre 1992 : la mise en coupe réglée de l’économie mexicaine par la première puissance du monde.

« Avec le traité de libre-échange, nos peuples prennent acte des nouvelles conditions de l’économie mondiale, a déclaré sur un ton monocorde Carlos Salinas. […] Le traité permettra aux producteurs de faire des économies d’échelle, en profitant des avantages comparatifs de chacune de nos économies. Il favorisera la croissance économique du Mexique […] et entraînera une augmentation de la productivité et de meilleurs salaires pour les travailleurs. Grâce à l’ALENA, nous serons tous gagnants ! »

S’ensuivent des images où l’on voit les trois dirigeants apposer leur paraphe sur de volumineux livres reliés de cuir, contenant des milliers de pages de documents. Mais l’affaire n’était pas encore dans le sac, car pour pouvoir entrer en vigueur, l’ALENA devait être approuvé par les trois Parlements nationaux. Et ce fut aux États-Unis que la bataille fut la plus rude. Celle-ci incomba au démocrate Bill Clinton, qui gagna les élections contre le républicain Bush, un mois après la signature de San Antonio, et se révéla un défenseur invétéré du « libre-échange ». C’est ainsi que, le 14 septembre 1993, il organisa une cérémonie somptueuse à la Maison-Blanche. Pour cette occasion exceptionnelle, il avait convié ses trois prédécesseurs, Gerald Ford, Jimmy Carter et George W. Bush. Car l’heure était à l’union nationale : pour convaincre le Congrès de ratifier l’ALENA, l’administration Clinton avait dû négocier l’adjonction de trois accords annexes portant sur le respect de l’environnement, le droit des travailleurs, la sécurité au travail et le droit des enfants. Autant de domaines qui concentraient les critiques des opposants à l’ALENA, aussi bien dans le camp démocrate que républicain, sans oublier les organisations de la société civile ou les syndicats. La suite prouvera qu’ils n’avaient pas tort, et les trois accords annexes n’y changeront pas grand-chose.

« Je transmettrai l’ensemble des accords au Congrès pour approbation », a expliqué Bill Clinton, après avoir chaleureusement remercié George Bush, qui a « largement contribué aux négociations pour l’ALENA ». « Bien que le combat risque d’être difficile, je suis profondément convaincu que nous pouvons gagner, a-t-il poursuivi. D’abord, parce que l’ALENA signifie des emplois américains bien payés. Si ce n’était pas le cas, je ne soutiendrai pas ce traité. Je suis convaincu que l’ALENA créera un million d’emplois dans les cinq années qui suivront son entrée en vigueur. […] L’ALENA créera ces emplois en promouvant un boom des exportations vers le Mexique, en supprimant les taxes douanières que l’administration du président Salinas a déjà réduites mais qui restent plus élevées que les taxes américaines. […] Cela signifie que l’on va pouvoir combler plus rapidement le fossé qui existe entre les niveaux de salaires de nos deux pays. Et au fur et à mesure que les bénéfices de la croissance économique irrigueront le Mexique et profiteront aux gens qui travaillent, que se passera-t-il ? Ceux-ci auront plus de revenus disponibles pour acheter des produits américains et il y aura moins d’immigration illégale, parce que les Mexicains seront capables d’entretenir leurs enfants en restant chez eux. »

Après avoir été copieusement applaudi, le président américain a conclu avec l’emphase des grands moments : « Nous pouvons gagner. L’heure n’est pas au défaitisme. […] Dans un monde imparfait, nous avons la possibilité d’avancer et de créer un futur qui vaut la peine pour nos enfants et nos petits-enfants, digne de l’héritage de l’Amérique et conforme à ce que nous avons fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous devons créer une nouvelle économie mondiale. […] C’est l’occasion de fournir un nouvel élan à la liberté et à la démocratie en Amérique latine et de créer de l’emploi aux États-Unis. C’est une bonne affaire et nous devons la saisir. » Bill Clinton a gagné : l’ALENA a été ratifié par le Congrès à une majorité honorable[1], le 17 novembre 1993. Il est entré en vigueur le 1er janvier 1994.

« La disparition des petits paysans était programmée »

Considéré comme le « laboratoire de la mondialisation », l’ALENA est un sujet complexe. Avant d’aller voir sur le terrain, au Mexique, mais aussi aux États-Unis, quelles ont été ses conséquences dans le domaine agricole, j’ai voulu rencontrer un témoin de premier plan : Laura Carlsen, qui vit depuis 1986 à Mexico, où elle dirige le « programme des Amériques » du Center for International Policy de Washington. Elle a notamment coécrit un livre, intitulé Confronting Globalization et paru en 2003, qui dressait un premier bilan économique et social de l’ALENA. Elle a suivi de très près la genèse du traité et le débat intense qu’il a suscité de part et d’autre du Rio Grande[ii].

« J’étais au Mexique pendant toute la période de négociations de l’ALENA et personne ne savait ce qu’était un traité de libre-échange et quelles conséquences cela allait avoir, m’a-t-elle expliqué, lors de ma visite à son domicile, le 16 octobre 2011. C’est la première fois, en effet, qu’un accord de libre-échange était signé entre des pays dont l’économie est si différente, comme celles des États-Unis, la première puissance mondiale, et du Mexique, un pays sous-développé. Jusqu’à présent, ce genre de traité concernait des pays avec des économies proches, comme en Europe. L’argument des promoteurs du traité était qu’il allait être un exemple parfait d’intégration régionale, permettant à chacun des trois pays de tirer parti de ses “avantages comparatifs”. Par exemple, grâce à son climat, le Mexique allait pouvoir vendre des fruits et légumes produits hors saison aux États-Unis ou au Canada. En fait, les “avantages comparatifs” étaient des niches que le Mexique était censé occuper sur le marché de la première puissance mondiale. Dans les faits, l’ALENA a entraîné un vaste processus de réorganisation de la chaîne alimentaire en Amérique du Nord.

– Pourquoi avez-vous écrit que l’ALENA était “mal nommé” ?

– Parce que la plupart des termes qui constituent le nom de l’accord sont erronés. Il n’y a rien de “libre” dans l’“échange” qu’a permis l’ALENA. Si on prend l’exemple du marché des aliments en Amérique du Nord, il est dominé par une poignée de multinationales qui contrôlent toute la chaîne, avec une intégration verticale comprenant la production, la distribution, l’importation ou l’exportation des aliments. Leur objectif n’est pas de produire des aliments pour nourrir les gens, mais de faire le maximum de profit. Le terme “accord” est aussi trompeur : l’ALENA a été négocié par les gouvernements avec les multinationales. Étaient absents de la table des négociations des millions de petits paysans et de travailleurs, dont les représentants n’ont jamais été consultés, alors que le traité allait affecter la vie de millions de personnes. Clairement, ce sont les multinationales qui ont gagné, notamment celles de l’agrobusiness, et ceux qui ont perdu ce sont les petits paysans, les ouvriers et les petites entreprises locales.

– Quelles ont été les conséquences pour les petits paysans mexicains ?

– Ils représentent sans aucun doute le secteur le plus touché par l’ALENA. Ils ont perdu tout soutien du gouvernement mexicain, qui a démantelé le système des aides à l’agriculture familiale. Ce système comprenait des prix garantis aux producteurs, un accès aux crédits et un soutien des prix à la consommation, qui permettaient aux petits paysans de vivre et aux consommateurs de se nourrir bon marché, notamment pour les tortillas. Tout a disparu. Après l’entrée en vigueur de l’ALENA, les importations de maïs en provenance des États-Unis ont quintuplé et les prix se sont effondrés. Les familles paysannes, qui avaient l’habitude de consommer un tiers de leur production et de vendre les surplus sur les marchés, ont vu leur pouvoir d’achat se réduire comme peau de chagrin, ce qui a entraîné une augmentation de la pauvreté et de la malnutrition. Le résultat de l’ALENA, c’est que ceux qui produisent les aliments ont commencé à avoir faim. La malnutrition concerne aujourd’hui 19 millions de personnes, dont 60 % vivent à la campagne.

– Mais les promoteurs de l’ALENA pouvaient-ils prévoir ce qui allait se passer ?

– Ils le savaient parfaitement ! Je me souviens avoir rencontré, en 1991, l’attaché commercial des États-Unis au Mexique. Il m’a dit, sans ambages : “Nous savons que 3 millions de petits paysans seront mis hors circuit.” J’ai demandé : “Qu’est ce qui va leur arriver ?” Il m’a répondu qu’ils étaient “obsolètes”. Je n’oublierai jamais ce mot terrible ! Il m’a dit : “Nous allons investir dans l’industrie et ce sera mieux pour eux de devenir des ouvriers plutôt qu’ils restent dans ces zones arriérées.” Or ces industries n’ont jamais vu le jour, car à part les sinistres maquiladoras, les usines de montage sur la frontière entre les deux pays, l’ALENA n’a apporté aucun emploi industriel, c’est même tout le contraire ! Le résultat, en tout cas, c’est que 3 millions de petits paysans, majoritairement des producteurs de maïs, ont abandonné l’agriculture. Et cet exode rural massif était programmé.

– Pourquoi les producteurs de maïs ont-ils été particulièrement touchés ?

– Les États-Unis ont un mode de production très intensif, grâce à l’usage massif d’intrants – pesticides et engrais chimiques, énergie, irrigation – et des monocultures qui s’étendent sur des milliers d’hectares, au détriment de l’environnement. De plus, les producteurs américains reçoivent des subventions que les Mexicains n’ont pas. C’est probablement l’un des aspects les plus scandaleux de l’ALENA. Les États-Unis ont été autorisés à maintenir non seulement leurs subventions, mais aussi certaines barrières douanières, notamment pour le riz et le sucre. Et c’est au Mexique – un pays qui a de sérieux problèmes de pauvreté et de sous-développement – qu’on a demandé d’éliminer ses barrières douanières, de s’ouvrir totalement aux capitaux étrangers et de supprimer les aides à l’agriculture familiale. Les petits paysans ont complètement été exclus du jeu et, pour survivre, ils n’avaient que deux options : émigrer vers les États-Unis ou rejoindre l’économie informelle de Mexico ou la filière de la drogue qui, aujourd’hui, gangrène le pays. »


[1] La Chambre des représentants a approuvé l’ALENA par 234 voix (132 républicains et 102 démocrates) contre 200, et le Sénat par 61 voix (34 républicains et 27 démocrates) contre 38.


 

Notes du chapitre 10

[i] Marie-Monique Robin, Les Déportés du libre-échange, « Arte Reportage », 4 février 2012.

[ii] Timothy A. Wise, Hilda Salazar et Laura Carlsen, Confronting Globalization, Kumarian Press, Blue Hills, 2003.

 

Journée inoubliable à Notre Dame des Landes

La journée du 8 juin 2013 restera marquée d’une croix rouge dans ma mémoire. Pourtant tout est allé vite, si vite – je ne suis finalement restée que six heures à Notre Dame des Landes – mais chaque minute fut si intense que j’ai l’impression que mon séjour dura une éternité…

Le car que j’avais affrété à 6 heures 30 devant le métro de l’Université de Saint Denis est arrivé sur place avec trois quarts d’heure de retard, en raison de retardataires que nous avons vainement attendus et d’un accident sur le périphérique. Après cinq heures de voyage, nous empruntâmes une jolie route rectiligne et verdoyante, bordée d’arbres, qui nous conduisit à la ferme de La Vache Rit où quelque 500 personnes nous attendaient…

Après avoir marqué un temps d’arrêt sur les marches,  tant l’émotion était forte, je suis tombée dans les bras de mes parents, Joël et Jeannette Robin, venus spécialement de notre ferme familiale des Deux Sèvres.

Photos Jacinte Grenier

http://www.presquilegazette.net/presquilegazette-net-pages/environnement/notre-dame-des-landes/reportages/marie-monique-robin-recoit-la-legion-d-honneur-a-nddl.html

Puis, j’ai salué Sylvain et Brigitte Fresneau, le couple d’agriculteurs qui continue d’exploiter cette terre ancestrale, alors qu’il a été exproprié par Vinci.

Nous avons rejoint la tribune improvisée dans la grange aménagée en salle de réception où Sylvan et Brigitte ont pris la parole, devant un public très attentif.

 

 Photo: Camille Peslier

Après une allocution de Yannick Jadot, député européen de Europe Écologie les Verts, qui remplaça le maire de Notre Dame des Landes, retenu par le mariage de son fils, Dominique Méda a fait un discours qui m’a beaucoup touchée…

http://communiques-acipa.blogspot.fr/2013/06/discours-de-dominique-meda-loccasion-de.html

 

Puis elle m’a remis la légion d’honneur « au nom du président de la République« …

Photos: Camille Peslier

J’ai alors repris mon souffle, pour prononcer ces paroles:

Merci, Dominique, d’avoir accepté de m’accompagner pour cette improbable remise de légion d’honneur. Je dis « improbable », parce que j’ai été très surprise de découvrir début janvier dans le Journal Officiel que Delphine Batho, ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie m’avait proposée pour être nommée chevalier de la légion d’honneur. Je dois reconnaître que ma première réaction a été de refuser cet insigne de la République institué par Napoléon. Plusieurs amis proches, mais aussi des représentants de ARTE et des Editions La Découverte, avec qui je travaille depuis des années, m’ont recommandé de l’accepter, en soulignant que recevoir la médaille c’était une manière d’honorer tous ceux et celles dont j’ai illustré les causes en « 28 ans de service », pour reprendre l’expression utilisée dans le décret présidentiel : les enfants victimes du trafic d’organes, les agriculteurs suicidés par l’agro-industrie, Paul Jacquin, l’instituteur tué par la rumeur, et Paul François, le paysan malade de Monsanto ; les disparus d’Argentine, les femmes battues, les enfants des rues de Bogota, les victimes de la pollution industrielle au Pérou,  et tous ceux et celles  qui oeuvrent aux quatre coins du monde pour qu’enfin triomphent les moissons du futur.

Accepter la médaille républicaine c’était aussi une manière d’affirmer publiquement la nécessité des lanceurs d’alerte et des empêcheurs-de-penser-et-d’agir-en-rond qui, en France et partout dans le monde,  dénoncent les tromperies admises comme des vérités, et démasquent les conflits d’intérêts et les arbitrages en faveur des puissants. C’était revendiquer haut et fort la mission de la presse – je dis bien « mission »- dont on oublie trop souvent qu’elle constitue le quatrième pouvoir et qu’à ce titre, à l’instar des trois premiers pouvoirs, elle est censée œuvrer pour l’intérêt général. Accepter l’insigne de la République c’était donc rappeler que nous avons besoin plus que jamais de journalistes engagés, capables d’affronter les lobbys et les intérêts privés pour « mettre la plume  dans la plaie », ainsi que le disait Albert Londres, le père du journalisme d’investigation, dont l’œuvre m’inspire jour après jour.

Or, aujourd’hui, les « plaies » dans lesquelles les journalistes peuvent et doivent porter leur plume ou leur caméra  sont multiples, comme sont multiples les facettes de la « crise » dans laquelle le monde semble irrémédiablement s’enfoncer. Je veux parler de la crise du climat, qui est déjà largement à l’œuvre, comme j’ai pu le constater au Malawi ou au Mexique. Faut-il rappeler que les émissions de CO2 n’ont jamais augmenté aussi vite qu’au cours de la dernière décennie : 3 % par an en moyenne, soit trois fois plus que lors de la décennie précédente. Nous sommes sur la trajectoire des pires scénarios imaginés par le  GIEC, le groupement interministériel sur l’évolution du climat. Dans un avenir de plus en plus proche, le réchauffement climatique affectera durablement la production alimentaire, tandis que le nombre des réfugiés climatiques ne cessera d’augmenter.

Je veux parler  aussi de la crise de l’énergie, de l’extinction annoncée des énergies fossiles, mais aussi  des minerais et des terres rares, sans lesquels la production de la plupart de nos équipements et biens de consommation s’effondrera ; je veux parler de la crise  de la biodiversité – les experts évoquent la sixième extinction des espèces -, mais aussi de la crise alimentaire –près d’un milliard de personnes souffrent de la faim- , de la crise sanitaire – les millions de malades et de morts dus à la pollution chimique -, de la crise  financière, économique et sociale, qui entraîne une augmentation du chômage, de la pauvreté et des inégalités toujours plus criantes. Tous ces dérèglements majeurs, dont tout indique qu’ils vont s’accélérer, en provoquant des dégâts humains et matériels considérables, sont le résultat d’un système  économique capitaliste, fondé sur la recherche illimitée du profit. Cette véritable machine à broyer  repose sur un modèle de développement qui s’avère aujourd’hui mortifère et suicidaire pour la planète et l’humanité qui l’habite :  celui de la croissance illimitée, sous-entendu du produit intérieur brut, le fameux « PIB ». Comme l’écrit Dominique Méda dans un livre pionnier, intitulé  Au-delà du PIB, Pour une autre mesure de la richesse, « la croissance est devenue le veau d’or moderne, la formule magique qui permet de faire l’économie de la discussion et du raisonnement ». Pas un jour où on n’entende, en effet,  les hommes et femmes politiques qui dirigent notre pays, avec en tête le président de la République François Hollande et son premier  ministre Jean-Marc Ayrault, invoquer le « retour de la croissance » pour résoudre la « crise ». Pourtant, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dire que la « croissance » n’est pas la solution mais justement le problème, et qu’il est urgent de changer de paradigme, sous peine d’être confrontés, dans un avenir proche, à un « chaos ingérable », comme l’ écrivent les experts du centre de prospection de l’armée allemande dans un rapport qui a fuité. « Changer de paradigme » cela veut dire revoir de fond en comble notre logiciel économique mais aussi notre mode de vie. Pour cela, il est nécessaire de lancer un vaste débat démocratique, dans tous les villages et villes de France et de Navarre, qui permette de lancer un signal fort à ceux et celles que nous avons élus et qui trop souvent ne voient pas plus loin que le bout de leur mandat et manquent cruellement de courage politique.   L’indispensable transition vers une société post-croissance, qui seule permettra de relever les nombreux défis qui nous attendent,  ne pourra se faire sans l’engagement de tous les citoyens et citoyennes, capables de se poser – enfin !- les bonnes questions :

–       qu’est ce que la richesse ?

–       de quel développement avons-nous besoin ?

–       quelle société voulons-nous et devons nous construire, avec quelles valeurs, quelles règles du jeu ?- pour que nos enfants et petits-enfants puissent continuer à vivre sur la planète bleue ?

Une chose est sûre : nous n’avons plus le temps d’attendre. Nous sommes à la croisée des chemins : soit nous sommes capables d’anticiper, en dessinant ensemble un autre modèle de développement ; soit nous continuons sur la même (fausse) route – « business as usual »- et , comme me l’a dit Olivier de Schutter, le rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, nous devrons subir les perturbations violentes que nous réserve l’avenir.

En ces moments cruciaux, nous avons besoin de symboles et d’éclaireurs qui catalysent les énergies et montrent la voie. Nous avons besoin de laboratoires et d’expériences qui encouragent la réflexion, libèrent la créativité et nous aident à nous débarrasser du prêt-à-penser et des préjugés. Nous avons besoin d’hommes et de femmes qui disent « stop ! Que faisons-nous, où allons-nous ? »

Si j’ai proposé à Dominique de me remettre la légion d’honneur à Notre Dame des Landes c’est parce que la lutte qui se déroule ici depuis de nombreuses années représente précisément le combat dont nous avons besoin. Je n’entrerai pas dans les détails techniques d’un dossier mal ficelé, pour m’attacher aux symboles qu’incarne la résistance au projet d’aéroport. Car, comme je l’ai dit, nous avons besoin de symboles.

Le premier symbole c’est qu’il s’agit d’un projet d’équipement qui date des années 1960. Les fameuses « Trente Glorieuses » où l’on pensait que nous pourrions indéfiniment puiser dans les ressources de la planète sans jamais rendre de compte. L’époque où la machine à fabriquer du PIB tournait à plein, coûte que coûte… Cette époque est révolue, et nous voulons des projets qui correspondent aux exigences de notre temps, celui de la raréfaction des ressources et des inégalités croissantes.

Le deuxième symbole c’est qu’il s’agit d’un projet d’aéroport. Or, nous avons assez d’aéroports, car, contrairement à ce que les promoteurs de ce projet prétendent, l’aviation civile n’a pas de beaux jours devant elle. Quand le prix des énergies fossiles aura atteint des sommets, nous ne pourrons plus prendre l’avion, comme nous le faisons aujourd’hui. Faire croire aux Français que le trafic aérien va continuer d’augmenter de manière continue est un message irresponsable !

Le troisième symbole c’est que ce projet va détruire 2000 hectares de terres agricoles, dans une zone humide comprenant une grande biodiversité.  Or, s’il est un domaine où nous devons de toute urgence revoir notre copie, c’est bien celui de la production agricole. Nos ministres de l’agriculture se plaisent à répéter que « la France est un grand pays agricole ». Certes, nous exportons des millions de tonnes de blé de mauvaise qualité, à bas prix, grâce au jeu pervers des subventions, ou des tonnes de poulets bas de gamme, qui condamnent à la faillite les paysans africains. Mais l’agriculture française est un colosse au pied d’argile, car elle est déficitaire dans de nombreuses productions, comme celle des protéines végétales. Pour nourrir les poules, les vaches et les cochons de nos élevages industriels, nous dépendons du soja transgénique argentin et donc du pétrole nécessaire à son acheminement vers les ports bretons! D’une manière générale, l’agriculture industrielle dépend des énergies fossiles, indispensables à la fabrication de pesticides et d’engrais chimiques. Indispensables aussi à l’approvisionnement des villes, dont l’autonomie alimentaire est estimée à deux jours. Si nous voulons être autonomes du point de vue alimentaire et développer une agriculture capable de résister aux effets du changement climatique, il nous faut de toute urgence protéger nos terres agricoles, en cessant de les bétonner et en les arrachant des mains des spéculateurs. Une fois que le projet d’aéroport sera définitivement enterré, pourquoi ne pas faire de Notre Dame des Landes l’avant-garde d ‘un autre modèle agricole, fondé sur l’agro-écologie , la vente de proximité et les circuits courts ?

En attendant,  et pour finir, je voudrais remercier, tous ceux et celles qui jour après jour mènent la résistance à ce projet somme toute très ringard ! Merci à Sylvain et Brigitte Fresneau qui nous accueillent aujourd’hui ; merci aussi à Marcel et Sylvie Thébault, aux paysans engagés dans le COPAIN 44, le Collectif des organisations professionnelles agricoles indignées par le projet d’aéroport, ou dans l’ADECA, l’Association des exploitants concernés par l’aéroport, merci à l’ACIPA, l’Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le projet d’Aéroport de Notre Dame des Landes, merci aux paysans qui sont venus avec leurs tracteurs pour protéger la ferme de Bellevue de la destruction ; merci à tous les membres des comités de soutien qui se sont créés partout en France. Merci, à tous les zadistes, à qui je tire mon chapeau, car j’imagine qu’il ne fut pas facile de passer l’hiver dans des conditions aussi rudes que précaires. Leur présence illégale est légitime, et je suis sûre que l’histoire leur donnera raison. Je salue leur persévérance et leur dévouement pour une cause qui devrait tous nous inspirer pour construire la société post-croissance dont nous avons besoin. Je remercie, enfin, Delphine Batho, qui en me faisant un cadeau empoisonné m’a permis de réaffirmer les valeurs que devrait incarner l’insigne que je viens de recevoir : l’engagement pour le bien commun et l’intérêt général !

Ensuite, mes parents ont rejoint la tribune, avec Coline et Solène, mes deux plus jeunes filles, et mon mari. Après quelques mots très émus de ma mère, mon père a rappelé l’attachement de notre famille à la terre – les Robin sont agriculteurs sur la même commune depuis quatre siècles au moins!- et a chanté une chanson, dont il a composé la musique et le texte.

Photos: Camille Peslier

Je mettrai en ligne, dès que possible, un montage des images tournées par Marc Duployer, l »ingénieur du son et ami fidèle qui m’accompagne depuis des années aux quatre coins du monde et qui a filmé toute la journée (le repas et la visite de la ZAD).  Mais pour l’heure, je me contente de mettre le lien d’une vidéo tournée par Yves Monteil:

http://www.dailymotion.com/video/x10r420_la-journaliste-m-m-robin-decoree-a-notre-dame-des-landes_news#.UbYQR5WgeQs

 

Toutes les photos non créditées sont de J.Rollet-Nicolle/ ACIPA