En lisant les différents posts assénés par mes détracteurs personnels (!) qui assurent que la technique de manipulation génétique à l’aide d’un canon à gène est d’une précision chirurgicale, je me suis dit qu’il valait mieux donner la parole à … Monsanto, et notamment à Stephen Padgette, l’un des « inventeurs » du soja roundup-ready, qui a fait un récit édifiant de ses improbables exploits à ma consoeur Stephanie Simon du Los Angeles Times. J’invite les anglicistes à lire cet excellent article.
Voici, pour ma part, ce que j’ai écrit dans mon livre (chapitre 7):
DÉBUT EXTRAIT
En cette année 1985, les chercheurs de Saint-Louis n’ont qu’une seule obsession : trouver le gène qui immunisera les cellules végétales contre le Roundup. C’est d’autant plus urgent que Calgene, une start-up californienne, vient d’annoncer dans une lettre publiée dans Nature qu’elle est parvenue à rendre le tabac résistant au glyphosate . On parle déjà d’un accord avec le Français Rhône-Poulenc pour développer des cultures résistantes au glyphosate. Au même moment, l’Allemand Hoechst met les bouchées doubles pour trouver le gène de résistance à son herbicide Basta, sans oublier Dupont (glean) et Ciba-Geigy (atrazine).
Bref, tous les géants de la chimie poursuivent le même but et désormais la concurrence est à couteaux tirés, car l’enjeu n’est pas seulement scientifique, mais surtout économique : on imagine déjà les brevets qu’on pourra déposer sur toutes les grandes cultures vivrières du monde…
À Saint-Louis, en tout cas, le stress s’installe durablement, car le fameux gène reste introuvable. Les chercheurs de Jaworski tournent en rond. Certes, ils sont parvenus à identifier le gène de l’enzyme, qui, comme nous l’avons vu (voir supra, chapitre 4), est bloquée par l’action des molécules de glyphosate, provoquant la nécrose des tissus et la mort de la plante. L’idée est de le manipuler pour désactiver la réaction à l’herbicide, puis de l’introduire dans les cellules végétales, mais rien n’y fait.
« C’était comme le projet Manhattan, raconte Harry Klee, l’un des chercheurs de l’équipe. L’antithèse de la manière dont on travaille dans un laboratoire : normalement, le scientifique fait une expérience, il l’évalue, en tire une conclusion puis il passe à une autre variable. Avec la résistance au Roundup, on essayait vingt variables à la fois : les mutants, les promoteurs, de multiples espèces végétales, on essayait tout en même temps . »
La quête durera plus de deux ans jusqu’à ce jour de 1987 où des ingénieurs ont l’idée d’aller fouiller dans… les poubelles de l’usine de Luling, située à plus sept cents kilomètres au sud de Saint-Louis. C’est sur ce site qui longe le fleuve Mississipi que Monsanto produit chaque année des millions de tonnes de glyphosate.
Des bassins de dépollution sont censés traiter les résidus de la production, dont une partie a toutefois contaminé les sols et les mares environnantes. Des prélèvements sont effectués pour récolter des milliers de microorganismes, afin de détecter ceux qui ont survécu naturellement au glyphosate et d’identifier le gène qui leur confère la précieuse résistance…
Il faudra attendre encore deux ans pour qu’un robot qui analyse la structure moléculaire des bactéries collectées tombe, enfin, sur la perle rare : « Un moment inoubliable, un vrai eureka », rapporte Stephen Padgette, l’un des « inventeurs » du soja Roundup ready, qui est aujourd’hui l’un des vice-présidents de Monsanto .
Pour autant, l’affaire est encore loin d’être dans le sac : il faut désormais trouver la construction génétique qui permettra au gène de fonctionner une fois qu’il aura été introduit dans les cellules végétales, en l’occurrence de soja — car après les premiers essais réalisés sur la tomate, c’est sur cette oléagineuse que l’équipe est censée travailler.
Un formidable enjeu : avec le maïs, le soja domine l’agriculture américaine, rapportant à l’époque 15 milliards de dollars par an à l’économie nationale. Jusqu’en 1993, date de la naissance officielle du soja Roundup ready, Stephen Padgette et ses collègues du programme « résistance au Roundup » partageront leur temps entre le laboratoire et les serres qui couvrent le toit de Chesterfield Village, dans la banlieue huppée de Saint-Louis où Monsanto a installé son activité biotechnologique.
Il faudra « 700 000 heures et un investissement de 80 millions de dollars » pour parvenir au résultat : une construction génétique, comprenant le gène d’intérêt (« CP4 EPSPS »), le fameux promoteur « 35S » de la mosaïque du chou-fleur, ainsi que deux autres bouts d’ADN provenant notamment du pétunia, censés contrôler la production de la protéine.
« La cassette génétique du soja Roundup ready est complètement artificielle, note le biologiste japonais Masaharu Kawata, de l’université de Nagoya, elle n’a jamais existé dans le royaume naturel de la vie et aucune évolution naturelle n’aurait pu la produire . »
C’est tellement vrai que les chercheurs de Saint-Louis ont eu un mal fou à l’introduire dans les cellules de soja. Ils ont dû renoncer à la « mule » Agrobacterium tumefaciens, car ils étaient toujours confrontés au même problème : à chaque fois qu’ils inondaient les cellules d’antibiotique, celles qui n’avaient pas ingurgité la « cassette » mouraient effectivement, mais elles empoisonnaient les « bonnes », selon un phénomène que Robert Horsch appela la « mort collopérative », un néologisme funèbre alliant « collatéral » (comme dégât collatéral) et « coopératif », qui a le mérite de la clarté…
Face à cette résistance de la nature, l’équipe décide de sortir l’artillerie lourde : un « canon à gènes », inventé par deux scientifiques de l’université Cornell et développé en collaboration avec Agracetus, une entreprise biotech du Wisconsin (que Monsanto rachètera en 1996).
Quand John Sanford et son collègue Tedd Klein ont l’idée de cette arme de la dernière chance, on les traite de fous, alors qu’à la même époque, les laboratoires sont prêts à tout pour contraindre l’ADN sélectionné à pénétrer dans les cellules cibles, preuve s’il en était besoin que la biotechnologie n’a rien à voir avec la bonne vieille technique de la sélection généalogique : certains chercheurs utilisent des aiguilles microscopiques ; d’autres des charges électriques pour provoquer de petits trous dans la paroi des cellules et permettre à l’ADN d’entrer… Mais rien ne marche !
Aujourd’hui, le canon à gènes est l’outil d’insertion le plus utilisé par les « artilleurs » du génie génétique.
Le principe : on fixe les constructions génétiques sur des boulets microscopiques en or ou en tungstène, puis on les bombarde dans une culture de cellules embryonnaires.
Pour bien comprendre l’imprécision de la technique, je cite le récit qu’en a fait en 2001 Stephen Padgette à ma consœur Stephanie Simon, du Los Angeles Times :
« Le problème était que le canon à gènes insérait l’ADN au hasard, écrit-elle. Parfois, un “paquet” éclatait avant d’atterrir dans une cellule ; ou deux paquets de gène faisaient doublon. Pire : l’ADN pouvait tomber à un endroit qui interférait avec le fonctionnement de la cellule. L’équipe a dû tirer le canon des dizaines de milliers de fois avant d’obtenir quelques petites douzaines de plantes qui avaient l’air prometteur. Après trois ans d’essais en champs sur ces spécimens, une seule lignée de soja manipulé semblait supérieure. Elle pouvait résister à de fortes doses de glyphosate, ainsi que le confirmèrent les essais sous serre. […] “Elle était blindée [bulletproof]”, se souvient Padgette avec fierté. En 1993, Monsanto l’a déclarée gagnante . »
Mais à quel prix ! Comme le souligne Arnaud ApothekerDu poisson dans les fraises dans son livre , « dans sa volonté de soumettre la nature, l’homme utilise des technologies guerrières pour forcer les cellules à accepter des gènes d’autres espèces. Pour certaines plantes, il utilise l’arme chimique, ou bactériologique, pour infecter des cellules avec des bactéries ou des virus ; pour les autres, il se contente des armes classiques, avec l’utilisation du canon à gènes. Dans les deux cas, les pertes sont considérables, puisqu’en moyenne une cellule sur mille intègre le transgène, survit et peut générer une plante transgénique ».
En 1994, en tout cas, Monsanto dépose une demande de mise sur le marché de son soja Roundup ready (RR), qui représente le premier OGM de grande culture. Et nous allons voir que, là aussi, la firme a tout « blindé », pour reprendre le mot de son vice-président…
FIN DE L’EXTRAIT
Photo (Marc Duployer): un champ de soja roundup ready dans l’Iowa (Etats Unis)