Le 27 septembre dernier, rompant avec l’incroyable déni et la surdité suspecte de son ancêtre l’AFSSA, l’ANSES (l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) a – enfin ! – reconnu la toxicité du Bisphénol A, et notamment lors d’une exposition à de très faibles doses. La vénérable institution souligne l’ existence d’effets « avérés chez l’animal et suspectés chez l’homme, même à de faibles niveaux d’exposition » au Bisphénol A. Puis, elle déclare « disposer de suffisamment d’éléments scientifiques » pour affirmer que « l’objectif prioritaire consiste à réduire les expositions au bisphénol A des populations les plus sensibles ». A savoir : les femmes enceintes et les enfants en bas âge. Que de temps perdu ! Que d’irresponsabilité de tous ces « experts » à l’indécente langue de bois que j’ai côtoyés pendant deux ans et dont j’ai rapporté les arguments peu convaincants dans mon film et livre Notre poison quotidien.
Dans son rapport, l’ANSES explique qu’elle a épluché toute la littérature scientifique existante portant sur les effets éventuels du Bisphénol A – enfin ! -, reconnaissant ainsi que pendant des années l’AFSSA a sciemment ignoré des dizaines d’études montrant lesdits effets, en se bornant à « évaluer » les études truquées et manipulées de l’industrie, ainsi que je l’ai soigneusement relaté dans mon livre et film. C’est tout simplement honteux…
En couchant ces lignes, je repense aux déclarations fracassantes de Roselyne Bachelot devant l’assemblée nationale il y a un peu plus de deux ans.
Voici ce que j’écrivais dans mon livre :
« Je rappelle que le principe de précaution ne s’applique qu’en l’absence d’étude fiable. En l’occurrence, les études fiables existent ; elles concluent, en l’état actuel des connaissances scientifiques, à l’innocuité des biberons en bisphénol A. […] Ces études sont confirmées par l’ensemble des grandes agences sanitaires. » C’était le 31 mars 2009, au Parlement français : Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, répondait aux questions du député centriste de Seine-Saint-Denis Jean-Christophe Lagarde, qui demandait que, comme au Canada, le gouvernement applique le principe de précaution au moins pour les biberons contenant du bisphénol A. Affirmant avec force que « le principe de précaution est un principe de raison, il n’est en aucun cas un principe d’émotion », la ministre a asséné, imperturbable : « Les autorités canadiennes ont décidé son interdiction sous la pression de l’opinion publique, sans que cette décision repose toutefois sur aucune étude scientifique sérieuse. » Gageons que ces phrases malencontreuses entacheront à jamais l’image de celle qui, quelques mois plus tard, se lança à corps perdu dans la désastreuse affaire du vaccin contre la grippe H1N1[1].
Deux mois plus tard, c’était au tour de Marie Favrot, l’ « experte » en charge du dossier BPA à l’AFSSA, de nier publiquement les effets de l’hormone de synthèse sur les organismes en développement, ainsi que je l’ai rapporté dans mon livre:
« L’exposition du fœtus par contamination de la mère est négligeable, a ainsi déclaré Marie Favrot, directrice de l’évaluation des risques nutritionnels et sanitaires de l’(ex)-Afssa, lors d’un colloque organisé le 5 juin 2009 à l’Assemblée nationale par le RES et Gérard Bapt (président du Groupe santé environnementale à l’Assemblée nationale). Les études n’ont bien sûr pas pu être faites avec le BPA lui-même, mais on est parti des études faites sur le paracétamol, qui a des similitudes de structure et surtout utilise le même métabolisme de détoxification. »
Devant l’indignation manifestée par le chimiste et toxicologue André Cicollela, le porte-parole du Réseau Environnement Santé (RES), Pascale Briant , la directrice de l’AFSSA n’avait pas eu peur du ridicule en soutenant :
– Le problème, c’est qu’on ne peut pas protéger correctement nos concitoyens sur la base de l’émotion…
– Mais comment pouvez-vous parler d’“émotion” ?, s’était énervé André Cicollela. Comment pouvez-vous parler d’émotion devant l’ensemble de ces données scientifiques ? »
Dans un deuxième rapport, l’ANSES a dressé la liste de tous les produits qui contiennent la dangereuse molécule. Et elle est « impressionnante » souligne Le Monde dans son édition du 28 septembre . De fait, le poison chimique est utilisé dans rien moins qu’une soixantaine de secteurs d’activités ! Les emballages alimentaires, bien sûr, mais aussi les « lunettes et lentilles de contact, CD et DVD, câbles, mastics, adhésifs, électroménager, articles de sport, appareils médicaux, revêtements de sol, vernis et peintures, encres d’imprimerie, etc »
Les experts ont retenu trois catégories d’effets « suspectés » sur la santé humaine: fertilité féminine, pathologies cardiovasculaires et diabète. Et sept effets « avérés » chez l’animal : « l’avancement de l’âge de la puberté, l’augmentation de la survenue de kystes ovariens et de lésions de la glande mammaire, l’altération de la production spermatique ». Par « lésions de la glande mammaire », il faut entendre « cancer du sein », car, ainsi que me l’ont expliqué Ana Soto et Carlos Sonnenschein, chercheurs à l’université Tufts (Boston) , les « lésions observées chez les jeunes rattes exposées à de très faibles doses de Bisphénol A in utero, conduisent généralement à des cancers mammaires ».
Le rapport de l’ANSES conclut à l’existence de ces « effets à des doses notablement inférieures aux doses de référence utilisées à des fins réglementaires, et plus particulièrement lors de certaines périodes de la vie », comme la grossesse et la vie pré et postnatale. Diantre ! Exit la DJA de 0,05 mg / kilo de poids corporel à laquelle la pauvre Pascale Briant et ses petits camarades de l’EFSA s’accrochaient lamentablement il y a à peine deux ans.
En écrivant ces lignes, je repense aussi au pauvre Alexandre Feigenbaum, l’ « expert » de l’EFSA, l’agence européenne de la sécurité des aliments. Je retranscris ici ce que j’ai écrit dans mon livre à propos de cette rencontre affligeante :
Comment est-ce possible ? Alors que je roulais sur l’autoroute reliant Bologne à Parme (Italie), le 19 janvier 2010, cette question ne cessait de me poursuivre. Ce jour-là, j’avais rendez-vous avec quatre représentants de l’EFSA, dont Alexandre Feigenbaum, le chef de l’unité chargée de l’évaluation des matériaux au contact avec les aliments (groupe CEF).
« Pourquoi avez-vous rejeté les études d’Ana Soto ? », ai-je demandé à Alexandre Feigenbaum en ouverture de notre entretien – enregistré par mon équipe de tournage, comme les trois autres interviews que j’ai réalisées à l’EFSA, mais aussi par les trois représentants de l’Autorité européenne qui étaient assis dans mon dos… « Elles ne répondent tout simplement pas aux critères sur la qualité des études, m’a répondu l’expert. Il est possible que… Ce sont des effets isolés que l’on peut voir ; comment voulez-vous être certain que ce que vous pouvez voir, soit dans des tubes à essai, soit sur un nombre restreint d’animaux, ait une signification pour la santé humaine ? Nous, nous sommes obligés de prendre des études valides et acceptées par la communauté scientifique. Et vous savez bien que les études d’Ana Soto ne le sont pas…
– Et qu’en est-il des études de Frederick vom Saal de l’Université Cornell ?, ai-je poursuivi, préférant ignorer l’énormité de ce que je venais d’entendre.
– Cela fait une quinzaine d’année que M. vom Saal essaie de convaincre la communauté scientifique de prendre en compte ses études. Et il n’a pas convaincu : toutes les agences nationales ou internationales en charge de l’évaluation du risque, que ce soit la FDA, que ce soit en Nouvelle-Zélande, au Japon, le BFR en Allemagne, ou la FSA en Angleterre, toutes sont d’accord avec notre démarche d’évaluation du risque et avec la DJA que nous avons établie…
– Comment expliquez-vous que l’EFSA ne prenne pas en compte les centaines d’études universitaires qui montrent des effets du bisphénol A à des doses largement inférieures à la DJA ?, ai-je insisté, de plus en plus découragée.
– C’est sûr qu’on voit des effets dans la plupart de ces études, mais on ne sait pas ce que signifient ces effets pour la santé humaine, m’a répondu l’expert européen, après un long monologue incompréhensible, que je préfère épargner au lecteur. Comment voulez-vous qu’une agence qui est responsable de donner un avis sur la sécurité des consommateurs puisse se fonder sur des études qui ne sont pas validées, ou pas répétables ?
En écrivant ces lignes, je pense aussi au pauvre Jean-François Narbonne, dont j’ai révélé sur ce blog les liens avec … Total. Or, Total c’est … Arkema, l’un des premiers fabricants français de … Bisphénol A. Le laboratoire du toxicologue de Bordeaux qui a manifestement été recruté par l’industrie pour discréditer Notre poison quotidien (voir sur ce Blog) est entièrement financé par … Total, ainsi qu’il l’a lui-même indiqué sur la déclaration de conflit d’intérêt qu’il a remis à l’AFSSA (et que l’on peut consulter sur mon Blog). Cela explique (peut-être !) l’empressement de Narbonne à signer le dernier avis de l’AFSSA (octobre 2008) sur le Bisphénol A, où bien sûr l’agence concluait à l’innocuité du poison chimique, y compris pour les biberons ! Il faut dire que parmi les « experts » il y avait aussi Jean-François Régnier qui travaille justement pour … Arkema !
Pauvre Jean-François Narbonne qui lors d’une émission de France Culture (Le Grain à moudre, du 15 mars) à laquelle je participais avec Bruno Le Maire , le ministre de l’agriculture, déclara avec aplomb que si le parlement français a interdit l’usage du BPA dans les biberons, en juillet 2009, c’était pour « faire plaisir à une poignée d’écolos » !
Le même Narbonne , qui fit preuve d’une mauvaise foi stupéfiante tout au long de l’interview qu’il a accordée à Gil Rivière-Weckstein , le journaliste du site Agriculture et environnement (financé par l’industrie agroalimentaire et chimique). Dans cet « entretien » le toxicologue de Bordeaux s’attaque au Réseau Environnement Santé d’ André Cicollela qui n’a cessé de tirer la sonnette d’alarme sur les effets à faibles doses du Bisphénol A :
En réalité, je me demande si l’objectif du reportage de Marie-Monique Robin – et la motivation des soutiens dont elle a bénéficié – n’est pas tout simplement la suppression des agences sanitaires et le transfert de l’évaluation des risques vers des lobbies associatifs privés (ce que certains appellent « l’expertise citoyenne »). En effet, je constate que son reportage assène les mêmes contre-vérités scientifiques que celles véhiculées par certaines associations, notamment le Réseau environnement santé. Au sein de l’Anses, nous avons proposé plusieurs fois à ces leaders d’opinion de se porter candidats comme experts, puisqu’ils estiment que le travail effectué est tellement critiquable. Or, ils n’ont jamais répondu à ces appels. À croire qu’ils préfèrent manipuler l’opinion publique, et nos élus, plutôt que participer aux travaux – bien moins médiatiques – de l’évaluation scientifique des risques. Dans ces conditions, on peut se demander s’ils s’intéressent vraiment à la santé des citoyens.
Quel culot ! Quand on sait qu’André Cicollela a posé sa candidature à l’AFSSA, mais que celle-ci n’a jamais daigné lui répondre, ainsi qu’il l’a révélé lors de l’audition qu’il avait organisée au Parlement en juin 2009, en présence de Pascale Briant, laquelle s’est contentée de bafouiller…
Pour en finir avec le revirement à 180 degrés de l’ANSES, je voudrais citer ce bel aveu de Dominique Gombert, directeur de l’évaluation des risques, qui dans Le Monde du 28 septembre ( « Même à faible dose , le bisphénol A constitue un danger pour l’homme ») se pose – enfin ! – la question qui est au cœur de mon film et livre : « A partir du moment où il existe des fenêtres de susceptibilité extrêmement fortes pour certaines populations sensibles, la notion de dose de référence a-t-elle encore un sens ? » Diantre !
En conclusion , « L’ANSES va transmettre immédiatement ses conclusions aux instances européennes en vue d’examiner la pertinence d’une révision des doses de référence » !
Rappelons qu’en septembre 2010 l’incorrigible EFSA « avait estimé qu’aucun élément scientifique ne rendait nécessaire d’abaisser la DJA pour le Bisphénol A », comme le souligne Le Monde…
Et puis, mercredi 28 septembre, l’Assemblée nationale a voté à une large majorité une proposition de loi demandant l’interdiction du BPA dans tous les conditionnements alimentaires à partir du 1er janvier 2004. « Un délai qui doit permettre aux industriels de mettre au point des substituts et aux autorités sanitaires de vérifier leur innocuité » a précisé la députée Michèle Delaunay.
Pauvre Jean-René Buisson,le patron de l’industrie agro-alimentaire , que j’ai eu l’insigne honneur de croiser sur un plateau de télévision de France 2 , puis à France Inter , et qui s’est dit « surpris » de tant de mauvaises nouvelles …
Quitte à énerver encore plus Jean-René Buisson et consorts, Notre poison quotidien continue de remplir les salles de France et de Navarre. Je mets ici en ligne deux photos prises lors d’une projection débat, organisée à Tours le 28 septembre avec François Veillerette du Mouvement pour les générations futures.
Enfin, je vous informe que le DVD Our Daily Poison vient de sortir aux Etats Unis. Je profite du tournage que j’effectue actuellement au Mexique et aux Etats Unis pour mon prochain film et livre « Comment on nourrit les gens » (voir sur mon site m2rfilms.com) pour participer au lancement du DVD le 18 octobre à l’Université californienne de Berkeley.
[1] Le 17 mai 2010, les députés français adopteront finalement une loi interdisant la commercialisation des biberons en polycarbonate contenant du bisphénol A…