Une étude américaine confirme que « la dose ne fait pas le poison »

La revue scientifique Endocrine Reviews vient de mettre en ligne un article à paraître très prochainement rédigé par douze chercheurs américains, dont Theo Colborn, Tyrone Hayes, Frederick vom Saal, Ana Soto et John Peterson Myers que j’ai longuement interviewés pour mon film et livre Notre poison quotidien (voir photos ci-dessous).

http://edrv.endojournals.org/content/early/2012/03/14/er.2011-1050.abstract

Les auteurs ont passé en revue 800 études scientifiques concernant la toxicité d’une trentaine de molécules, dont  le Bisphénol A, l’ atrazine (un herbicide fabriqué par Syngenta), les PCB (de Monsanto) , les phtalates ou dioxines, qui sont aussi au cœur de mon enquête.

Ils en ont conclu que ces substances, qui sont toutes des « perturbateurs endocriniens » (voir sur ce Blog), c’est-à-dire des hormones de synthèse utilisées dans les processus industriels, agissent à des doses infinitésimales , jamais testées, et peuvent entraîner des effets sanitaires gravissimes, notamment sur  les sujets qui ont été exposés in utero. Ils soulignent aussi que le principe de « la dose fait le poison », qui constitue le fondement de la toxicologie et l’outil de référence des agences de réglementation,  ne sert absolument à rien pour ces molécules et qu’il faut revoir de fond en comble le processus d’évaluation de ces poisons chimiques, en remettant en cause la norme de la Dose Journalière Admissible (voir sur ce Blog).

Bref, cette étude confirme tout ce que j’ai écrit dans mon livre Notre poison quotidien !

Je suis heureuse de constater que Le Monde a aussi pris la mesure de l’énorme enjeu sanitaire que représentent les perturbateurs endocriniens en reconnaissant la nécessité d’un « profond changement de méthodologie dans l’évaluation de la toxicité de nombreuses molécules mises sur le marché » , ainsi que l’écrit Stéphane Foucart dans un article du 27 mars, intitulé  « La toxicité de dizaines de substances sous évaluée. Une vaste étude conteste les fondements de la toxicologie en pointant les effets à faible dose de produits chimiques ».

Je rappelle simplement que le problème des faibles doses , mais aussi de l’ « effet cocktail » ( c’est-à-dire la capacité de certaines molécules  chimiques d’interagir, notamment à faibles doses,  pour constituer de véritables « bombes chimiques ») est précisément le cœur de mon enquête, qui a fait la Une de cinq magazines , dont Usine Nouvelle qui a titré son édition du 7-13 avril 2011 : « Le livre qui empoisonne l’industrie chimique » :

http://www.mariemoniquerobin.com/crbst_28.html

Si mon livre “empoisonne l’industrie chimique” c’est précisément parce que celle-ci a tout à gagner du maintien du statu quo et du sacro-saint principe de la « dose fait le poison » ( et de son corollaire de « la dose journalière admissible »), car si ceux-ci étaient définitivement considérés comme inopérants, ce sont des centaines de molécules chimiques qu’il faudrait purement et simplement interdire…

J’espère sincèrement que ce jour est proche et que les pouvoirs publics et nos élus exigeront au plus vite de revoir le système de réglementation des produits chimiques qui a permis l’empoisonnement quotidien de centaines de millions de citoyens de par le monde.

Pour ma part, je mets en ligne un extrait de mon livre où Frederick vom Saal , l’un des auteurs de l’étude à paraître dans Endocrine Reviews, explique pourquoi le principe de « la dose fait le poison » est inopérant pour les hormones de synthèse.

Après cet extrait de mon ouvrage, je mets en ligne une interview d’André Cicolella, le porte-parole du Réseau Environnement Santé (RES) à qui je voudrais rendre hommage pour l’incroyable énergie qu’il a déployée pour sensibiliser l’opinion publique et les pouvoirs publics au désastre sanitaire engendré par les faibles doses de perturbateurs endocriniens. J’ai réalisé cette interview dans le cadre de mon enquête « Notre Poison quotidien ».

http://reseau-environnement-sante.fr/

Photos (Marc Duployer) : quatre des douze auteurs de l’étude à paraître dans Endocrine reviews

–            Ana Soto et Carlos Sonnenschein dans leur laboratoire de la Tfts University à Boston

–            Fred vom Saal, lors d’un colloque sur les perturbateurs endocriniens qui s’est tenu à La Nouvelle Orléans et que j’ai filmé

–            John Peterson Myers lors du même colloque

–            Theo Colborn, la « grande dame » qui a découvert les perturbateurs endocriniens , chez elle à Paonia (Colorado)

EXTRAIT de mon livre

« Des techniques et savoirs qui datent du xvie siècle »

Car bien sûr, la métanalyse publiée par le HCRA en 2004, grâce au « soutien du American Plastics Council », conclut que « le poids des preuves montrant des effets [du BPA] à de faibles doses est peu consistant[1] ». À noter que George Gray et les « experts du panel indépendant » mirent deux ans à analyser dix-neuf des quarante-sept études publiées à la date d’avril 2002 et que trois membres du panel refusèrent finalement de signer le rapport. Dans ses conclusions, celui-ci recommandait la « réplication des études existantes dans des conditions soigneusement contrôlées »…

Au moment où l’industrie du plastique diffusait abondamment le fameux rapport, Frederick vom Saal et Claude Hugues, un endocrinologue qui avait signé l’article du HCRA et finalement s’en était désolidarisé, publièrent une nouvelle métanalyse dans laquelle ils examinèrent non pas dix-neuf, mais cent quinze études qui avaient fait l’objet d’une publication sur les effets à faibles doses du bisphénol A à la fin de 2004[1]. « Les résultats furent proprement renversants, m’a expliqué Fred vom Saal lors de notre entretien à la Nouvelle-Orléans. Nous avons en effet constaté que plus de 90 % des études financées par des fonds publics montraient des effets significatifs du BPA à de faibles doses – soit quatre-vingt-quatorze études sur cent quinze –, mais pas une de celles sponsorisées par l’industrie !

– C’est ce qu’on appelle le funding effect

– Oui… De plus, trente et une études conduites sur des animaux vertébrés ou invertébrés avaient trouvé des effets significatifs à une dose inférieure à la DJA du bisphénol A.

– Comment expliquez-vous les résultats négatifs obtenus par les scientifiques travaillant pour l’industrie ? Est-ce qu’ils ont triché ?

– La triche est difficile à prouver, m’a répondu prudemment Fred vom Saal, mais en revanche, il y a plusieurs “astuces” qui permettent de masquer les effets potentiels. D’abord, ainsi que nous l’avons écrit avec Claude Hugues dans notre article, la plupart des laboratoires payés par l’industrie ont utilisé une lignée de rats qui est connue pour être totalement insensible aux effets des molécules œstrogéniques.

– Il y a des rats qui présentent cette caractéristique ?, ai-je demandé, tant cette information me paraissait invraisemblable.

– Oui ! Cette lignée, appelée Sprague-Dawley ou CD-SD, a été inventée, si on peut dire, par l’entreprise Charles River qui l’a sélectionnée, il y a une cinquantaine d’années, en raison de sa haute fertilité et de la croissance postnatale rapide des souriceaux qu’elle engendre. Cela donne des rates obèses, capables de produire d’énormes quantités de bébés, mais qui du coup sont insensibles à l’œstrogène, comme par exemple à l’éthinylestradiol, un œstrogène puissant que l’on trouve dans les pilules anticontraceptives : elles ne réagissent qu’à une dose cent fois supérieure à la quantité prise quotidiennement par les femmes qui utilisent un anticontraceptif oral ! Cette lignée est donc tout à fait inappropriée pour étudier les effets des faibles doses d’œstrogènes de synthèse !

– Et cette caractéristique des rats Sprague-Dawley n’était pas connue des laboratoires travaillant pour l’industrie ?

– Apparemment non ! Mais curieusement, tous les laboratoires publics étaient au courant, m’a répondu Fred vom Saal avec un sourire entendu. L’autre problème que nous avons rencontré avec les études privées, c’est qu’elles utilisent une technologie qui date d’au moins cinquante ans ! Elles sont incapables de détecter des doses infimes de BPA, tout simplement parce que les laboratoires n’ont pas les équipements qui le permettent ou parce que le guide des “bonnes pratiques de laboratoire”, les fameuses GLP [voir supra, chapitre 12], ne l’exige pas, ce qui est bien pratique ! C’est un peu comme un astrologue qui voudrait examiner la lune avec des jumelles, alors qu’il existe des télescopes comme Hubble ! Dans mon laboratoire, nous pouvons détecter des résidus de bisphénol A libre, c’est-à-dire non métabolisé, à un niveau de 0,2 partie par milliard, mais dans la plupart des études de l’industrie que nous avons examinées, le niveau de détection était de cinquante à cent fois supérieur ! Il est alors facile de conclure que “l’exposition au bisphénol A ne pose pas de danger pour la santé, parce qu’il est complètement éliminé”… Enfin, le dernier problème que nous avons constaté est que les scientifiques des laboratoires privés, mais aussi la plupart des experts des agences de réglementation, ne comprennent rien en général à l’endocrinologie. Ils ont tous été formés à la vieille école de la toxicologie qui veut que “la dose fait le poison”. Or, ce principe, qui constitue le fondement de la dose journalière acceptable, est basé sur des hypothèses erronées qui datent du xvie siècle : à l’époque de Paracelse, on ne savait pas que les produits chimiques peuvent agir comme des hormones et que les hormones ne suivent pas les règles de la toxicologie[1].

– Est-ce que cela signifie que le principe de la relation “dose-effet”, qui est le corollaire de la DJA, est aussi erroné ?

– Tout à fait, pour les perturbateurs endocriniens, il ne sert à rien ! Il peut marcher pour certains produits toxiques traditionnels, mais pas pour les hormones, pour aucune hormone ! Pour certains produits chimiques et pour les hormones naturelles, nous savons que les doses faibles peuvent stimuler les effets, alors que les fortes doses les inhibent. Pour les hormones, la dose ne fait jamais le poison, les effets n’empirent pas systématiquement, car en endocrinologie les courbes linéaires dose/effet n’existent pas. Je vais vous donner un exemple concret : quand une femme a un cancer du sein, on lui prescrit un médicament qui est le Tamoxifen. Au début du traitement, les effets sont très désagréables, car la molécule commence par stimuler la progression de la tumeur, puis quand elle atteint une certaine dose, elle bloque la prolifération des cellules cancéreuses. On observe le même phénomène avec le Lupron, un médicament prescrit aux hommes qui souffrent d’un cancer de la prostate. Dans les deux cas, l’action de la substance n’est pas proportionnelle à la dose et ne suit pas une courbe linéaire, mais une courbe en forme de U inversé. En endocrinologie, on parle d’un effet biphasique : d’abord, une phase ascensionnelle, puis descendante.

– Mais les agences de réglementation ne connaissent-elles pas ces caractéristiques ?

– Je pense sincèrement que leurs experts devraient retourner sur les bancs de l’université de médecine pour suivre un cours d’initiation à l’endocrinologie ! Plus sérieusement, je vous invite à consulter la déclaration de consensus qu’a publié récemment la Société américaine d’endocrinologie, qui compte plus de mille professionnels. Elle demande officiellement au gouvernement de prendre des mesures pour que soit revue de fond en comble la manière dont sont réglementés les produits chimiques qui ont une activité hormonale – on estime qu’il y en a plusieurs centaines. Et les auteurs de cette déclaration ne sont pas des activistes radicaux qui manifestent avec des pancartes ! Ce sont des endocrinologues professionnels, qui disent clairement que tant que leur spécialité ne sera pas admise au sein des agences de réglementation, les consommateurs et le public ne seront pas protégés, car le système ne peut être qu’inefficace. »

De fait, j’ai lu le texte publié par la Société d’endocrinologie en juin 2009 (et dont Ana Soto était l’un des auteurs)[1]. En près de cinquante pages, celui-ci tire très clairement la sonnette d’alarme : « Nous apportons la preuve que les perturbateurs endocriniens ont des effets sur le système de reproduction masculin et féminin, écrivent ses auteurs, mais aussi sur le développement du cancer du sein et de la prostate, la neuroendocrinologie, la thyroïde, l’obésité et l’endocrinologie cardiovasculaire. Les résultats obtenus à partir de modèles animaux, d’observations cliniques humaines et d’études épidémiologiques convergent pour impliquer les perturbateurs endocriniens comme un problème majeur de santé publique. » Après avoir rappelé que « les perturbateurs endocriniens représentent une classe étendue de molécules comprenant des pesticides, des plastiques et plastifiants, des combustibles et de nombreux autres produits chimiques présents dans l’environnement et très largement utilisés », ils précisent qu’un « niveau infinitésimal d’exposition, le plus petit soit-il, peut causer des anomalies endocriniennes et reproductives, particulièrement si l’exposition a lieu pendant une fenêtre critique du développement. Aussi surprenant que cela puisse paraître, des doses faibles peuvent même avoir un effet plus puissant que des doses plus élevées. Deuxièmement, les perturbateurs endocriniens peuvent exercer leur action en suivant une courbe dose-effet qui n’est pas traditionnelle, telle qu’une courbe en forme de U inversé ». En conclusion, ils appellent « les décideurs scientifiques et individuels à promouvoir la prise de conscience et le principe de précaution, et à mettre en place un changement dans la politique publique ».

FIN DE L’EXTRAIT

Bruno le Maire s’asseoit sur la Loi Grenelle II

Pour ceux qui en douteraient encore : Bruno Le Maire représente le meilleur allié des grands céréaliers et pollueurs agricoles : le 5 mars dernier, le ministre de l’agriculture, qui depuis qu’il occupe ce poste n’a cessé de détricoter discrètement les lois issues du Grenelle de l’environnement, a signé tout aussi discrètement une circulaire, destinée à « assouplir l’interdiction de pulvériser des pesticides par voie aérienne », pour reprendre les termes du Monde du 24 mars. En effet, la Loi Grenelle II du 13 juillet 2010 prévoit (article 103) l’interdiction de ce type d’épandages, laquelle, il est vrai, peut être l’objet de dérogations, « dans des conditions strictement définies par l’autorité administrative pour une durée limitée », et « après avis de plusieurs commissions compétentes en matière d’environnement ». Pour la circulaire du 5 mars,  personne n’a été consulté!

Intitulé « Liste des produits phytopharmaceutiques autorisés ou en cours d’évaluation pour les traitements par aéronefs », le texte du ministre Le Maire à « diffusion limitée » , fournit aux directions régionales et départementales de l’agriculture, la « possibilité de délivrer des dérogations pour toute une série de fongicides, herbicides, insecticides destinés à traiter le maïs, le riz, la vigne et les bananiers. » On notera au passage l’usage du bel euphémisme imposé par l’industrie chimique, ainsi que je le raconte dans mon livre Notre poison quotidien, qui consiste à faire croire que les poisons agricoles déversés dans nos champs sont de vulgaires médicaments censés soigner les plantes !  Ainsi que souligne Le Monde, parmi les pesticides compris dans la fameuse liste, six sont classés officiellement « dangereux pour l’environnement et « nocif » sur le plan toxicologique, au point de pouvoir provoquer des « effets graves pour la santé ». Pas mal pour des « médicaments » qui , notamment lors d’un épandage aérien, vont polluer l’air, les ressources aquifères, la terre et les maisons sur des dizaines de kilomètres.

Tout indique qu’en cette période de campagne électorale la circulaire « discrète » est destinée à satisfaire les grands pollueurs agricoles qui n’ont de cesse de tirer à boulets rouges sur les défenseurs de l’environnement, ainsi que le prouve ce texte incroyable, publié par Gilbert Bros, le président de la chambre d’agriculture de Haute Loire, dans La Haute Loire Paysanne ( sic) du 24 février. Intitulé « Les malfaisants » , cet « édito » explique sans complexe: « Ce sont ceux qui détruisent l’économie et les emplois, qui ruinent la France. Je veux parler des écolos ».

Mais lisez plutôt cette charge nauséabonde d’un homme qui dirige une institution chargée de conseiller et d’assister les paysans…

Pour ma part, je mets en ligne un extrait de mon livre Notre poison quotidien, où j’expliquais que selon des études réalisées aux Etats Unis et en France, moins de 1% des pesticides épandus atteignent leurs cibles, le reste partant dans l’environnement. Je rapportais aussi une étude conduite par des chercheurs californiens montrant que les riverains habitant près de grandes cultures arrosées de poisons agricoles partageaient avec les agriculteurs un risque accru de déclencher une maladie de Parkinson, surtout s’ils étaient exposés pendant l’enfance.

EXTRAIT

Les pesticides ratent largement leur cible, mais n’épargnent pas l’homme

Quelques jours plus tard, le 6 janvier 2010, je rencontrais à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, à Paris, le docteur Alexis Elbaz, un neuroépidémiologiste qui travaille pour une unité de l’Inserm. En France, ce jeune chercheur est un pionnier, à qui Gilbert Vendé doit une fière chandelle. C’est en effet en lisant un article dans Le Quotidien du médecin, en 2004, que Me Gilbert Couderc, l’avocat du salarié agricole berrichon, a découvert qu’une étude du docteur Elbaz, montrant une corrélation positive entre l’exposition aux pesticides et la maladie de Parkinson, venait de remporter le prix Épidaure[i]. « Nous nous sommes sentis confortés », a raconté Gilbert Couderc, qui s’est empressé de communiquer la précieuse publication au Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles[ii].

Au moment où je l’ai interviewé, Alexis Elbaz venait de publier dans les Annals of Neurology une nouvelle étude qu’il avait conduite en collaboration étroite avec la Mutualité sociale agricole[iii]. Une preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que la mutuelle a vraiment décidé de faire la lumière sur les conséquences sanitaires de l’usage des pesticides. Dans cette enquête de cas-témoins, 224 agriculteurs parkinsoniens ont été comparés à un groupe de 557 agriculteurs non malades, tous affiliés à la MSA et originaires du même département. « Les médecins du travail de la MSA ont joué un rôle capital, m’a expliqué le neuroépidémiologiste. En effet, ils se sont rendus au domicile des agriculteurs et ont reconstitué très minutieusement avec eux leur exposition aux pesticides durant toute leur vie professionnelle. Ils ont recueilli un grand nombre d’informations, telles que la surface des exploitations, le type de cultures et les pesticides utilisés, le nombre d’années et la fréquence annuelle d’exposition, ou encore la méthode d’épandage – avec un tracteur ou à l’aide d’un réservoir à dos. Ils ont mené un véritable travail de détective, en tenant compte de tous les documents fournis par les agriculteurs : les recommandations des chambres d’agriculture ou des coopératives agricoles, qui sont très suivies, les calendriers de traitement, les factures, les bidons vides qui avaient pu être gardés sur la ferme. Toutes ces données ont ensuite été évaluées par des experts, qui ont vérifié leur validité.

– Quel fut le résultat ?

– Nous avons constaté que les insecticides organochlorés multiplient par 2,4 le risque d’avoir la maladie de Parkinson. Parmi eux, il y a le DDT ou le lindane, qui furent largement utilisés en France entre les années 1950 et 1990 et qui se caractérisent par une persistance dans l’environnement de nombreuses années après l’utilisation.

– Est-ce que vous savez si les pesticides utilisés dans les champs peuvent aussi affecter les résidents qui vivent près des zones traitées ?

– Nous n’avons pas de données là-dessus, mais il est vrai qu’au-delà de l’exposition à des niveaux élevés en milieu professionnel, nos résultats soulèvent la question des conséquences d’une exposition à des doses plus faibles, telle qu’elle peut être observée dans l’environnement, à savoir dans l’eau, l’air et l’alimentation. À ce jour, seule une étude a pu apporter une réponse convaincante. »

Publiée en avril 2009, l’étude dont parle le docteur Elbaz a été conduite par une équipe de chercheurs de l’université de Californie dans la vallée centrale de Californie[iv]. Ceux-ci disposaient d’un avantage précieux, dont la France ne peut malheureusement se prévaloir. Depuis les années 1970, en effet, l’État le plus riche de la fédération américaine exige que soient enregistrées dans un système informatique centralisé, baptisé California Pesticides Use Reports, toutes les ventes de pesticides, avec l’indication du lieu et de la date prévue de leur utilisation. Ce qui permet de savoir au jour le jour quels secteurs géographiques ont été traités et avec quelles molécules. C’est ainsi que l’équipe de Sadie Costello a pu « reconstituer l’histoire de l’exposition aux pesticides agricoles dans l’environnement résidentiel » de toute la région étudiée, entre 1975 et 1999. Pour cela, les participants à l’étude – 368 parkinsoniens et 341 témoins non malades, tous résidant dans la vallée centrale de Californie – ont dû communiquer leur adresse pour que soit calculé leur niveau d’exposition au cours de ces vingt-quatre années.

Avant de découvrir les résultats très inquiétants de ce travail remarquable, il importe de bien comprendre sa pertinence, car elle nous concerne tous. En effet, ainsi que l’expliquait en 1995 l’Américain David Pimentel, professeur au Collège d’agriculture et des sciences de la vie de l’université Cornell, « moins de 0,1 % des pesticides appliqués pour le contrôle des nuisibles atteint leur cible. Plus de 99,9 % des pesticides utilisés migrent dans l’environnement, où ils affectent la santé publique et les biotopes bénéfiques, en contaminant les sols, l’eau et l’atmosphère de l’écosystème[v] ». Certains observateurs sont un tout petit peu moins pessimistes, comme Hayo van der Werf, agronome à l’INRA : « On estime que 2,5 millions de tonnes de pesticides sont appliqués chaque année sur les cultures de la planète, écrivait-il en 1996. La part qui entre en contact avec les organismes indésirables cibles – ou qu’ils ingèrent – est minime. La plupart des chercheurs l’évaluent à moins de 0,3 %, ce qui veut dire que 99,7 % des substances déversées s’en vont ailleurs[vi]. » Et d’ajouter : « Comme la lutte chimique expose inévitablement aux traitements des organismes non-cibles – dont l’homme –, des effets secondaires indésirables peuvent se manifester sur des espèces, des communautés ou des écosystèmes entiers. »

À lire la suite, on comprend que l’agriculture chimique est tout sauf une science exacte, au point qu’on finit par se demander comment et au nom de quoi on a pu laisser s’installer sur nos territoires un tel système d’empoisonnement généralisé : « Dès qu’ils ont atteint le sol ou la plante, les pesticides commencent à disparaître : ils sont dégradés ou sont dispersés. Les matières actives peuvent se volatiliser, ruisseler ou être lessivées et atteindre les eaux de surface ou souterraines, être absorbées par des plantes ou des organismes du sol ou rester dans le sol. Durant la saison, le ruissellement emporte en moyenne 2 % d’un pesticide appliqué sur le sol, rarement plus de 5 % à 10 %. En revanche, on a parfois constaté des pertes par volatilisation de 80 % à 90 % du produit appliqué, quelques jours après le traitement. […] Lors des traitements par aéronef, jusqu’à la moitié du produit peut être entraîné par le vent en dehors de la zone à traiter. […] On a commencé à se soucier du passage des pesticides dans l’atmosphère durant les années 1970 et 1980, en constatant que les substances peuvent se répandre très loin, comme l’atteste leur découverte dans les embruns océaniques et dans la neige de l’Arctique[vii]. »

Après la lecture de ce scénario catastrophe, la question se pose immédiatement : est-ce qu’au moins cela sert à quelque chose ? Est-ce que les « nuisibles » ont bien tous été exterminés ? Eh bien non ! C’est ce qu’expliquait dès 1995 le professeur David Pimentel : « On estime que quelque 67 000 parasites attaquent chaque année les récoltes mondiales : 9 000 insectes et mites, 50 000 plantes pathogènes et 8 000 mauvaises herbes. En général, on considère que moins de 5 % présentent un réel danger. […] Malgré l’application annuelle d’environ 2,5 millions de tonnes de pesticides et l’usage de moyens de contrôle non chimique, 35 % de la production agricole est détruite par les parasites : 13 % par les insectes, 12 % par les plantes pathogènes et 10 % par les mauvaises herbes[viii]. »

En résumé : les poisons déversés dans les champs ratent généralement leurs cibles, soit parce que les nuisibles leur résistent ou leur échappent, soit parce qu’ils « s’en vont ailleurs », pour reprendre l’expression de Hayo van der Werf, en contaminant l’environnement. D’où la question, hautement pertinente, de l’équipe de Sadie Costello : les pesticides peuvent-ils induire la maladie de Parkinson chez des personnes vivant à proximité des cultures traitées ? La réponse est clairement positive. Les registres d’utilisation des pesticides ont indiqué que, parmi les produits les plus utilisés dans la vallée centrale de Californie, figuraient le maneb, le fongicide à base de manganèse que j’ai déjà évoqué, et l’incontournable paraquat. Les résultats de l’étude ont montré que le fait de vivre à moins de 500 yards (environ 450 mètres) d’une zone traitée augmentait de 75 % le risque de développer la maladie. De plus, la probabilité d’être atteint du mal avant l’âge de soixante ans était multipliée par deux lors de l’exposition à l’un des deux pesticides (OR : 2,27) et par plus de quatre (OR : 4,17) lors d’une exposition combinée, surtout si l’exposition avait eu lieu entre 1974 et 1989, c’est-à-dire à un moment où les personnes concernées étaient enfants ou adolescentes.

« Cette étude confirme deux observations faites lors d’expériences sur des animaux, a expliqué Beate Ritz, professeur d’épidémiologie à l’UCLA School of Public Health, qui a supervisé les travaux de l’équipe de l’université de Californie. Premièrement, l’exposition à des produits chimiques multiples augmente l’effet de chaque produit. C’est important, parce que les humains sont généralement exposés à plus d’un pesticide dans l’environnement. Deuxièmement, le moment de l’exposition est aussi un facteur important[ix]. »


[i] Alexis Elbaz et alii, « CYP2D6 polymorphism, pesticide exposure and Parkinson’s disease », Annals of Neurology, vol. 55, mars 2004, p. 430-434. Le prix Épidaure a été créé par Le Quotidien du médecin pour encourager la recherche en médecine et écologie.

[ii] Martine Perez, « Parkinson : le rôle des pesticides reconnu », Le Figaro, 27 septembre 2006.

[iii] Alexis Elbaz et alii, « Professional exposure to pesticides and Parkinson’s disease », Annals of Neurology, vol. 66, octobre 2009, p. 494-504.

[iv] Sadie Costello et alii, « Parkinson’s disease and residential exposure to maneb and paraquat from agricultural applications in the central valley of California », American Journal of Epidemiology, vol. 169, n° 8, 15 avril 2009, p. 919-926.

[v] David Pimentel, « Amounts of pesticides reaching target pests : environmental impacts and ethics », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 8, 1995, p. 17-29.

[vi] Hayo van der Werf, « Évaluer l’impact des pesticides sur l’environnement », Le Courrier de l’environnement, n° 31, août 1997 (traduction française de : « Assessing the impact of pesticides on the environment », Agriculture, Ecosystems and Environment, n° 60, 1996, p. 81-96).

[vii] Ibid. Pour plus d’informations, voir Dwight Glotfelty et alii, « Volatilization of surface-applied pesticides from fallow soil », Journal of Agriculture and Food Chemistry, vol. 32, 1984, p. 638-643 ; et Dennis Gregor et William Gummer, « Evidence of atmospheric transport and deposition of organochlorine pesticides and polychlorinated biphenyls in Canadian arctic snow », Environmental Science and Technology, vol. 23, 1989, p. 561-565.

[viii] David Pimentel, « Amounts of pesticides reaching target pests : environmental impacts and ethics », loc. cit.

[ix] Beate Ritz, « Pesticide exposure raises risk of Parkinson’s disease », <www.niehs.nih.gov>.

FIN DE L’EXTRAIT

J’informe que j’ai rencontré en octobre dernier le professeur David Pimentel, de l’Université de Cornell, qui a publié récemment une nouvelle étude confirmant les résultats de la première. Sur la photo , prise par Marc Duployer, on le voit tenant un globe que j’utilise lors de  mon nouveau périple autour du monde, dans le cadre de ma nouvelle enquête intitulée provisoirement  « Comment on nourrit les gens? »: www.m2rfilms.com

Télérama et TV5

Demain (samedi 3 mars) , Télérama publiera sur son édition web un papier que j’ai écrit dans le cadre de l’opération « Journal à 100 voix« , un « journal de campagne collectif de cent personnalités du monde culturel » qui commentent la course à la présidence:

http://www.telerama.fr/

Et puis, dimanche, TV5 diffusera « Coup de pouce pour la planète« , un 26 minutes où j’étais l’invitée du jour:

http://www.tv5.ca/emissions/coup-de-pouce-pour-la-planete-100401992/marie-monique-robin-100402001.html

Photos: Solène Charrasse