Après une interruption de plus de trois mois, je reprends la publication des papiers que j’ai écrits à la suite de la participation de François Hollande au 7-9 de France Inter, le 5 janvier dernier. Voici donc le quatrième volet de cette série qui reprend point par point les arguments (ou non-arguments) avancés par le chef de l’État. Alors que la France s’apprête à recevoir la COP 21, la grande conférence sur le climat qui se tiendra au Bourget du 30 novembre au 11 décembre, il semble que le président n’ait toujours pas compris que la croissance économique est totalement incompatible avec la réduction des émissions de gaz à effets de serre qu’il appelle, par ailleurs, de ses vœux.
La matière de ce papier a nourri mon intervention après la projection de Sacrée croissance ! au siège des Nations Unies (le 15 avril) qui était organisée par François Gave, le conseiller en charge du développement durable à la mission permanente française auprès de l’ONU et le service culturel de l’ambassade de France à New York . Environ 90 personnes ont participé à la projection, essentiellement des membres des délégations diplomatiques, car malheureusement une manifestation (chose rare aux Etats Unis !) bloquait la circulation sur Broadway, ce qui a empêché la majorité des quelque 100 personnes inscrites sur le site du consulat de rejoindre l’événement[1]. J’ai également donné une interview à la radio des Nations Unies sur la nécessité de changer de cap agricole en promouvant l’agro-écologie, pour nourrir le monde tout en contribuant efficacement à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Photos: Anne-Sophie Hermil
Qu’est ce que « l’effet de serre » ?
Je constate régulièrement que bon nombre de nos concitoyens ne savent pas exactement ce qu’est « l’effet de serre ». Ils ne comprennent pas non plus en quoi l’activité humaine a un impact sur la concentration des « gaz à effet de serre » dans l’atmosphère et quel est le lien entre cette dernière et le dérèglement climatique en cours.
Je rappelle donc que c’est le chimiste suédois Svante Arrhenius (1859-1927) qui a développé le premier modèle de l’effet de serre. Dans un article présenté en 1895 devant la Société physique de Stockholm, intitulé « De l’influence de l’acide carbonique dans l’air sur la température de la Terre », le futur prix Nobel de chimie (1903) avait expliqué que le CO2 est naturellement présent dans l’atmosphère et qu’avec la vapeur d’eau, le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O), il forme une couche de gaz autour de notre planète qui permet à celle-ci de maintenir une température moyenne de 15° C. En effet, après avoir capté l’énergie solaire, la Terre renvoie une partie de sa chaleur vers l’espace, laquelle reste emprisonnée par les gaz (à « effet de serre »). Sans ce phénomène, sa température moyenne serait de – 18°, ce qui la rendrait invivable. Dans son article, Svante Arrhenius écrivait que « le petit pourcentage de gaz carbonique dans l’atmosphère risque de changer de manière notable au cours des prochains siècles, en raison des progrès de l’industrie ». Il avait même calculé que le doublement de la concentration de CO2 pourrait entraîner un réchauffement de trois à quatre degrés, ce qui correspondait aux prévisions faites par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en … 2014[2].
Pourquoi la situation actuelle est elle préoccupante ?
Avant l’ère industrielle (milieu du XIXème siècle), la concentration moyenne de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère était d’environ 278 ppm [3], une quantité stable depuis l’avènement de l’Holocène, l’ère géologique qui a permis à l’humanité de prospérer en raison précisément d’une grande stabilité climatique. Le 9 mai 2013, cette concentration a franchi le seuil de 400 ppm, le niveau le plus élevé depuis… 800 000 ans. On estime que depuis l’ère industrielle quelque 500 milliards de tonnes de carbone ont été émises dans l’atmosphère provenant de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), de la production de ciment et de la déforestation ( ce qu’on appelle prosaïquement « le changement d’affectation des sols » qui représente environ 30% du total ). Plus de la moitié de ces émissions ont eu lieu après le milieu des années 1970, avec une accélération notable au cours des vingt dernières années, puisqu’entre 1992 et 2012, elles ont augmenté de 38 %. Ces émissions anthropiques – c’est-à-dire issues de l’activité humaine – de gaz « à effet de serre » ont entraîné un réchauffement de la Terre de 0,85 °C entre 1880 et 2012, les trois dernières décennies ayant été les plus chaudes qu’ait connues l’hémisphère Nord depuis au moins 1 400 ans. D’après le GIEC, si les émissions se poursuivent au rythme actuel (environ + 2,3% par an) la température moyenne de la terre pourrait augmenter d’au moins 4,8 ° d’ici la fin du XXIème siècle. En fait, tout indique que l’augmentation pourrait être bien supérieure, en raison des « boucles de rétroaction positive » largement sous-estimées sur lesquelles je vais revenir.
Les précédents du PETM et du permien
En quoi cela est-il inquiétant ? Pour certains il est difficile de comprendre pourquoi une augmentation de la température globale de la terre de six degrés puisse être dangereuse, alors qu’en France, par exemple, la température peut varier sur une année de -10 à + 30°. Certes, mais cette variabilité locale qui caractérise l’hémisphère nord ne change rien au fait que la température moyenne de la terre est restée longtemps globalement inchangée, soit +15°. Or, la dynamique du climat est une mécanique extrêmement délicate, ainsi que le montre l’histoire de la planète elle-même. D’après les géologues et climatologues, la dernière fois où la terre a connu un réchauffement de 6° c’était il y a … cinquante-cinq millions d’années, pendant ce qu’ils appellent le « Maximum thermique du Passage paléocène-éocène » (PETM). Au terme d’une période qui a duré … 20 000 ans, la concentration de CO2 dans l’atmosphère a atteint 1 000 ppm. C’était l’époque où Pangée, le supercontinent qui réunissait alors toutes les terres émergées, a commencé à se fracturer, provoquant une suractivité des volcans qui ont craché d’énormes quantités de gaz carbonique. La température moyenne de la Terre s’est élevée de deux degrés en quelques milliers d’années. La surface des océans s’est réchauffée, tandis qu’une quantité énorme de carbone entrait dans les océans, entraînant leur acidification[4]. Ce phénomène a provoqué l’asphyxie du plancton ainsi que des organismes marins contenant du carbonate de calcium, comme les mollusques et crustacés (moules, huîtres), et les coraux, qui, du coup, se sont mis à libérer du carbone. Et puis, sous l’effet du réchauffement des eaux, les hydrates de méthane qu’on appelle aussi “glaces de feu”, qui dormaient au fond de l’océan, se sont mis à fondre et à relâcher de gigantesques quantités de méthane, un gaz vingt-et-une fois plus réchauffant que le CO2. Résultat : au moment du passage du Paléocène à l’Éocène, la température de la Terre avait augmenté d’au moins six degrés. Cela a provoqué des inondations et des tempêtes d’une violence inouïe, mais aussi des sécheresses qui transformèrent d’énormes territoires en désert. Mais comme l’évolution avait été relativement lente, les plantes et animaux terrestres ont réussi, pour la plupart, à sauver leur peau en se déplaçant progressivement vers le nord, au fur et à mesure que la température augmentait. On vit ainsi des palmiers dans l’Alaska et des forêts denses recouvrir certaines parties du globe. Pour s’adapter, certaines espèces animales furent contraintes de rétrécir, en devenant carrément naines, comme les chevaux qui se réduisirent à la taille d’un chat siamois. « La différence, a expliqué Jim Zachos, un paléo-océanographe américain, c’est que le rythme des émissions actuelles de carbone est trente fois plus rapide qu’à l’époque du PETM… »[5]
Deux cents millions d’années plus tôt –il y a très exactement 251 millions d’années – l’ère du permien s’était terminée par l’extinction (la troisième dans l’histoire de la vie) de 95 % des espèces. Ce cataclysme fut provoqué par un réchauffement progressif de la planète de six degrés, qui s’est étalé sur… 100 000 ans.
Des records d’extrêmes climatiques
Je suis surprise de constater que, malgré tous les signaux évidents, le climato-scepticisme continue de prospérer, y compris parmi ceux qui suivent assidûment mes travaux, comme j’ai pu le constater à plusieurs reprises sur mon blog ou ma page facebook. Pourtant, tout indique que la machine du dérèglement climatique est déjà à l’œuvre. En 2012, par exemple, deux chercheurs de Postdam (Allemagne) ont passé au crible quatre-vingt-six articles scientifiques concernant les événements extrêmes qui ont émaillé la première décennie du siècle : « On y trouve les plus fortes canicules depuis cinq cents ans en Europe de l’Ouest (2003) et en Russie, résumait le quotidien Libération, des inondations dramatiques au Pakistan (20 millions de personnes affectées et au moins 3 000 morts en 2010), les pluies les plus intenses jamais enregistrées dans l’est de l’Australie (1,8 milliard d’euros de dégâts en 2010) mais aussi en Grande-Bretagne (3,8 milliards d’euros de dégâts au printemps 2007)[6]. » Fin 2011, rapportait Le Monde peu auparavant, le Mexique a connu la « pire sécheresse enregistrée depuis soixante-et-onze ans » : « 2 millions d’hectares de cultures ont été dévastés et 450 000 têtes de bétail sont mortes[7] ». Puis, après les « pluies records », l’Australie a été « touchée par une canicule record » au cours de l’été 2013-2014, au point que « le bureau météorologique a été contraint d’ajouter des nouvelles couleurs à ses cartes de température pour prendre en compte des canicules au-delà de 50 °C[8] ». Un an plus tard, c’était au tour de la Californie de connaître la « pire sécheresse depuis cent ans[9] ». Ces sécheresses exceptionnelles ont été accompagnées de méga-incendies durant parfois des semaines, comme en Australie et en Californie. Plusieurs simulations ont montré que si le réchauffement de la Terre atteignait les 2° C, le nombre annuel de jours très chauds dans les zones méditerranéennes, notamment en France et en Espagne, augmenterait de 200 % à 500 % (soit soixante-cinq jours de plus par an), avec des températures similaires, voire supérieures, à celles de la canicule de 2003 (ayant causé 15 000 morts en France)[10].
Dans le même temps, la fréquence et l’intensité des tempêtes et cyclones n’ont cessé de croître sur tous les continents, comme au Bangladesh, « l’un des pays les plus vulnérables au changement climatique, qui dénombre 60 % des victimes de cyclones dans le monde ces vingt dernières années et pourrait perdre 40 % de ses terres agricoles d’ici à 2050, selon les projections des Nations unies », expliquait Le Monde en 2013[11]. Grand champion du climato-scepticisme, les États-Unis ne sont pas épargnés : en 2005, l’ouragan Katrina, l’un des plus puissants de l’histoire, a fait 2 000 morts et 120 milliards d’euros de dégâts à La Nouvelle-Orléans, suivi, sept ans plus tard, par l’ouragan Sandy, qui « a coûté très cher à New York : quarante-trois morts ; 19 milliards de dollars de dégâts ; 17 % de la ville inondés et 90 000 bâtiments endommagés[12] ». Plusieurs simulations[13] ont montré que les cyclones de catégorie 5 (la plus élevée sur l’échelle de Saffir-Simpson), comme celui qui a ravagé les Philippines en novembre 2013 (au moins 6 000 morts), seront monnaie courante dans un monde où la température moyenne augmenterait de plus de trois degrés, de même que les tempêtes au moins similaires à celles qui ont dévasté la France en 1999. « Dans la partie Sud de la mer du Nord, ce qui était considéré comme un événement censé se produire une fois tous les cent vingt ans aura lieu tous les sept ou huit ans », a averti le climatologue Jason Lowe dans un article publié en 2001[14]. De fait, à Londres, les digues de la Tamise ont été relevées soixante-deux fois entre 1983 et 2001, ce qui « a coûté des milliards d’euros », uniquement « pour faire face à l’impact combiné de tempêtes plus violentes et de l’élévation du niveau de la mer », ainsi que l’a résumé le journaliste et militant écologiste britannique Mark Lynas en 2008, dans un ouvrage remarquable (et effrayant) intitulé Six Degrees. Quant au niveau des mers, il augmente beaucoup plus vite que ne l’avaient prévu les experts du GIEC, qui en 2001 tablaient sur une augmentation moyenne d’environ 2 mm par an, alors qu’elle fut de 3,2 mm en 2013. Cette élévation est due à la fonte des calottes glaciaires de l’Antarctique et du Groenland, ainsi que des glaciers de montagne qui s’avère beaucoup plus rapide que prévu. Les rapports du GIEC n’avaient pas prévu non plus que la banquise de l’Arctique se réduirait si vite que le mythique passage du Nord-Ouest, qui relie l’Atlantique au Pacifique, s’ouvrirait dès 2007 sous l’effet du réchauffement climatique[15].
Les boucles de rétroaction positives
Les sous-estimations du GIEC sont notamment dues à la non prise-en compte de ce que les experts appellent « les boucles de rétroaction positive » car elles sont difficiles à simuler. En effet, le changement climatique n’est pas un phénomène linéaire mais exponentiel qui comprend des points de basculement (« tipping points « en anglais), lesquels une fois franchis provoquent une accélération de la tendance en cours. C’est ainsi que la fonte accélérée des glaces est due à l’évolution de l’effet albédo, qui fait que les surfaces blanches renvoient une grande partie des rayonnements solaires qu’elles reçoivent : quand la glace a fondu, les surfaces absorbent cette énergie et se réchauffent, entraînant une accélération du dégel. En 2004, James Hansen, le célèbre (et courageux) climatologue de la NASA[16], avait pointé cette « bombe à retardement », alors non prise en compte dans les rapports du GIEC . Il rappelait qu’il y a 14 000 ans, à la fin de la dernière ère glaciaire, la fonte des glaces avait provoqué une élévation du niveau de la mer d’un mètre tous les vingt ans pendant quatre siècles (et marqué l’entrée dans l’ère plus chaude de l’holocène). À son tour, la fonte des mers de glace accélérera la désintégration du pergélisol des régions arctiques, comme la toundra de Sibérie, qui contient d’énormes quantités de carbone et de méthane, une autre « bombe à retardement pour le climat », comme l’a écrit Le Monde[17].
De même, l’acidification des océans pourrait à terme transformer le plus grand puits de carbone de la planète en un puissant émetteur, faisant grimper la température de la Terre d’au moins un degré. Mais d’ici là, une autre boucle de rétroaction se sera activée, l’une des plus puissantes qui soit : la « rétroaction du cycle du carbone ». Ce phénomène a déjà été observé par plusieurs équipes de chercheurs lors de la grande canicule de l’été 2003, où 30 % des végétaux européens ont montré une transpiration excessive et un arrêt de la croissance[18]. Au lieu de capter du carbone, conformément au mécanisme de la photosynthèse, ils se sont mis à en relâcher une quantité équivalente à 12 % des émissions dues à la combustion des énergies fossiles, soit 500 millions de tonnes. Cette « menace non prise en compte dans les scénarios climatiques » a été confirmée dans une « vaste étude internationale », publiée en 2012 dans Nature[19]. « Portant sur plus de deux cent-vingt espèces réparties dans quatre-vingts régions aux climats variés », celle-ci conclut que « les deux tiers des arbres dans le monde sont menacés de dépérissement » et qu’ils fonctionnent déjà « à la limite de l’embolie et de leur rupture hydraulique[20] ».
Véritable poumon de la Terre, l’Amazonie n’est pas épargnée : en 2005, une sécheresse exceptionnelle a provoqué des incendies sans précédent dans le bassin amazonien, préfigurant ce que pourrait signifier l’effondrement de l’immense forêt tropicale. D’après une étude publiée en 2000 par des chercheurs du Hardley Centre[21] (Grande-Bretagne), cette catastrophe qui transformerait l’Amazonie en un désert, pourrait entraîner un réchauffement supplémentaire de 1,5° C d’ici la fin du siècle. Enfin, la dernière boucle de rétroaction qui n’est pas prise en compte dans les simulations du GIEC concerne le largage des hydrates de méthane, ces « glaces de feu » dormant dans les fonds marins, dont j’ai parlé un peu plus haut. S’ils étaient relâchés, ainsi que l’a résumé Mark Lynas dans son livre Six Degrees, « une planète entièrement nouvelle se formerait qui n’aurait plus rien à voir avec la Terre que nous connaissons aujourd’hui. Il n’y aurait plus de glace dans les deux pôles. Les forêts tropicales auraient brûlé et disparu. L’augmentation du niveau de la mer aurait entraîné l’inondation des villes côtières et progressivement des terres intérieures. Les humains seraient regroupés dans des “zones habitables” toujours plus réduites à cause du double phénomène des sécheresses et des inondations[22] ».
La prudence excessive des scientifiques
Comment en sommes nous arrivés là ? Cette question ne cesse de me tarauder, comme tous ceux qui voient l’humanité marcher vers le gouffre, tels les moutons de Panurge. Dans mon livre Sacrée croissance ! je développe plus en détail les raisons de ce que j’appelle le « Grand Déni », mais ici je me contenterai de citer Naomi Oreskes (professeure d’histoire des sciences à l’université de Harvard) et son collègue Erik Conway (de l’Institut de technologie de Californie) qui dans leur ouvrage L’Effondrement de la civilisation occidentale[23] imaginent que la civilisation moderne s’est effondrée en 2093 et qu’un historien chinois de la fin du xxive siècle, descendant des survivants, rédige un rapport pour comprendre comment les « enfants des Lumières » n’ont pas pu éviter une telle catastrophe. Comparant celle-ci avec la chute des Mayas, le chroniqueur souligne que « le cas de la civilisation occidentale était différent, parce que les gens savaient ce qui était en train de se produire, mais ils furent incapables de l’arrêter. C’est d’ailleurs l’aspect le plus effrayant de cette histoire de constater tout ce qu’ils savaient et à quel point ils furent incapables d’agir. Le savoir n’a pas été traduit en pouvoir[24] ». Il pointe le rôle des scientifiques qui « étudiaient les désastres de plus en plus fréquents mais n’ont pas permis de freiner le déni, car ils étaient empêtrés dans le concept obscur alors dominant de “signification statistique” ou de “limite de confiance de 95 %” ». En effet, explique-t-il, « les scientifiques du xxe siècle croyaient qu’on ne pouvait accepter la causalité d’un résultat que si la probabilité qu’il soit dû au hasard était inférieure à un sur vingt. De nombreux événements dont les mécanismes de causalité étaient physiquement, chimiquement ou biologiquement liés à une augmentation de la température furent ainsi rejetés comme “non prouvés”, car ils ne rentraient pas dans cette convention statistique ». L’historien chinois avance aussi une hypothèse que j’ai moi-même pu constater lors de mes (nombreuses) rencontres avec des chercheurs: « Les scientifiques occidentaux avaient construit une culture intellectuelle fondée sur le principe qu’il était plus grave de se tromper en croyant à quelque chose qui n’existait pas qu’en ne croyant pas à quelque chose qui existait. Ils avaient baptisé ces erreurs respectivement “de type I” et “de type II” et avaient établi des protocoles pour éviter l’erreur de type I à tout prix[25]. » La conséquence de cette incroyable posture[26] fut que, très souvent, les scientifiques prenaient mille et une précautions quand on leur demandait d’interpréter les phénomènes qu’ils observaient, en insistant sur le fait qu’on ne pouvait pas toujours les attribuer avec certitude au réchauffement climatique. Ce faisant, ils encourageaient l’inertie des politiques, convaincus qu’ils « avaient plus de temps pour agir qu’ils n’en avaient en réalité [27] ».
Une facture de plus en plus élevée
« Les pays riches vont devoir oublier la croissance s’ils veulent stopper le changement climatique. » Ces mots ont été prononcés par Lord Nicholas Stern le 11 septembre 2009, lors d’une conférence en Chine, et ils ont fait l’effet d’une bombe dans le cercle très fermé des conseillers du prince. Le baron Stern of Brentford, en effet, n’était pas n’importe quel économiste : il avait été vice-président de la Banque mondiale, puis bras droit de Gordon Brown, le ministre des Finances de Tony Blair. En 2006, celui-ci lui avait commandé un rapport sur l’« économie du changement climatique » qui est resté dans l’histoire comme le « rapport Stern ». « Le changement climatique affectera l’accès à l’eau, la production de nourriture, la santé ainsi que l’environnement, y écrivait-il. Des centaines de millions de personnes pourraient souffrir de la faim, de la pénurie d’eau et d’inondations côtières au fur et à mesure que la planète se réchauffe. […] Les estimations des dommages pourraient s’élever à 20 % du PIB ou plus. » Et d’ajouter : « Les émissions ont été et continuent à être liées à la croissance économique, mais la stabilisation de la concentration des gaz est possible et cohérente avec une poursuite de la croissance. » Cette conclusion lui avait valu les foudres des économistes écologiques, tandis que la grande troupe des économistes orthodoxes lui reprochait de verser dans le catastrophisme. Trois ans plus tard, celui qu’on surnomma le « Lord vert » avait revu à la hausse ses prévisions : alors qu’en 2006, il avait estimé que les gouvernements devraient consacrer 1 % de leur PIB à la lutte contre le réchauffement climatique, il pensait désormais qu’il faudrait au minimum 2 % par an et que la poursuite du modèle fondé sur la croissance était incompatible avec cet objectif.
D’après les Nations unies, les coûts des désastres naturels (sécheresses, inondations et tempêtes) ne cessent d’augmenter et ont atteint 112 milliards d’euros en 2012. L’augmentation est telle que plusieurs compagnies d’assurance, en Australie et aux États-Unis, ont annoncé qu’elles ne couvriraient plus certains risques climatiques comme les inondations. C’est ce que m’a expliqué Andrew Dlugolecki, qui a travaillé pendant vingt-sept ans chez Aviva, l’un des principaux assureurs britanniques. Depuis 1995, il est l’un des experts du groupe chargé des services financiers au sein du GIEC. « Les montants des dégâts économiques dus au changement climatique ont été multipliés par quatre depuis les années 1980 et ont augmenté de 50 % au cours de la dernière décennie », a-t-il souligné, avant d’ajouter la voix voilée par l’émotion : « Si nous ne prenons pas des mesures draconiennes pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, nous allons vers un effondrement économique… Je suis très inquiet pour l’avenir de mes petits enfants… » [28]
Plus on produit, plus on émet
« Notre défi est de réduire nos émissions actuelles de carbone qui sont de cinquante gigatonnes à trente-cinq en 2030, puis à vingt en 2050, a déclaré Nicholas Stern devant l’université de Pékin. Cette année-là, chacune des 9 milliards de personnes que comptera le monde aura le droit à environ deux tonnes par an. Si la répartition est équitable, cela signifie que les États-Unis devront réduire leurs émissions de plus de 90 %, car actuellement chaque Américain émet vingt-cinq tonnes par an ». Or, cet objectif est strictement incompatible avec la poursuite d’un système économique fondé sur la croissance infinie du PIB. De nombreuses études montrent, en effet, que le lien entre la croissance du PIB et celle des émissions est très fort : les rares pays qui ont réussi à réduire leurs émissions de CO2 sont ceux qui ont eu une croissance négative ou très faible. Ce fut le cas des pays d’Europe de l’Est qui ont réduit considérablement leurs émissions de manière non intentionnelle, à cause de l’effondrement de l’Union soviétique. De même la récession qui a suivi la crise des subprimes de 2008 a entraîné une réduction de 50 % des émissions de CO2, y compris aux États-Unis. « Si nous voulons rapidement réduire nos émissions, il faut ralentir la production et aller vers une économie stationnaire » m’a expliqué l’économiste américaine Juliet Schor pour qui l’argument du « progrès technologique » brandi par les défenseurs du statu quo constitue un « mirage dangereux » : « Grâce au progrès technologique et notamment à l’amélioration de l’efficacité énergétique, les émissions par dollar de PIB ont diminué de 30 % depuis 1990, mais les émissions totales ont continué d’augmenter, parce que la production a continué d’augmenter ! a-t-elle souligné. Dans le scénario ‘business as usual’, défendu par les promoteurs de la “croissance verte”, le carbone émis pour chaque dollar de revenu diminue de 1,2 % par an. C’est tout juste suffisant pour compenser l’augmentation de la population, donc sans effet pour réduire les émissions ni pour contrebalancer la hausse du revenu. Selon les estimations, il nous faudrait des gains annuels de 5 % à 7 % dans la seule décarbonisation, soit un quadruplement de la productivité du carbone, pour tenir l’objectif fixé par le GIEC de deux degrés de réchauffement. C’est en dehors du champ de l’expérience, et de très loin. Cette arithmétique simple montre que nous n’avons pas d’autre choix que de produire moins et donc de renoncer au dogme de la croissance ».
Cet avis est partagé par tous les économistes qui ont cessé de considérer que l’économie était une entité autonome déconnectée des contingences environnementales et écologiques et estiment, au contraire, qu’elle constitue un sous-ensemble de l’éco-système dont elle totalement tributaire. « Quand le PIB annuel par habitant augmente de 2 300 euros, les émissions annuelles de CO2 progressent en gros d’une tonne, m’a ainsi expliqué Jean Gadrey, auteur de L’adieu à la croissance[29]. Si nous voulons diviser par cinq au moins nos émissions d’ici à 2050, en France, il faudrait les réduire de 4 % par an pendant quarante ans, soit autant chaque année que ce que nous avons réalisé au cours des dix dernières années. Ce sera déjà très difficile sans croissance. Si l’on vise une croissance de 2 % par an, cela veut dire qu’il faut réduire les émissions de 6 % par an par unité produite. Aucun scénario crédible ne permet de l’envisager. La seule option est donc de dire adieu à la croissance ».
Source : Sacrée croissance ! Editions La Découverte/ ARTE Editions.
Prochain papier : la cage de fer de la consommation et de l’endettement
[1] Des manifestations similaires ont lieu actuellement dans toutes les grandes villes américaines à l’initiative des chaînes de magasins qui réclament une augmentation de salaire. Le mouvement a commencé chez McDonald.
[2] Publié en 2014, le dernier rapport du GIEC a été rédigé par huit cents chercheurs qui ont épluché 20 000 études et projections scientifiques.
[3] Une concentration de 400 ppm (parties par million) signifie que le CO2 représente 0,04 % des molécules d’air sec .
[4] Sur le phénomène d’acidification des océans , voir la fiche pédagogique que j’ai réalisée pour l’exposition Sacrée croissance ! et que j’ai mise en ligne sur mon Blog.
[5] « Lesson from 55 million years ago says climate change could be faster than expected », Daily Telegraph, 17 février 2006.
[6] Sylvestre Huet, « L’exception climatique sera bientôt la règle », Libération, 26 mars 2012 (article cité : Dim Coumou et Stefan Rahmstorf, « A decade of weather extreme », Nature Climate Change, n° 2, 25 mars 2012, p. 491-496).
[7] « Au Mexique, la faim gagne les campagnes », Le Monde, 27 janvier 2012.
[8] Colin Folliot, « L’Australie touchée par une canicule record due au dérèglement climatique », Le Monde, 17 janvier 2014.
[9] Claudine Mulard, « La Californie connaît la pire sécheresse depuis cent ans », Le Monde, 21 janvier 2014. La sécheresse californienne perdure toujours aujourd’hui au point que le gouverneur a dû prendre des mesures draconiennes de rationnement de l’eau.
[10] Voir notamment : Martin Beniston et Henry Diaz, « The 2003 heat wave as an example of summers in a greenhouse climate ? Observations and climate model simulations for Basel, Switzerland », Global and Planetary Change, n° 44, 2004, p. 73-81.
[11] Julien Bouisson, « Au Bangladesh, survivre avec le changement climatique », Le Monde, 12 février 2013.
[12] Isabelle Piquer, « Un an après l’ouragan Sandy, New York reste vulnérable », Le Monde, 27-28 octobre 2013.
[13] Comme : Thomas Knutson et Robert Tuleya, « Impact of CO2-induced warming on simulated hurricane intensity and precipitation : sensitivity to the choice of climate model and convective parameterization », Journal of Climate, n° 17, 2004, p. 3477-3495.
[14] Jason Lowe, « Changes in the occurrence of storm surges around the United Kingdom under a future climate scenario using a dynamic storm surge model driven by the Hadley Centre climate models », Climate Dynamics, vol. 18, 2001, p. 179-188.
[15] La banquise a perdu la moitié de sa surface de 1980 à 2010, soit une perte d’environ 4 millions de km².
[16] James Hansen, « Defusing the global warming time bomb », Scientific American, vol. 290, n° 3, 2004, p. 68-77 ; on estimait alors qu’à elle seule, la fonte du Groenland pourrait faire élever le niveau de la mer de sept mètres (en un millénaire).
[17] Stéphane Foucart, « Le pergélisol, bombe à retardement pour le climat », Le Monde, 17 février 2012.
[18] Peter Stott et al., « Human contribution to the European heatwave of 2003 », Nature, vol. 432, 2004, p. 610-614 ; Philippe Ciais et al., « Europe-wide reduction in primary productivity caused by the heat and drought in 2003 », Nature, vol. 437, septembre 2005.
[19] Brendon Choat et al., « Global convergence in the vulnerability of forests to drought », Nature, vol. 491, 2012, p. 752-755.
[20] David Larousserie, « Les deux tiers des arbres dans le monde sont menacés de dépérissement », Le Monde, 24 novembre 2012.
[21] Peter Cox, « Acceleration of global warming due to carbon-cycle feedbacks in a coupled climate model », Nature, n° 408, 2000, p. 184-187.
[22] Mark Lynas, Six Degrees, op. cit., p. 215.
[23] Erik Conway et Naomi Oreskes, The Collapse of Western Civilization. A View from the Future, Columbia University Press, New York, 2014 (trad. française : L’Effondrement de la civilisation occidentale, Les Liens qui libèrent, Paris, 2014).
[24] Ibid., p. 1.
[25] Erik Conway et Naomi Oreskes, L’Effondrement de la civilisation occidentale, op. cit., p. 17.
[26] Que l’on retrouvait alors – et de longue date – dans la gestion des risques sanitaires (voir Marie-Monique Robin, Notre poison quotidien, op. cit.).
[27] Erik Conway et Naomi Oreskes, L’Effondrement de la civilisation occidentale, op. cit., p. xxx.
[28] Vous pouvez écouter l’interview d’Andrew Dlugolecki sur mon blog (colonne de droite).
[29] Jean Gadrey, Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Les Petits matins/Alternatives économiques, Paris, 2012.