Voici la troisième partie de ma (longue) contribution à la polémique déclenchée par Cash Investigation. Progressivement le lecteur va comprendre que l’équipe de Élise Lucet a certes fait une erreur dans la lecture du Rapport de l’EFSA, mais qu’au fond le problème n’est pas là…
J’ai raconté, dans mon post d’hier, la genèse de la Dose Journalière Acceptable (ou admissible), la fameuse DJA, qui désigne la dose de poison chimique qui « peut être ingérée quotidiennement , et pendant toute une vie, sans aucun risque », pour reprendre la définition donnée par René Truhaut dans un document que j’ai consulté dans les archives de l’OMS.
Comment cette DJA est-elle calculée ? Ah ! Nous voici au cœur du problème ! Lors de mon enquête pour mon film et livre Notre poison quotidien , j’ai constaté que cette question gênait passablement les représentants des agences de réglementation (comme l’EFSA) qui ont beaucoup de mal à rentrer dans le « détail », justement !
Je mets en ligne un extrait de mon film où l’on voit clairement cette « gêne » et où l’on comprend aussi l’incroyable « bricolage » que représente le calcul de la DJA, grâce un dessin animé que j’avais réalisé avec les techniciens de l’INA (coproducteur du film).
Vous avez bien entendu les derniers mots de Diane Benford qui reconnaît que la DJA n’est pas la panacée, car elle « dépend de la qualité des études conduites sur les animaux. Si l’étude est médiocre, on risque d’être passé à côté d’effets qu’on aurait pu observer dans une étude de très bonne qualité…”
Ben oui! Le problème c’est que ce sont les fabricants de poisons chimiques qui réalisent (ou font réaliser par des laboratoires privés) les études toxicologiques et que ce sont aussi eux qui calculent la DJA à partir des données qu’ils ont produites. Soyons précis : le fait que l’on demande aux industriels de financer les études toxicologiques qui serviront à autoriser la mise sur le marché de leurs produits est tout à fait normal. En revanche, il est complètement anormal que les études qu’ils financent ne soient jamais rendues publiques ni publiées dans des revues scientifiques! Et c’est pourtant le cas ! C’est ce que j’ai pu constater lors de ma visite à l’OMS, où se tenait une réunion du JMPR, le comité (dont j’ai parlé hier) qui est chargé de déterminer la DJA des pesticides. En effet, au JMPR, tout est secret : l’identité des experts, le contenu des sessions qui se tiennent à huis clos, et les données envoyées par l’industrie, qui sont couvertes par le secret commercial !
Voici ce que je raconte dans mon livre Notre poison quotidien:
Les données de l’industrie sont « confidentielles »
« J’ai pu examiner la liste des études que vous a fournies Dow AgroSciences qui est le fabricant du chlorpyriphos-méthyl. C’est très intéressant, car elles sont toutes “non publiées” et couvertes par la “protection des données”. Est-ce toujours le cas ? »
Ma question a fait sourciller le professeur Angelo Moretto, un neurotoxicologue italien qui présidait le JMPR lors de la session de septembre 2009. Pour l’aider à formuler sa réponse, je lui ai tendu un document de soixante-six pages, publié en 2005 par l’Union européenne, qui énumère les deux cents et quelques études conduites par le fabricant américain sur son insecticide[i]. On y trouve les expériences menées sur des animaux pour mesurer la toxicité du produit, mais aussi les essais en champs destinés à évaluer le taux de résidus sur les cultures. Par exemple, l’une a mesuré « les résidus sur les tomates au moment de la récolte ainsi que sur des fractions transformées (boîtes de tomates, jus et purée) après de multiples applications de Reldan[ii] ». Une autre a évalué les « résidus sur des raisins à vin au moment de la récolte après deux applications de Reldan[iii] ». Toutes ces études sont citées avec la mention « unpublished », alors qu’un paragraphe introductif souligne que « le fabricant a demandé la protection des données ». Certaines de ces études concernent d’ailleurs le… chlorpyriphos et pas le chlorpyriphos-méthyl !
Après avoir longuement examiné le document, Angelo Moretto finit par lâcher : « Oui, c’est fort possible… Les études fournies par l’industrie au JMPR ou aux autorités nationales sont des données protégées par une clause de confidentialité. Mais si vous consultez les documents produits par le JMPR après les sessions d’évaluation ou par les autorités nationales, vous trouverez de larges résumés de ces données…
– Des résumés, mais pas les données brutes ?
– Non, pas les données brutes, car elles appartiennent au fabricant… Vous devez donc faire confiance à la vingtaine d’experts du JMPR, qui sont venus du monde entier et ont été choisis pour leur expertise, pour l’analyse et l’interprétation correcte des données…
– Et il n’y a aucune raison de ne pas vous faire confiance ?
– J’espère bien que non ! », a conclu le président du JMPR, avec un sourire forcé[iv].
Nous touchons là à l’une des critiques récurrentes formulées par les organisations non gouvernementales et les représentants de la société civile à l’égard du JMPR ou du JECFA, mais aussi de l’EFSA ou de n’importe quelle agence publique chargée de l’évaluation ou de la gestion des risques chimiques. Car toutes acceptent sans broncher le diktat imposé par les industriels, qui exigent que les données de leurs études soient couvertes par le « secret commercial ».
« La pratique de maintenir les données secrètes ne sert que les intérêts commerciaux des entreprises chimiques, m’a dit Erik Millstone, le professeur britannique de “politique scientifique” (voir supra, chapitre 12). Elle est complètement contraire aux intérêts des consommateurs et de la santé publique. L’OMS et les agences de réglementation ne méritent aucunement la confiance du public, tant qu’elles ne changeront pas leur pratique. Seules les données qui concernent le processus de fabrication des produits peuvent justifier la clause de confidentialité, car, dans un contexte de concurrence, elles représentent des informations commerciales sensibles. Mais toutes les données toxicologiques qui concernent la sécurité ou la toxicité des produits devraient être dans le domaine public[v]. »
J’ai également abordé cette délicate question avec Angelika Tritscher, la secrétaire du JMPR et du JECFA, qui joue à ce titre un rôle central dans l’organisation du processus d’évaluation. C’est elle qui, un an avant les sessions des comités, annonce publiquement quelles seront les substances soumises à une (ré) évaluation, en demandant aux « gouvernements, organisations intéressées, producteurs des produits chimiques et individus de fournir toutes les données disponibles, […] qu’elles soient publiées ou non publiées ». Dans le texte qu’elle a mis en ligne en octobre 2008, en prévision de la session du JMPR de septembre 2009, elle précisait : « Les études confidentielles non publiées seront protégées et ne seront utilisées que pour les objectifs d’évaluation du JMPR[vi]. »
« Pourquoi les données brutes ne sont-elles pas publiques ?, lui ai-je demandé.
– Franchement, je ne vois pas vraiment ce que le public pourrait faire de toutes ces données : ce sont des milliers de pages…, m’a-t-elle répondu.
– Je ne parle pas du public au sens large, mais, par exemple, d’une organisation de consommateurs ou environnementale qui voudrait vérifier les données toxicologiques d’un pesticide. Pourquoi celles-ci sont-elles couvertes par le secret commercial ?
– C’est à cause de la protection des droits de propriété intellectuelle… Ce sont des problèmes légaux. Les données sont privées et appartiennent à l’entreprise qui les transmet. Nous n’avons pas le droit de les communiquer à une tierce partie…
– Le fait que les données sont protégées alimente le doute quant à leur validité et sape la confiance qui est basée sur la transparence…
– Bien sûr ! Je comprends tout à fait votre remarque, car on a l’impression que nous avons quelque chose à cacher, a reconnu Angelika Tritscher, avec une surprenante franchise.
– Si on prend l’exemple du tabac, les études fournies par les fabricants de cigarettes étaient défectueuses, et même manipulées ou falsifiées, et l’OMS a été trompée pendant des années par l’industrie…
– Je n’ai pas de commentaire à faire…
– Mais c’est vrai ?
– Je n’ai pas de commentaire à faire, d’autant plus que cela s’est passé avant mon arrivée à l’organisation. Je ne connais pas tous les détails…
– Je sais que c’est une histoire douloureuse ici, qui a conduit à une sérieuse mise au point en 2000[vii]…
– Oui, c’est clairement une histoire douloureuse. Mais je ne suis pas sûre que ce soit comparable avec la situation des pesticides. Reste que la protection des données est bien l’objet d’un intense débat ici et nous verrons bien où cela nous mènera… Vous devriez demander à l’industrie pourquoi elle tient tant à la confidentialité des données[viii]… »
Edifiant, non ?
Mais ce n’est pas tout !
Comme on l’a vu, la DJA d’un poison désigne la quantité maximale que les consommateurs sont censés pouvoir ingurgiter quotidiennement, pendant toute leur vie, sans tomber malades. Le problème, c’est que le dit poison peut être utilisé pour traiter une multitude de fruits, légumes ou céréales. C’est notamment le cas du chlorpyriphos-méthyl, insecticide utilisé dans le traitement des agrumes (citrons, mandarines, oranges, bergamotes), toutes sortes de noix (pécan, pistaches, coco, etc.) et des fruits (pommes, poires, abricots, pêches, prunes, fruits rouges, raisins, etc.)[1]. La question qui se pose à ceux qu’on appelle les « gestionnaires du risque » est donc la suivante : comment empêcher qu’un consommateur atteigne sa dose journalière de chlorpyriphos-méthyl, tout simplement parce qu’il a l’habitude de manger de manière inconsidérée (!) quelques-uns des aliments traités par le pesticide ?
Pour éviter ce scénario catastrophe, les fondateurs du JMPR ont décidé qu’il fallait calculer pour chaque produit agricole susceptible d’être arrosé par des pesticides ce qu’ils appellent des « limites maximales de résidus ». Les « LMR », qui sont exprimées en milligramme de pesticide par kilo de denrée alimentaire, sont fixées au terme d’un processus dont la complexité n’est guère rassurante. Pour bien comprendre comment marche cette énorme machine à produire des chiffres, je vous propose de regarder un autre extrait de mon film.
Les Limites Maximales de Résidus (sous-entendu « autorisées) ou « LMR » sont donc les « limites légales » citées dans le rapport de l’EFSA, qui, je le rappelle, se félicite que «plus de 97 % des aliments » testés en 2013 dans 27 pays de l’Union Européenne, « contiennent des résidus de pesticides dans les limites légales ». Le lecteur aura compris que les « limites légales » sont établies dans des conditions pour le moins inquiétantes. Demain, je raconterai comment les échantillons prélevés sont testés et vous verrez que n’est pas non plus très rassurant…
[1] Voir le site de l’Union européenne qui présente les normes de tous les pesticides utilisés en Europe : EU Pesticides Database, <http://ec.europa.eu/sanco_pesticides/public/index.cfm#>. On y trouvera la liste de tous les produits agricoles arrosés de chlorpyriphos-méthyl.
[i] Health & Consumer Protection Directorate-General, « Review report for the active substance chlorpyrifos-methyl », European Commission, 3 juin 2005.
[ii] R. Teasdale, « Residues of chlorpyrifos-methyl in tomatoes at harvest and processed fractions (canned tomatoes, juice and puree) following multiple applications of RELDAN 22 (EF-1066), Italy 1999 », R99-106/GHE-P-8661, 2000, Dow GLP (unpublished).
[iii] A. Doran et A. B Clements, « Residues of chlorpyrifos-methyl in wine grapes at harvest following two applications of EF-1066 (RELDAN 22) or GF-71, Southern Europe 2000 », (N137) 19952/GHE-P-9441, 2002, Dow GLP (unpublished).
[iv] Entretien de l’auteure avec Angelo Moretto, Genève, 21 septembre 2009.
[v] Entretien de l’auteure avec Erik Millstone, Brighton, 12 janvier 2010.
[vi] Joint FAO/WHO Meeting on Pesticide Residues 2009, « List of substances scheduled for evaluation and request for data. Meeting Geneva, 16-25 September 2009 », octobre 2008.
[vii] Voir Thomas Zeltner et alii, « Tobacco companies strategies to undermine tobacco control activities at the World Health Organization », Report of the Committee of Experts on Tobacco Industry Documents, OMS, juillet 2000. Voir aussi : Sheldon Krimsky, « The funding effect in science and its implications for the judiciary », Journal of Law and Policy, 16 décembre 2005.
[viii] Entretien de l’auteure avec Angelika Tritscher, Genève, 21 septembre 2009.