Voici la suite du chapitre que j’ai consacré aux perturbateurs endocriniens dans mon livre Notre poison quotidien. J’y raconte ma rencontre à Copenhague avec Niels Skakkebaek, un endocrinologue et pédiatre danois qui étudie les effets des hormones de synthèse sur le système de reproduction humain depuis plus de vingt ans.
Chute de la fertilité des hommes et inquiétantes anomalies reproductives
Au moment où les pionniers de Wingspread forgeaient le terme « perturbateurs endocriniens », un scientifique danois, Niels Skakkebaek, préparait la publication d’une étude qui allait faire l’« effet d’un coup de tonnerre ». Avec ses collègues de l’hôpital universitaire de Copenhague, il a « analysé soixante et un articles publiés de 1938 à 1990, concernant un total de 14 947 hommes fertiles ou en bonne santé, issus de tous les continents, et a mis en évidence une décroissance régulière de la production spermatique au cours du temps. En effet, alors que les premières études datant de 1938 rapportaient une concentration moyenne de 113 millions de spermatozoïdes par millilitre de sperme, les dernières publications de 1990 faisaient état d’une concentration moyenne de 66 millions par millilitre[i] ». En clair : la quantité de spermatozoïdes contenue dans un éjaculat a baissé de moitié en moins de cinquante ans !
Publiés en septembre 1992 dans le très sérieux British Medical Journal[ii], les résultats de l’étude paraissaient tellement incroyables qu’ils suscitèrent le doute de Jacques Auger et Pierre Jouannet, deux spécialistes français de la santé reproductive et fondateurs des CECOS (Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme), organismes essentiels pour permettre le développement des fécondations in vitro (FIV). Ceux-ci décidèrent d’analyser et de comparer les éjaculats des 1 750 donateurs de spermes parisiens entre 1973 (date de la création du CECOS de l’hôpital Kremlin-Bicêtre) et 1992. Les résultats confirmèrent ceux de l’étude danoise : en deux décennies, la quantité de spermatozoïdes avait chuté d’un quart, soit une baisse de la concentration d’environ 2 % par an. Les hommes nés en 1945 et mesurés en 1975 avaient une moyenne de 102 millions de spermes par millilitre, contre 51 millions pour ceux nés en 1962 (et mesurés trente ans plus tard). De plus, la chute quantitative s’accompagnait d’une baisse de la qualité des spermatozoïdes, qui présentaient une mobilité réduite et des anomalies de forme, entraînant une réduction de la fertilité[iii]. Dans le livre qu’il a cosigné avec Bernard Jégou et Alfred Spina, Pierre Jouannet souligne le doute qu’a suscité de nouveau cette étude décidément fort dérangeante : « Ces résultats semblaient aller tellement à l’encontre d’une donnée communément admise – la stabilité de la production spermatique – que le prestigieux journal qui publia cet article (le New England Journal of Medicine) le fit spécialement évaluer par un statisticien externe[iv]. »
Les préjugés ayant la peau dure, Shanna Swan, une épidémiologiste américaine, entreprit en 2000 de reprendre la méta-analyse de Niels Skakkebaek, en y ajoutant quarante publications supplémentaires. Et elle confirma – définitivement et à la hausse – les conclusions de l’équipe danoise, puisqu’elle constata une baisse annuelle moyenne de la densité spermatique de 1,5 % aux États-Unis et de 3 % en Europe et en Australie sur la période 1934-1996[v].
Les remous suscités par sa publication font encore sourire Niels Skakkebaek, dont l’histoire a été racontée par Theo Colborn dans Our Stolen Future. « Quand mon étude est sortie, tout le monde s’est focalisé sur la baisse très spectaculaire des spermatozoïdes, a-t-il commenté lorsque je l’ai rencontré, le 21 janvier 2010, dans son laboratoire du Rigshospitalet, à Copenhague. Mais pour moi, elle comprenait une autre information tout aussi inquiétante, à savoir l’augmentation constante du taux de cancer des testicules, notamment au Danemark où il avait été multiplié par trois entre 1940 et 1980. C’était d’autant plus troublant que cette hausse n’était pas observée dans la Finlande voisine, un pays essentiellement forestier et très peu industrialisé. De plus, j’avais constaté la même différence pour deux anomalies de l’appareil génital masculin, quatre fois plus fréquente au Danemark qu’en Finlande : la cryptorchidie et l’hypospadias. »
Pour bien comprendre l’importance de la découverte réalisée par le chercheur danois, il faut savoir que « la descente des testicules dans les bourses est contrôlée par des hormones : l’insuline-like factor 3 et la testostérone. Quand les testicules ne sont pas descendus dans le scrotum avant trois mois, on parle de cryptorchidie », ainsi que l’expliquent les auteurs de La Fertilité est-elle en danger ? De même, concernant l’hypospadias, ils précisent : « La formation de l’urètre dans le pénis est contrôlée par la testostérone. Ce développement peut être perturbé. Au lieu de s’ouvrir au niveau du gland, l’urètre se termine alors par une ouverture plus ou moins large sous le pénis ou même au niveau des bourses[vi]. »
Perturbé par les résultats de son étude, Niels Skakkebaek se met en rapport avec son collègue écossais Richard Sharpe, qui a constaté les mêmes anomalies reproductives au Royaume-Uni. Ensemble, ils épluchent la littérature scientifique et découvrent que des expériences menées sur des rats exposés à du distilbène, un œstrogène de synthèse (voir infra, chapitre 17), ont révélé le même type de malformations congénitales. « C’est ainsi que, pour la première fois, nous avons émis l’hypothèse que la multiplication des anomalies reproductives pouvait être due à une exposition accrue à des œstrogènes pendant la vie prénatale[vii], m’a expliqué l’endocrinologue et pédiatre danois.
– Vous avez mené un vrai travail de détective ?
– Oui, je crois qu’on peut le dire, car à l’époque, ce champ d’investigation était complètement nouveau. La chance que j’ai eue, si je puis dire, c’est que ma recherche fondamentale était nourrie par ma pratique médicale, ici, au Rigshospitalet, où de nombreux hommes présentant des problèmes d’infertilité sont venus me consulter. En examinant les biopsies de leurs testicules, j’ai découvert que ceux-ci contenaient des cellules précancéreuses. Or, il s’est avéré que plusieurs de ces hommes que j’ai suivis pendant plusieurs années ont effectivement développé un cancer des testicules. L’autre fait troublant était que les cellules précancéreuses présentes dans les testicules de ces hommes infertiles étaient similaires aux cellules germinales que l’on trouve chez un fœtus. Ces cellules ne devraient pas être dans les testicules d’un homme adulte. Tout indique que quelque chose a bloqué le développement des cellules fœtales qui auraient dû mûrir et évoluer vers la production de sperme, mais elles se sont maintenues au stade de cellules germinales dans les testicules, ce qui fait que l’homme est né avec ces cellules immatures. Pendant l’enfance, elles sont restées dormantes, mais à la puberté elles ont commencé à se multiplier pour finalement développer un cancer.
– Comment expliquez-vous ce phénomène ?
– L’hypothèse la plus probable, c’est que les mères ont été exposées à des perturbateurs endocriniens pendant leur grossesse, à un moment crucial pour le développement de l’appareil génital de leur bébé. Cette contamination prénatale a entraîné une série de dysfonctionnements qui sont tous liés : les problèmes de fertilité, les malformations congénitales comme la cryptorchidie ou l’hypospadias et le cancer des testicules. Avec des collègues, j’ai baptisé ce phénomène le “syndrome de dysgénésie testiculaire”, car on est en face de plusieurs symptômes qui ont la même origine fœtale et environnementale. Cela veut dire aussi que les hommes qui ont des difficultés à faire un enfant doivent se faire régulièrement suivre, car le risque qu’ils développent un cancer des testicules avant quarante ans est considérablement accru[viii].
– Que répondez-vous à ceux qui disent que le cancer n’a rien à voir avec la pollution environnementale, mais qu’il est dû à une augmentation de la population âgée ?
– Pour le cancer du testicule, ce n’est pas vrai, car il est caractéristique des hommes jeunes, âgés de vingt à quarante ans, m’a répondu le docteur Skakkebaek. Les hommes de plus de cinquante-cinq ans ont un risque presque nul de développer une tumeur des testicules. Il se trouve aussi que le cancer des testicules est l’un des cancers qui a le plus progressé au cours des trente dernières années et la seule explication possible, c’est la contamination environnementale.
– Et comment peut-on protéger les hommes de ces troubles graves ?
– Le seul moyen de les protéger, c’est de protéger leurs mères ! Le problème c’est que les perturbateurs endocriniens sont partout. Mais il y a des produits que les femmes enceintes devraient absolument éviter comme les phtalates, que l’on trouve dans de nombreux emballages plastiques et films de protection alimentaires, des objets en PVC, mais aussi dans des produits de soin corporel comme les shampoings. J’ai récemment publié une étude qui montre qu’il y a une corrélation entre le taux de phtalates présent dans le lait maternel et celui des malformations congénitales, comme la cryptorchidie, chez les petits garçons[ix]. Il faut aussi éviter les produits qui contiennent du bisphénol A, comme les récipients en plastique dur ou certaines boîtes de conserve [voir infra, chapitre 18], mais aussi les poêles et casseroles antiadhésives qui contiennent de l’acide perfluorooctanoïque (PFOA)[x]. Je viens de publier une étude qui montre que les hommes fortement imprégnés de résidus de PFOA ont en moyenne 6,2 millions de spermes dans un éjaculat, ce qui est proche du seuil de la stérilité[xi]. Et puis, il est préférable de manger des fruits et légumes issus de l’agriculture biologique, car de nombreux pesticides sont des perturbateurs endocriniens.
– Mais concernant le bisphénol A ou le PFOA, les agences de réglementation ne cessent de répéter que les résidus que l’on trouve dans nos organismes sont négligeables, car ils sont bien en dessous de la dose journalière acceptable de ces produits : est-ce qu’elles se trompent ?
– Je ne suis pas toxicologue, mais en tant qu’endocrinologue, je peux vous dire que ces substances agissent à des doses infinitésimales qui sont bien inférieures à la DJA qui leur a été assignée. Tout indique que le système de réglementation n’est pas adapté aux perturbateurs endocriniens.
– Pensez-vous que l’espèce humaine est en danger ?
– Je pense que la situation est sérieuse. Au Danemark, aujourd’hui, 8 % des enfants sont conçus par des techniques de procréation médicale assistée comme la fécondation in vitro (FIV), c’est déjà beaucoup et les couples qui présentent un problème de fertilité sont de plus en plus nombreux. Il est urgent d’agir… »
[i] Bernard Jégou, Pierre Jouannet et Alfred Spira, La Fertilité est-elle en danger ?, op. cit., p. 60.
[ii] Elisabeth Carlsen, Niels Skakkebaek et alii, « Evidence for decreasing quality of semen during past 50 years », British Medical Journal, vol. 305, n° 6854, 12 septembre 1992, p. 609-613.
[iii] Jacques Auger, Pierre Jouannet et alii, « Decline in semen quality among fertile men in Paris during the last 20 years », New England Journal of Medicine, vol. 332, 1995, p. 281-285.
[iv] Bernard Jégou, Pierre Jouannet et Alfred Spira, La Fertilité est-elle en danger ?, op. cit., p. 61.
[v] Shanna Swan, « The question of declining sperm density revisited : an analysis of 101 studies published 1934-1996 », Environmental Health Perspectives, vol. 108, n° 10, octobre 2000, p. 961-966.
[vi] Bernard Jégou, Pierre Jouannet et Alfred Spira, La Fertilité est-elle en danger ?, op. cit., p. 71-74.
[vii] Richard Sharpe et Niels Skakkebaek, « Are oestrogens involved in falling sperm counts and disorders of the male reproductive tract ? », The Lancet, vol. 29, n° 341, 29 mai 1993, p. 1392-1395.
[viii] Niels Skakkebaek et alii, « Testicular dysgenesis syndrome : an increasingly common developmental disorder with environmental aspects », Human Reproduction, vol. 16, n° 5, mai 2001, p. 972-978.
[ix] Katharina Main, Niels Skakkebaek et alii, « Human breast milk contamination with phthalates and alterations of endogenous reproductive hormones in infants three months of age », Environmental Health Perspectives, vol. 114, n° 2, février 2006, p. 270-276. De nombreuses études ont montré ce lien, comme : Shanna Swan et alii, « Decrease in anogenital distance among male infants with prenatal phthalate exposure », Environmental Health Perspectives, vol. 113, n° 8, août 2005, p. 1056-1061.
[x] « Alerte aux poêles à frire », <Libération.fr>, 30 septembre 2009. Dupont de Nemours, détenteur de la marque Téflon depuis 1954, a annoncé qu’il cesserait d’utiliser le PFOA d’ici… 2015.
[xi] Ulla Nordström, Niels Skakkebaek et alii, « Do perfluoroalkyl compounds impair human semen quality ? », Environmental Health Perspectives, vol. 117, n° 6, juin 2009, p. 923-927.
Photo: (Marc Duployer): ma recontre avec Niels Skakkebaek, le 21 janvier 2010, dans son laboratoire du Rigshospitalet, à Copenhague.
Je mets en ligne l’interview filmée du scientifique danois que je n’ai malheureusement pas pu garder dans mon film Notre poison quotidien, pour cause de longueur!
La vidéo ci-dessous commence par une interview du professeur Fred vom Saal de l’Université Colombia du Missouri, considéré comme l’un des meilleurs spécialistes du Bisphénol A (il est dans mon film). Elle est suivie d’une interview du professeur Louis Guillette, le spécialiste des alligators de l’Université de Floride, dont j’ai parlé dans mon commentaire « Perturbateurs endocriniens: l’étau se resserre (2) » et que j’ai rencontré lors d’un congrès scientifique sur les perturbateurs endocriniens qui s’est tenu en octobre 2009 à La Nouvelle Orléans.
Bonjour,
Notre village (St-Brès – 34), va participer à la semaine « fraich’attitude » : http://www.fraichattitude.com/
en juin prochain, et notre association souhaiterait proposer une projection du film « notre poison quotidien » dans le cadre de cette opération.
Pouvez-vous me dire comment obtenir les droits lors de cette projection ?
Cordialement.