4) La polémique Cash investigation: le « bricolage » des LMR

Voici le quatrième article que je consacre à la polémique autour de la diffusion du Cash Investigation sur les pesticides. Il est regrettable que cette polémique, alimentée par Libération (dans sa rubrique Désintox), serve finalement aux lobbyistes des fabricants de poison pour discréditer l’ensemble de l’émission. C’est une technique bien connue des professionnels de la désinformation qui exploitent jusqu’à la lie une petite erreur (ici, une mauvaise interprétation du rapport de l’EFSA) pour dénigrer l’ensemble de l’œuvre (un documentaire, un livre ou une étude) qui les dérange. Donc, plus que jamais, le « diable est dans le détail » !

En lisant les trois premiers articles de ma série, les lecteurs auront compris (j’espère !) que la DJA qui constitue le pilier de la réglementation des poisons chimiques contaminant notre alimentation est un outil arbitraire, sans fondement scientifique sérieux. Je ne peux pas ici résumer toute mon enquête (si vous voulez en savoir plus, lisez mon livre !), mais il est un point que je voudrais tout de même préciser, car il illustre parfaitement le « bricolage » que représente le calcul de la fameuse « Dose journalière admissible » (ou acceptable). Dans mon dernier article, j’ai mis en ligne le dessin animé que j’avais utilisé dans mon film pour expliquer comment la DJA était calculée. On y voyait qu’après avoir calculé la « DL50 », à savoir la dose de poison qui tue la moitié des pauvres cobayes (généralement des rats), les toxicologues baissaient la dose pour calculer la « NOAEL », c’est-à-dire la-dose-sans-effet-toxique-observé ». En général, cette « observation » a lieu au bout de trois mois, ce qui, bien sûr, n’est pas suffisant pour mesurer les effets toxiques à long terme d’une substance… Ensuite, les toxicologues appliquent un facteur de sécurité, généralement de 100, par lequel il divise la NOAEL, pour obtenir la DJA. D’où sort ce « facteur de sécurité » ? Voici ce que j’ai écrit dans mon livre :

Les « facteurs de sécurité » : un bricolage « absolument inacceptable »

« La NOAEL est une mesure floue, qui n’est pas extrêmement précise », m’a affirmé Ned Groth, un biologiste qui fut expert pendant vingt-cinq ans de la Consumers Union, la principale organisation de consommateurs des États-Unis. À ce titre, il participa régulièrement aux forums organisés par la FAO et l’OMS sur la sécurité des aliments. « C’est pourquoi les gestionnaires du risque utilisent ce qu’ils appellent un facteur de “sécurité” ou d’ “incertitude”. L’approche standard utilisée depuis cinquante ans par les toxicologues consiste à diviser la NOAEL par un facteur de cent. En fait, ils appliquent un premier facteur de dix pour tenir compte des différences qui peuvent exister entre les animaux et les humains, car on n’est pas sûr que les hommes réagissent exactement de la même manière que les animaux au produit chimique ; puis, ils appliquent un deuxième facteur de dix pour prendre en compte les différences de sensibilité entre les humains eux-mêmes, car, bien sûr, celle-ci varie selon qu’on est une femme enceinte, un enfant, une personne âgée ou une personne atteinte d’une maladie grave. La question est de savoir si c’est suffisant. Nombreux sont ceux qui soutiennent qu’un facteur de dix pour tenir compte de la variabilité humaine est beaucoup trop faible. Pour une même dose, l’effet pourra être nul pour certaines personnes, mais il pourra être énorme pour d’autres.

Mais sait-on sur quelle base scientifique ce facteur de cent a été fixé ?, ai-je demandé.

Ça s’est décidé à quatre autour d’une table[1] !, m’a répondu l’expert en environnement. C’est ce qu’a rapporté Bob Shipman, un ancien de la Food and Drug Administration, dans une conférence à laquelle j’ai assisté. Il a dit : “C’était dans les années 1960, il fallait que nous trouvions une manière de déterminer quel niveau de produit toxique on pouvait autoriser sur les aliments. On s’est réuni et on l’a fait[i] ! »

Ce que raconte l’expert américain est confirmé par… René Truhaut en personne qui, dans son article de 1973, reconnaît que le fameux « facteur de sécurité », censé constituer l’ultime rempart contre la toxicité des poisons, relève de l’empirisme le plus pur : « Un facteur de sécurité quelque peu arbitraire de cent a été largement accepté et ce chiffre a été recommandé par le JECFA dans son deuxième rapport, écrit-il. Mais il ne serait pas raisonnable de l’appliquer d’une manière trop rigide[ii]. » Dans sa monographie, Diane Benford fait exactement le même constat : « Par convention, un facteur d’incertitude de cent est normalement utilisé, par défaut, car, à l’origine, ce fut, une décision arbitraire[iii]. » Au passage, elle souligne que la principale source « de variation et d’incertitude » du processus d’évaluation réside dans la différence qui existe entre des animaux de laboratoire élevés dans des conditions d’hygiène maximales et exposés à une seule molécule chimique, et la population humaine qui présente une grande variabilité (génétique, maladies, facteurs de risque, âge, sexe, etc.) et est soumise à de multiples expositions.

Fidèle à son franc-parler, le Britannique Erik Millstone tranche d’une formule qui a le mérite de la clarté : « Le facteur de sécurité qui est censé être de cent est un chiffre tombé du ciel et griffonné sur un coin de nappe ! D’ailleurs, dans la pratique, les experts changent régulièrement la valeur du facteur au gré de leurs besoins : parfois, ils utilisent un facteur de mille, quand ils estiment qu’une substance présente des problèmes de sécurité très préoccupants ; parfois, ils le réduisent à dix, parce que, s’ils appliquaient un facteur de cent, cela rendrait impossible l’exploitation du produit par l’industrie. La réalité, c’est qu’ils utilisent toutes sortes de facteurs de sécurité qui sortent de leur chapeau d’une manière opportuniste et absolument pas scientifique. Ce bricolage est absolument inacceptable, quand on sait que c’est la santé des consommateurs qui est en jeu[iv] ! »

Cet avis est partagé par l’avocat américain James Turner, qui est aussi le président de l’association Citizens for Health et un spécialiste reconnu des questions de sécurité alimentaire et environnementale : « L’application du fameux “facteur de sécurité” ne répond à aucune règle, m’a-t-il expliqué lors de notre rencontre à Washington. Par exemple, actuellement l’EPA (l’agence de protection de l’environnement) utilise un facteur de mille pour des pesticides qui causent des dégâts neurologiques ou des troubles de comportement chez l’enfant. En fait, la détermination du facteur de sécurité dépend totalement des experts qui réalisent l’évaluation : s’ils sont sensibles à la protection de la santé et de l’environnement, ils vont prôner un facteur de mille et pourquoi pas d’un million ! S’ils sont plutôt du côté de l’industrie, ils vont appliquer un facteur de cent, voire de dix. Le système est complètement arbitraire et n’a rien à voir avec la science, car, en fait, il est éminemment politique[v]. »

En résumé, pour qu’on comprenne bien l’incroyable amateurisme du système de réglementation censé nous protéger contre les méfaits des poisons chimiques qui entrent en contact avec nos aliments : pour établir des normes d’exposition prétendument « sûres », on réalise des expériences sur des animaux, en essayant de trouver une « dose sans effet » quelque peu aléatoire, car elle dépend de l’espèce utilisée et de la compétence, pour dire les choses sobrement, des laboratoires privés de l’industrie ; puis, on divise la dose obtenue par un facteur de sécurité qui varie selon le profil des experts…

Au bout du compte, la DJA est une valeur exprimée en milligramme de produit par kilo de poids corporel. Mais cette jolie construction somme toute très bureaucratique ne tient pas compte du fait que nous sommes exposés, chaque jour, à des centaines de substances chimiques qui peuvent interagir, ou avoir un effet nocif à des doses extrêmement faibles, comme les perturbateurs endocriniens, que seuls des outils très performants peuvent détecter, mais nous n’en sommes pas encore là (voir infra, chapitre 15) »…

N’oublions pas que les fameuses « LMR », les limites maximales de résidus autorisées sont calculées à partir de la DJA…On comprend pourquoi je dis qu’il faut prendre ces « limites légales » avec beaucoup de pincettes ! S’ajoute à cela, le fait que les études toxicologiques qui sont fournies aux agences de réglementation pour fixer la DJA ou les LMR sont conduites par des laboratoires privés travaillant pour les industriels, lesquels comme on l’a vu, exigent que les données soient protégées par le « secret commercial ». Étonnant, non ?

Voici un autre extrait de mon livre Notre poison quotidien qui éclaire l’exigence fort à propos des fabricants de poison :

« Dans mon livre Le Monde selon Monsanto, je racontais, en effet, qu’à la fin des années 1980, un procès avait défrayé la chronique : il concernait les Industrial Bio-Test Labs (IBT) de Northbrook, un laboratoire privé dont l’un des dirigeants était Paul Wright, un toxicologue venu de Monsanto, recruté au début des années 1970 pour superviser les études sur les effets sanitaires des PCB, mais aussi d’un certain nombre de pesticides. En fouillant dans les archives du laboratoire, les inspecteurs de l’Agence de protection de l’environnement des États Unis (EPA) avaient découvert que des dizaines d’études présentaient de « sérieuses déficiences et incorrections » et une « falsification routinière des données » destinée à cacher un « nombre infini de morts chez les rats et souris » testés[vi]. Parmi les études incriminées se trouvaient trente tests conduits sur le glyphosate (la matière active du Roundup)[vii]. « Il est difficile de ne pas douter de l’intégrité scientifique de l’étude, notait ainsi un toxicologue de l’EPA, notamment quand les chercheurs d’IBT expliquent qu’ils ont conduit un examen histologique des utérus prélevés sur des… lapins mâles[viii]. »

En 1991, les laboratoires Craven étaient à leur tour accusés d’avoir falsifié des études censées évaluer les effets de résidus de pesticides, dont le Roundup, présents sur des fruits et légumes, ainsi que dans l’eau et les sols[ix]. « L’EPA a expliqué que ces études étaient importantes pour déterminer les niveaux de pesticide autorisés dans les aliments frais ou transformés, écrivait le New York Times. Le résultat de la manipulation, c’est que l’EPA a déclaré sains des pesticides dont il n’a jamais été prouvé qu’ils l’étaient véritablement[x]. » La fraude généralisée a valu au propriétaire des laboratoires une condamnation à cinq ans de prison, alors que Monsanto et les autres compagnies chimiques, qui avaient profité des études complaisantes, ne furent jamais inquiétées… »

L’autre « problème » régulièrement soulevé par les associations de consommateurs ou de protection de l’environnement c’est que les « experts » qui travaillent pour les agences de réglementation, comme le JMPR ou l’EFSA, présentent souvent des conflits d’intérêt, c’est-à-dire qu’ils ont (ou ont eu) des liens professionnels et financiers avec les entreprises dont ils sont censés réglementer les produits. Ce qui entache l’impartialité que l’on est en droit d’attendre de leur part… Dans certains cas que je connais bien – comme celui de l’aspartame, du Bisphénol A ou du roundup – le pouvoir de nuisance de ces « experts » inféodés aux industriels est absolument redoutable ! Enfin, dernier « détail » qui prouve s’il en était besoin que les « limites légales » sont tout sauf de la science exacte : la DJA ou les LMR n’arrêtent pas de changer, au gré des dernières études et de « l’état des connaissances  scientifiques». En clair : une norme considérée comme « sûre » telle année peut-être revue à la baisse, quelques années plus tard, et de nouveau présentée comme « légale » et donc « sûre ». Ce qui veut dire que la norme qui prévalait jusqu’à ce que les agences de réglementation décident de la changer n’était pas « sûre » du tout ! Vous me suivez ? Lisez le récit que j’ai fait de ma visite à l’EFSA en janvier 2010, et vous mesurerez l’embarras, voire la panique, qui s’empare des « experts » quand on leur fait remarquer ce genre d’incongruité. Dans mon film, c’était un moment très fort…

Janvier 2010 : une édifiante visite à l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)

« J’ai ici un avis de l’EFSA qui annonce une baisse de la DJA et des LMR du procymidone en raison d’inquiétudes pour la santé du consommateur. Cela veut-il dire que la DJA précédente, dont on pensait qu’elle nous protégeait, en fait ne nous protégeait pas ? »

J’ai évidemment posé ma sempiternelle question à Herman Fontier, le chef de l’Unité des pesticides de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). J’ai alors senti un ange passer dans le petit bureau du toxicologue belge, qui lança plusieurs regards désespérés vers les trois membres du service de presse, assis dans mon dos. Au demeurant fort sympathiques, ceux-ci ont scrupuleusement enregistré les quatre interviews que j’ai réalisées à l’EFSA, ce 19 janvier 2010 à Parme. S’ils réécoutent leur bande, ils constateront aisément que je retranscris ici mot à mot la réponse très embrouillée de mon interlocuteur. Contraint à défendre l’indéfendable, celui-ci perdit pied : « Elle ne protégeait pas pour cette… Elle n’avait pas la même… Elle ne faisait pas la même protection. Encore une fois, il y a des valeurs de sécurité qui sont appliquées, une valeur de cent par rapport à la dose sans effet, donc il y a des sécurités qui sont un peu partout insérées dans le système. Il est donc très improbable que la DJA qui avait été fixée auparavant ait amené des effets pour la santé… »

Le malaise du fonctionnaire européen m’a d’abord fait sourire, puis remplie d’une infinie tristesse, car j’ai mesuré l’extrême fragilité des « magiciens des taux limites », contraints de danser sur un fil si ténu qu’il menace de craquer au premier accroc : « Si je vous offre une pomme avec des résidus de procymidone et de chlorpyriphos, est-ce que vous la mangez ?, lui ai-je demandé.

Cela dépend du niveau des résidus, s’il est conforme à la législation, avec une teneur en pesticides en dessous des LMR, oui je la consomme, a-t-il répondu, manifestement soulagé par cette nouvelle question.

Même si vous savez que, dans trois ans, on va revoir à la baisse les LMR parce qu’il y aura de nouvelles données ?

Oui, on ne sait jamais ce que nous réserve l’avenir, mais j’ai confiance dans le travail que nous faisons. Absolument[xi] ! »

C’est précisément pour « restaurer et maintenir la confiance vis-vis de l’approvisionnement alimentaire de l’Union européenne[2] » que l’EFSA a été créée en janvier 2002, « à la suite d’une série de crises liées à la sécurité des aliments survenues à la fin des années 1990 », ainsi que l’explique la page d’accueil de son site Web. Et il faut bien reconnaître que, dans ce domaine, la tâche de l’Autorité est immense. En effet, d’après un sondage « eurobaromètre » publié en février 2006, « 40 % des personnes interrogées pensent que leur santé pourrait être endommagée par la nourriture qu’elles mangent ou par d’autres produits de consommation. Une association entre l’alimentation et la santé n’est faite que par une personne sur cinq[xii] ». Et en tête des « facteurs externes » considérés comme particulièrement « dangereux » par les Européens, se trouvent les « résidus de pesticides » (71 %), suivis des « résidus dans la viande, comme les antibiotiques ou les hormones » (68 %). Enfin, dernier enseignement du sondage : « Si 54 % des citoyens pensent que leurs inquiétudes pour la santé sont prises au sérieux par l’Union européenne, 47 % estiment qu’au moment de décider des priorités, les autorités favorisent généralement les intérêts des fabricants plutôt que la santé des consommateurs. »

Installée à Parme (Italie), l’Autorité européenne de sécurité des aliments a pour mission d’évaluer les risques liés à l’utilisation de produits chimiques dans la chaîne alimentaire. Sans pouvoir réglementaire, elle se contente d’émettre des « avis et conseils scientifiques » pour « aider la Commission européenne, le Parlement européen et les États membres de l’Union européenne à arrêter des décisions efficaces et opportunes en matière de gestion des risques ». Pour comprendre la fonction de l’EFSA, il faut la replacer dans le système de réglementation européen des « produits phytosanitaires », régi par la directive 91/414 du 17 juillet 1991. Celle-ci prévoit que, pour pouvoir être utilisé légalement, tout pesticide doit au préalable être inscrit sur une « liste positive » de produits autorisés, la fameuse « Annexe 1 ». Afin d’obtenir cette inscription, le fabricant doit déposer une demande d’autorisation sur le marché auprès de l’un des États de l’Union, considéré comme l’« État rapporteur ». C’est lui qui est chargé de rassembler et d’évaluer les études toxicologiques et écotoxicologiques sur la substance active fournie par le fabricant. Pour cela, il sollicite l’expertise de l’EFSA, laquelle intervient à deux niveaux.

En premier lieu, elle donne son avis sur la classification de la molécule quant à ses effets potentiellement cancérigènes, mutagènes et reprotoxiques. Et, en second lieu, depuis le 1er septembre 2008, elle est chargée de proposer les DJA et LMR pour chaque pesticide soumis à évaluation, lesquelles sont promulguées par l’Union européenne et sont désormais communes aux vingt-sept États membres de l’Union.

Au final, c’est l’« État rapporteur » qui accorde la première autorisation de mise sur le marché d’un pesticide. Valable pour une durée de dix ans et renouvelable, elle est généralement reprise par les autres États européens, selon le principe dit de la « reconnaissance mutuelle », même si chaque pays garde la faculté « de limiter ou d’interdire de manière provisoire la circulation d’un produit sur son territoire ». En vertu du règlement 1107/2009, qui se substituera à la directive 91/414 à compter du 14 juin 2011, la Commission pourra désormais « adopter des mesures d’urgence pour restreindre ou interdire l’utilisation et/ou la vente d’un produit phytopharmaceutique lorsqu’il est susceptible de constituer un risque grave pour la santé humaine ou animale ou pour l’environnement et que ce risque est mal maîtrisé par l’État membre ou les États membres concernés ».

« Combien de substances actives de pesticides[3] sont-elles actuellement autorisées en Europe ?, ai-je demandé en janvier 2010 au chef de l’Unité des pesticides de l’EFSA.

Il faut savoir que dans les années 1990, il y en avait presque mille, m’a-t-il expliqué. Mais aujourd’hui, il n’y en a plus que trois cents. L’Union européenne a conduit un vaste programme de révision et beaucoup de molécules n’ont pas survécu, notamment parce que les industriels ne les ont pas défendues, en renonçant à envoyer les données qui leur étaient réclamées. Dans certains cas, le dossier soumis n’était pas complet et l’inclusion des produits dans cette nouvelle liste positive a été refusée.

Cela veut dire que sept cents molécules ont été récemment interdites ?

Oui, le programme de révision s’est terminé en 2008.

– Est-ce que l’EFSA tient compte des travaux du JMPR pour fixer les DJA et les LMR ?

– Bien sûr, nous suivons de très près les recommandations du JMPR. Nous n’arrivons pas toujours aux mêmes conclusions, parce que nous disposons parfois de nouvelles études que le JMPR n’avait pas au moment de son évaluation. Généralement, quand y a une différence, c’est que notre DJA est plus basse.

– Dans ce cas-là, pour le consommateur, il vaut mieux avoir la DJA de l’EFSA que celle du JMPR ?

– On trouve bien sûr que la DJA de l’EFSA est celle qu’il faut suivre ! »

 

Voilà ! Autant dire que les DJA et autres LMR sont des normes fluctuantes qui servent en quelque sorte de « cache-sexe » aux industriels et surtout aux politiques qui ont besoin de chiffres pour continuer à justifier l’usage des poisons chimiques dans la chaîne alimentaire (du champ du paysan à l’assiette du consommateur). La facture sanitaire de cet empoisonnement collectif est très élevée : le taux d’incidence des cancers, des troubles de la reproduction (stérilité), des maladies neurodégénératives, du diabète, de l’autisme, de l’obésité a explosé au cours des trente dernières années, tandis que l’espérance de vie en bonne santé ne cessait de reculer dans les pays dits « développés » et, depuis une date récente, dans les pays dits « en voie de développement ». Cette évolution préoccupante est due aussi à un autre fait que je n’ai pas encore abordé et qu’ignoraient René Truhaut, l’inventeur de la DJA et son maître, le Suisse Paracelse : pour de nombreuses molécules, ce n’est pas « la dose qui fait le poison », mais le moment de l’exposition. Ces molécules sont des hormones de synthèse utilisées pour des raisons diverses et variées par les industriels (comme le Bisphenol A des biberons en plastique dure, ou les phtalates des plastiques mous, le PFOA des poêles Téfal, ou de nombreux herbicides comme le Roundup) qui agissent à de très faibles doses et ont un impact absolument dévastateur sur les fœtus et embryons. On les appelle des « perturbateurs endocriniens » parce que ces substances ont la capacité de faire dérailler la mécanique délicate de l’organogenèse, à savoir le développement in utero des bébés, qui est lié à l’action minutieuse d’hormones dont elles prennent la place à de … très faibles doses. Or, l’effet des faibles doses est totalement ignoré par les agences de réglementation qui s’en tiennent au bon vieux principe de « la dose fait le poison » et par les industriels qui ne les mesurent pas ! C’est ainsi que les résidus faibles, par exemple de pesticides, ne sont pas recherchés, ni donc détectés, quand les 27 États de l’Union européenne analysent leurs échantillons alimentaires pour que l’EFSA puisse faire son rapport.

On ne trouve que ce que l’on cherche…

Et je dirais même : on ne trouve que ce que l’on est capable de chercher, car pour détecter de faibles résidus de pesticides, il faut des équipements que la majorité des pays européens n’ont pas. Lisez ce que j’ai écrit dans Notre poison quotidien et vous comprendrez pourquoi j’ai affirmé dans le premier article de ma série que le « rapport de l’EFSA » était « pipeau »…

« Depuis le 1er septembre 2008, les LMR sont fixées par la Commission européenne, qui a conduit un vaste programme d’harmonisation des normes existant dans les vingt-sept États membres de l’Union. En effet, jusqu’à cette date, chaque pays fixait ses propres taux limites sur chaque produit agricole (légumes, viandes, fruits, lait, œufs, céréales, épices, thés, cafés, etc.) et on compta jusqu’à 170 000 LMR différentes sur l’ensemble du territoire européen ! Un vrai casse-tête qu’a voulu simplifier la Commission, en alignant tous les pays de l’Union sur les mêmes valeurs.

« C’était une très bonne idée, car cela permettait d’assurer à tous les consommateurs européens un même niveau de protection, m’a commenté le 5 octobre 2009 Manfred Krautter, un chimiste qui a travaillé dix-huit ans à la section allemande de Greenpeace, à Hambourg. Malheureusement, au lieu de choisir le plus petit facteur commun, la Commission a retenu, généralement, les LMR les plus élevées. Pour l’Allemagne et l’Autriche, par exemple, qui avaient les normes les plus ambitieuses, l’harmonisation a entraîné une augmentation du niveau de résidus autorisé jusqu’à mille fois supérieure pour 65 % des pesticides utilisés[xiii]. »

Dans un rapport publié en mars 2008, Greenpeace et les Amis de la Terre soulignaient pourtant que « pour les pommes, les poires et le raisin de table, 10 % des taux limites fixés sont potentiellement dangereux pour les enfants », qui sont de grands consommateurs de ces fruits. En effet, comme on l’a vu (voir supra, chapitre 12), les normes toxicologiques sont exprimées en quantité de substance rapportée au poids corporel. Si un adulte consomme une quantité X de résidus de pesticides, celle-ci aura moins d’effets pour lui que pour un enfant. Dit autrement : un enfant de 12 kg qui mange deux pommes et une grappe de raisins court proportionnellement plus de risques qu’un adulte pesant 60 kg. Dans leur rapport, les organisations écologistes notent qu’un « enfant de 16,5 kg atteint les taux limites du procymidone en mangeant seulement 20 g de raisins et ceux du méthomyl (un insecticide) avec 40 g de pommes ou 50 g de prunes[xiv]. »

« Comment expliquez-vous que l’harmonisation a conduit à l’augmentation de nombreuses LMR plutôt qu’à une baisse ? »

Je dois dire que la réponse de Herman Fontier à cette question ne m’a pas vraiment convaincue : « D’abord, il faut souligner que l’EFSA a fait supprimer un certain nombre de LMR nationales qu’elle a considérées comme problématiques, a commencé le chef de l’Unité des pesticides de l’EFSA. Parfois, effectivement, il y avait des différences d’un pays à l’autre. Par exemple, dans l’État A, la LMR pour un produit agricole était, disons, de 1 mg/kg et, dans l’État B, de 2 mg/kg. Nous avons vérifié si les 2 mg/kg posaient un problème pour la santé et, si ce n’était pas le cas, nous avons décidé de prendre cette LMR comme référence, de manière à permettre au pays B de continuer à cultiver le produit avec la dose de pesticide nécessaire, car manifestement les conditions agronomiques et phytosanitaires n’étaient pas aussi favorables que dans le pays A. Mais il faut savoir que dans l’État A, on a continué à utiliser la dose minimale efficace permettant de ne pas dépasser le 1 mg/kg. Cela peut paraître paradoxal, mais l’augmentation qui est le résultat de l’harmonisation, n’entraîne pas une hausse de l’exposition des consommateurs ; en revanche, le fait qu’on a éliminé certaines LMR a permis d’augmenter leur sécurité[xv]… »

C’est ce qui s’appelle « dire tout et le contraire de tout ». Car, par le simple jeu du commerce, arrivent dans le pays A des produits du pays B qui contiennent deux fois plus de résidus que ceux cultivés sur place. Donc, prétendre qu’une augmentation des LMR n’entraîne pas de hausse du risque pour les consommateurs est au minimum une contre-vérité, d’ailleurs tout à fait contraire au principe même des taux limites. « L’augmentation d’un certain nombre de LMR permet d’embellir le tableau général en Europe, m’a expliqué Manfred Krautter, le chimiste de Greenpeace, car plus les normes sont élevées, moins il y a de chance de les dépasser ! C’est ce qu’on a vu lors de la publication du premier rapport annuel sur les résidus de pesticides de l’EFSA, où celle-ci s’est targuée de constater une baisse du pourcentage des dépassements des normes. »

Publié le 10 juin 2009, le rapport constituait une synthèse des observations réalisées dans les vingt-sept États membres de l’Union. Au total, 74 305 échantillons ont été prélevés sur 350 classes d’aliments : 354 pesticides différents ont été détectés dans les fruits et légumes et 72 sur les céréales. Les LMR étaient dépassées pour un ou plusieurs pesticides dans 3,99 % des échantillons ; et 26,2 % des échantillons contenaient des résidus d’au moins deux pesticides (et 1 % plus de huit pesticides différents). Ainsi que le soulignent les auteurs du rapport, « le pourcentage des fruits, légumes et céréales qui présentent des résidus multiples est passé de 15,4 % en 1997 à 27,7 % en 2006, avec une légère baisse en 2007[xvi] ».

Sur le papier, ces résultats semblent grosso modo rassurants, mais il faut noter qu’il s’agit d’une moyenne européenne qui cache de grandes disparités d’un pays à l’autre[4]. En effet, le nombre de pesticides recherchés varie de 709 en Allemagne, qui est de loin le meilleur élève de la classe, à… 14 en Bulgarie (265 en France et 322 en Italie). Le nombre de pesticides détectés varie donc aussi considérablement : 287 en Allemagne et 5 pour la Hongrie (122 en France et en Espagne)… Enfin, le nombre d’échantillons analysés est de plus de 16 000 en Allemagne, mais de seulement quelques centaines pour Malte ou le Luxembourg (4 000 pour la France). « Le problème, m’a expliqué Manfred Krautter, c’est que la détection de résidus de pesticides coûte très cher et de nombreux pays européens ne sont pas équipés pour mener correctement cette tâche. Si elle avait été honnête, l’EFSA aurait donc dû préciser que les chiffres qu’elle avançait étaient bien en deçà de la réalité. »

De fait, j’ai pu visiter en octobre 2009, à Stuttgart, le meilleur laboratoire allemand d’analyse de résidus de pesticides et de produits vétérinaires. Grâce à un équipement ultramoderne, utilisant la chromatographie et la spectrométrie de masse, ce centre public peut déceler plus de mille molécules (pesticides et leurs métabolites). « Nous sommes l’un des rares laboratoires européens à disposer de ce matériel, m’a expliqué Eberhard Schüle, le directeur. Et en moyenne, 5 % des aliments que nous analysons régulièrement à la demande des autorités allemandes dépassent les normes en vigueur.

Est-ce que vous mangez bio ?, ai-je demandé, provoquant la surprise de mon interlocuteur.

Je pourrais donner une réponse personnelle à cette question, mais en tant que représentant d’un établissement public, je préfère m’abstenir », m’a-t-il répondu[xvii].

En attendant, si plusieurs indices positifs (j’y reviendrai dans le dernier chapitre de ce livre) indiquent que l’Europe avance dans la bonne voie, on était toujours loin du compte en 2010. En épluchant le rapport de l’EFSA, j’ai découvert que parmi les douze pesticides qui étaient le plus souvent détectés sur les échantillons, deux étaient classés ou suspectés d’être reprotoxiques, un neurotoxique (le chlorpyriphos), cinq cancérigènes et deux perturbateurs endocriniens (dont le procymidone).

« On peut encore trouver des pesticides cancérigènes sur le marché ?, ai-je demandé à Herman Fontier.

Oui, il y en a encore quelques-uns, a concédé le directeur de l’Unité des pesticides de l’EFSA. Mais cela va changer avec le nouveau règlement européen 1107/2009 qui remplacera bientôt la directive 91/414. Car désormais, toutes les substances classées mutagènes, cancérogènes ou toxiques pour la reproduction de catégorie 1, ou suspectées de perturber le système endocrinien devront être retirées du marché[xviii]. »

C’est en effet une bonne nouvelle. Mais encore faut-il que les études sur lesquelles l’EFSA se fonde pour évaluer les produits chimiques soient de bonne qualité ou que les pressions exercées par les industriels ne biaisent pas complètement le processus, ce qui malheureusement est trop souvent le cas… Comme l’a montré de façon tristement exemplaire, dans un tout autre domaine que celui des pesticides, l’invraisemblable affaire d’un fameux édulcorant de synthèse, l’aspartame »…

 

Me voici à la fin de ma série. En conclusion, je laisserai la parole à Bernadette Ossendorp, la toxicologue hollandaise, qui présidait le panel de la FAO lors de la session du JMPR de septembre 2009 (et que l’on voit dans l’extrait de mon film que j’ai mis en ligne hier). Devant ma caméra, elle fit un aveu qui résume bien la situation inextricable dans laquelle les « magiciens des taux limites », pour reprendre l’expression du sociologue Ulrich Beck, sont empêtrés. Exténuée par mes questions, elle finit par lâcher : « Si vous voulez vraiment un risque zéro, vous avez raison, il ne faut pas utiliser de pesticides. Mais c’est une décision politique. Tant que les politiques diront qu’il faut les autoriser car les paysans en ont besoin pour avoir des récoltes abondantes, c’est le mieux que nous puissions faire[xix] »…

 

 

[1] L’expression employée par Ned Groth est un américanisme : la « méthode BOGSAT », pour bunch of guys sitting around the table (une bande de mecs assis autour de la table).

[2] C’est moi qui souligne.

[3] Une substance active peut donner lieu à de multiples formulations de pesticides différents.

[4] Par exemple, le pourcentage de petits pots pour bébés qui dépassaient les LMR variait de 0 % à 9,09 % selon les pays.

[i] Entretien de l’auteure avec Ned Groth, Washington, 17 octobre 2009.

[ii] René Truhaut, « Principles of toxicological evaluation of food additives », loc. cit. C’est moi qui souligne.

[iii] Diane Benford, « The acceptable daily intake, a tool for ensuring food safety », loc. cit. C’est moi qui souligne.

[iv] Entretien de l’auteure avec Erik Millstone, Brighton, 12 janvier 2010.

[v] Entretien de l’auteure avec James Turner, Washington, 17 octobre 2009.

[vi] House of Representatives, Problems Plague the EPA Pesticide Registration Activities, U.S. Congress, House Report 98-1147, 1984.

[vii] Office of Pesticides and Toxic Substances, Summary of the IBT Review Program, EPA, Washington, juillet 1983.

[viii] « Data validation. Memo from K. Locke, Toxicology Branch, to R. Taylor, Registration Branch », EPA, Washington, 9 août 1978.

[ix] Communications and Public Affairs, « Note to correspondents », EPA, Washington, 1er mars 1991.

[x] The New York Times, 2 mars 1991.

[xi] Entretien de l’auteure avec Herman Fontier, Parme, 19 janvier 2010.

[xii] Eurobarometer, « Risk issues. Executive summary on food safety », février 2006.

[xiii] Entretien de l’auteure avec Manfred Krautter, xxx, 5 octobre 2009.

[xiv] Lars Neumeister, « Die unsicheren Pestizid-höchstmengen in der EU. Überprüfung der harmonisierten EU-Höchstmengen hinsichtlich ihres potenziellen akuten und chronischen Gesundheitsrisikos », Greenpeace et GLOBAL 2000, Les Amis de la Terre/Autriche, mars 2008.

[xv] Entretien de l’auteure avec Herman Fontier, Parme, 19 janvier 2010.

[xvi] « 2007 annual report on pesticide residues », EFSA Scientific Report (2009), n° 305, 10 juin 2009.

[xvii] Entretien de l’auteure avec Eberhard Schüle, Stuttgart, 6 octobre 2009.

[xviii] Entretien de l’auteure avec Herman Fontier, Parme, 19 janvier 2010.

[xix] Entretien de l’auteure avec Bernadette Ossendorp, Genève, 22 septembre 2009.