Un drôle de combat se mène actuellement sur ma fiche … Wikipedia !
Un ami m’a alertée il y a quelques jours que ma fiche Wikipedia avait été entièrement remaniée par un inconnu, passablement bien informé, qui avait réalisé un gros travail de compilation pour rédiger un texte répondant aux critères de l’encyclopédie en ligne : factuel, sourcé, et objectif.
Ce texte essayait de rendre compte des quelque 2OO reportages que j’ai réalisés pour la télévision en vingt-cinq ans de carrière (une quarantaine de documentaires de 26 à 90 minutes, auxquels s’ajoutent cent modules de six minutes pour la série Les 100 photos du siècle, diffusés sur ARTE, le reste étant des reportages courts diffusés dans des magazines d’information comme La marche du siècle, Zone interdite, ou Thalassa).
Il se trouve que depuis la sortie de mon film et livre sur Monsanto, ma fiche était squattée par des détracteurs, qui, à l’instar de l’AFIS (voir sur ce Blog) , s’évertuaient à me discréditer en manipulant l’affaire qu’avait provoquée la diffusion, en 1994, de mon film Voleurs d’organes , puis de Voleurs d’yeux (une version raccourcie du premier) couronnée par six prix, dont le Prix Albert Londres.
Comme je l’ai écrit sur ce Blog, le Prix Albert Londres avait été provisoirement suspendu, après une campagne digne d’un vrai polar (Cf : mon livre Voleurs d’organes : enquête sur un trafic ), menée par un certain Todd Leventhal de l’ United States Information Agency (une agence de propagande américaine, créée avec la CIA au lendemain de la seconde guerre mondiale) avec l’ambassade de Colombie et le Pr. José Ignacio Barraquer – un catalan installé à Bogota où il avait ouvert l’une des cliniques d’ophtalmologie les plus réputées du monde .
Accusée d’avoir payé les témoins du film, dont la mère du petit Jaison, un enfant colombien énucléé, j’avais attaqué en diffamation Me Pernet, l’avocat de l’ambassade de Colombie et un journaliste colombien, recruté par celle-ci, et avais gagné mes procès.
Dans son jugement du 11 janvier 1996, publié dans trois journaux dont Le Monde, le tribunal d’instance de Versailles condamne Me Pernet à me verser un franc symbolique pour diffamation, en constatant la « mauvaise foi » de l’avocat (qui m’avait diffamée dans une réunion publique à Versailles à laquelle était présent le Pr. Barraquer, venu spécialement de Bogota!) et le déclare « irrecevable à rapporter la preuve de la vérité des faits », alors même que l’avocat a produit , pour sa défense, la pseudo expertise réalisée sur l’enfant par trois médecins français, à la demande de l’ambassade de Colombie et du Pr. Barraquer. Cette « expertise », dont l’opacité n’a pas échappé au tribunal, a été contestée par un groupe de huit médecins, dont le Dr. Pham Chau, un chirurgien, expert auprès des tribunaux, ayant fait une spécialisation en « ophtalmologie médico-légale », et le Dr. Georges lagier, professeur à l’Université de Paris-VII, qui, dans leur rapport, concluent:
« Le rapport du professeur G. Renard est critiquable dans la forme comme dans le fond. Douze ans après les événements, il est hasardeux d’avancer une conclusion ophtalmologique définitive et tranchée, lors même que différentes hypothèses restent recevables. Si la vérité peut éclater au travers d’une expertise officielle, encore faudrait-il que cette dernière soit conduite sous conditions parfaitement contradictoires par désignation des représentants médicaux respectifs des parties en cause et sous vérification préalable de l’authenticité des éléments du dossier médical fourni ».
Dans le même temps, le Professeur José Ignacio Barraquer était débouté de son action en diffamation, assortie d’une demande de dommages-intérêts de huit millions de francs pour « préjudice commercial » ( !) en première instance, en appel, puis en cour de cassation.
La réaction de l’illustre professeur était d’ailleurs curieuse car je n’ai jamais accusé sa clinique d’être impliquée dans l’affaire Jaison. Dans le film, je notais simplement que le Pr. Barraquer , après plus d’une vingtaine de demandes d’ITW, avait refusé de me recevoir, ce qui était dommage vu qu’il était considéré comme le « pape de l’ophtalmologie » et vue la rumeur tenace sur le vol de cornées en Colombie.
Dans son jugement de janvier 1996, le tribunal de grande instance de Paris déboute Barraquer de son action en diffamation en disant dans ses attendus:
« le trafic d’organes est une réalité reconnue par les instances internationales et le milieu médical français »… « Mme Robin disposait d’éléments sérieux pour suspecter la régularité des pratiques en Colombie » … « en refusant de recevoir les reporters, les responsables de la clinique ont favorisé des soupçons qu’ils auraient pu lever en faisant connaître leurs activités » .
Finalement, après une enquête de six mois sur mon travail, le Prix Albert Londres m’était définitivement rendu.
Cela faisait plusieurs mois que des proches me sommaient d’intervenir sur ma fiche Wikipedia pour corriger les informations erronées ou partielles que des « rédacteurs » peu objectifs avaient rédigées. Débordée , je n’avais pas le temps de ressortir les trois cartons d’archives où j’ai soigneusement conservé depuis bientôt quinze ans ( !) coupures de presse (plus de cinq kilos !) , décisions de justice (les deux procès en diffamation que j’ai intentés et le procès qu’ a perdu le Pr. Barraquer) , témoignages sur les interventions de Todd Leventhal à Paris (auprès de William Bourdon, alors secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l’homme , de Henri Amouroux, président du Prix Albert Londres ou ce fax que l’agent de l’USIA avait envoyé à Patrick de Carolis, un dimanche, pour lui demander de déprogrammer Voleurs d’Yeux de Zone interdite !) , à Strasbourg ou à Genève, expertise et contre-expertise médicales, etc. Tous ces documents sont bien sûr exploités dans mon livre que semble avoir lu soigneusement l’inconnu qui a rédigé la nouvelle version de la fiche mise récemment en ligne.
Or, curieusement, en plein mois d’août, des « rédacteurs » s’acharnent sur la partie consacrée à cette affaire au point d’intervenir trois à quatre fois par jour ! Qui sont-ils et pour qui roulent-ils ? Il suffit de cliquer sur « voir la discussion », pour se rendre compte que l’un, au demeurant très courtois, se présente comme un « docteur en biologie cellulaire » et l’autre est un certain « Apollon »…
À dire vrai, j’observe ce petit jeu avec beaucoup d’amusement et j’espère seulement que les dirigeants de Wikipedia , une encyclopédie interactive que j’ai, pour ma part, toujours soutenue, au point d’y faire référence dans mon film sur Monsanto –j’aime l’idée d’un savoir partagé, vérifié et validé par un consensus citoyen rigoureux – saura y mettre un terme sans être victime de « rédacteurs » qui ont manifestement une dent contre moi…
Au-delà de cette anecdote, j’informe mes lecteurs que je travaille actuellement à la création d’un site internet qui me permettra de mettre en ligne un certain nombre de mes reportages et documentaires , de mes livres, mais aussi des documents ou textes de réflexion sur le journalisme d’investigation.
J’y consacrerai , bien sûr, une large part à l’affaire de Voleurs d’organes, en communiquant tous les documents que j’ai précédemment évoqués, car j’estime qu’elle est exemplaire des difficultés rencontrées par les « descendants d’Albert Londres « (titre d’une oeuvre collective à laquelle j’ai participé).
Faire de l’investigation c’est révéler des choses que certains aimeraient maintenir cachées, et c’est donc forcément déranger. On risque des coups, et dans certains pays, on risque même la mort , – comme en Colombie où en 1988 j’avais réalisé un reportage pour le magazine Résistances sur les 26 journalistes assassinés au cours des trois années précédentes. Au printemps 1994, au moment où Voleurs d’organes était diffusé dans le monde entier et y compris aux Nations Unies, Amnesty International publiait un rapport spécial sur les violations des droits de l’homme en Colombie , où les responsabilités gouvernementales étaient clairement stigmatisées : pendant les quatre ans de la présidence de César Gaviria (1990-1994), 14 856 personnes avaient été assassinées, torturées ou portées disparues, et 5034 arrêtées pour des raisons politiques. Relayées par les médias nationaux, les autorités de Bogota menaient une véritable campagne contre l’organisation des droits de l’homme , qui, de guerre lasse, avait publié un sévère rappel à l’ordre, le 28 mai 1994 : « Exhortation au gouvernement colombien pour qu’il fasse passer le respect des droits de l’homme avant son image internationale ».
Voleurs d’organes dérangeait aussi l’USIA, dont la mission est de défendre l’image des Etats Unis, par ce que les statuts de l’agence appelle la « white propaganda » , la « propagande blanche » (censée être plus propre que la « black propaganda », la « propagande noire » – de la CIA) car je révélais les trafics d’êtres humains à la frontière mexicaine, et notamment à Tijuana, où les cliniques illégales spécialisées dans la greffe de reins pullulaient, avec la complicité tacite des pouvoirs publics .
Voleurs d’organes dérangeait, enfin, les mandarins, plus prompts à défendre leur image, coûte que coûte, plutôt que de dénoncer les brebis galeuses en leur sein. Avec en tête, le Pr. Barraquer, le « pape de l’ophtalmologie » qui avait reconnu devant la 17 ème chambre de Paris, que 30 % de l’activité de sa clinique concernait le « tourisme médical », à savoir des clients étrangers qui venaient notamment se faire greffer des cornées à Bogota.
À noter que, dans cette coalition du silence, l’Argentine faisait exception puisque que c’était le ministre de la santé qui avait confié à un juge, Victor Heredia, une instruction sur un vaste trafic d’organes opéré sur des malades mentaux d’un hôpital psychiatrique public, où j’avais pu filmer.
Je me souviens qu’au plus fort de la tourmente, j’avais relu le livre de Pierre Assouline Albert Londres, Vie et mort d’un grand reporter, où il citait ce mot de l’homme au chapeau noir, qui s’est attaqué à tous les tabous de son temps – le bagne de Cayenne, la traite des blanches, des noirs, les hôpitaux psychiatriques, les trafics de drogues et d’armes :
« J’ai voulu descendre dans les fosses où la société se débarrasse de ce qui la menace ou ce qu’elle ne peut nourrir. Regarder ce que personne ne veut plus regarder. Juger la chose jugée ».
Et Assouline d’ajouter :
« Persuadé que ses reportages sont un coup de pouce donné aux événements afin que les hommes souffrent moins, Albert Londres prête sa voix à ceux qui n’en ont pas (…) Il se sent plus proche, solidaire et complice, des héros et marginaux que des pouvoirs et notables. Les officiels, il les expédie en quelques paragraphes sur un air d’enterrement »….
Albert Londres qui définissait ainsi le métier de journaliste:
« Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, c’est de mettre la plume dans la plaie ».
S’il avait vécu aujourd’hui, Albert Londres aurait très certainement porté sa plume dans l’univers des marchands de corps humains mais aussi dans celui des manipulateurs du génie génétique, considérant que les citoyens ont le droit d’être informés sur la manière dont les produits issus de l’activité scientifique sont mis sur le marché, surtout lorsqu’ils engagent la société tout entière, au risque de se faire quelques nouveaux ennemis acharnés…