Voici la dernière partie de l’affaire d’Arpad Pusztai.
Monsanto, Clinton et Blair : des pressions efficaces
« La Royal Society a vraiment été féroce », soupire Arpad Pusztai, tandis qu’à ses côtés le docteur Stanley Ewen — que je rencontre avec lui — opine du chef.
Histologue réputé, travaillant notamment à l’université d’Aberdeen, ce scientifique, aujourd’hui sexagénaire, avait été associé à l’étude sur les pommes de terre transgéniques.
C’est lui qui avait été chargé d’évaluer leur impact sur le système gastrointestinal des rats.
Dans un mémorandum adressé au Parlement britannique, il avait souligné les résultats de son expertise : « Un allongement de la crypte intestinale et une inflammation des cellules constituant les parois de l’intestin . »
Aujourd’hui encore, le docteur Ewen a du mal à parler de l’« affaire » qui a anéanti à jamais sa foi dans l’indépendance de la science.
« C’était comme si le sol se dérobait sous mes pieds, me raconte-t-il, la voix serrée. Impossible à comprendre : lundi, notre travail était formidable, et mardi il était bon pour la poubelle… Moi-même, j’ai été mis à la retraite d’office, comme si j’avais commis une faute grave… »
D’un air navré, il raconte comment la Royal Society a délibérément piétiné sa réputation de sérieux et d’impartialité pour vilipender les résultats de l’étude.
Le 23 février 1999, dix-neuf membres de l’institution publient une lettre ouverte dans le Daily Telegraph et The Guardian, où ils stigmatisent les chercheurs qui ont « déclenché une crise à propos des aliments transgéniques en rendant publics des résultats qui n’avaient pas été soumis à la relecture des pairs ».
Ce qui est faux, puisque dans les cent dix secondes qu’a duré son interview, Arpad Pusztai n’a pas dit un mot sur les résultats de son étude, mais s’est contenté d’appeler à plus de vigilance sur les OGM, en général.
Le 23 mars, la société royale réalise ce qu’elle n’a jamais fait en trois cent cinquante ans d’existence : elle publie une analyse critique de la fameuse recherche, où elle conclut que celle-ci « présentait des défauts tant dans sa conception, son exécution et l’évaluation de ses résultats ».
En se penchant sur cette étrange initiative, le Guardian découvre que celle-ci a constitué une « cellule de dénigrement », dont le but est de « modeler l’opinion publique et scientifique sur une ligne pro-OGM et de contrer les scientifiques opposés ainsi que les groupes environnementaux ».
L’attitude de la Royal Society est tellement exceptionnelle que, le 22 mai 1999, The Lancet, l’un des magazines scientifiques les plus prestigieux du monde, décide de sortir de sa réserve : « Les gouvernements n’auraient jamais dû autoriser ces produits (OGM) sans avoir exigé des tests rigoureux sur leurs effets sanitaires », insiste son éditorial. Se lançant délibérément dans la mêlée, le journal annonce qu’il va publier — enfin ! — l’étude d’Arpad Pusztai et de Stanley Ewen.
Conformément à l’usage, il adresse une copie de l’article à six « relecteurs indépendants », qui, comme nous l’avons vu, sont censés ne pas communiquer sur le contenu jusqu’à la publication, annoncée pour le 15 octobre 1999 .
Las ! Violant tous les codes établis, John Pickett, le « sixième relecteur », n’hésite pas à critiquer violemment l’article dans les colonnes de The Independant, cinq jours avant la publication .
Pire : il transmet l’épreuve du texte à la Royal Society, qui s’en prend directement à Richard Horton, le directeur du Lancet :
« Il y a eu de fortes pressions pour annuler la publication », confie ce dernier au Guardian, en citant un « coup de fil très agressif » du professeur Peter Lachmann (ancien vice-président et secrétaire pour la biologie de la Royal Society et président de l’Académie des sciences médicales), qui lui aurait fait comprendre que la publication « pourrait avoir des répercussions sur sa position de directeur » (allégation démentie ensuite par le professeur Lachmann)…
« Ce n’est pas surprenant, commente le docteur Stanley Ewen, la Royal Society a soutenu dès le début le développement des OGM, et nombreux sont ses membres, comme le professeur Lachmann, qui travaillent comme consultants pour les firmes de biotechnologies .
– Y compris pour Monsanto, ajoute Arpad Pusztai. D’ailleurs, Monsanto était l’un des sponsors privés de l’Institut Rowett, mais aussi de l’Institut de la recherche agricole d’Écosse, un rapprochement d’autant plus “naturel” que l’un de ses cadres les plus en vue, Hugh Grant, qui est aujourd’hui le P-DG de la firme, est écossais …
– Pensez-vous que Monsanto ait joué un rôle dans cette affaire ?, dis-je.
– Pour moi, cela ne fait aucun doute que la décision d’arrêter notre travail a été prise au plus haut niveau, murmure Stanley Ewen. J’en ai eu la confirmation en septembre 1999. J’étais à un dîner dansant et à la table, à côté de moi, il y avait l’un des administrateurs de l’Institut Rowett . À un moment, je lui ai dit : “C’est horrible ce qui est arrivé à Arpad, n’est-ce pas ?” Il a répondu : “Oui, mais ne savez-vous pas que Downing Street [siège du chef de gouvernement britannique] a appelé le directeur deux fois ?” Là, j’ai compris qu’il y avait eu quelque chose de supranational dans cette affaire, le bureau de Tony Blair avait subi des pressions de la part des Américains, qui trouvaient que notre étude portait préjudice à leur industrie de la biotechnologie, et tout particulièrement à Monsanto… »
De fait, cette information a été confirmée par un ancien administrateur de l’Institut Rowett, le professeur Robert Orskov, qui a rapporté en 2003 au Daily Mail que « Monsanto avait téléphoné à Bill Clinton, puis Clinton à Blair, et Blair à James … »
Légende:
Avec le professeur Stanley Ewen