Préface de Matthieu Ricard à mon livre Sacrée croissance!

Préface

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Pour une harmonie durable

par Matthieu Ricard

 

Citoyenne du monde, Marie-Monique Robin est une infatigable voyageuse en quête de connaissances, d’observations et de témoignages qui apportent un éclairage saisissant sur l’évolution de nos sociétés et la situation de notre planète. Elle en tire des leçons et expose des solutions constructives issues de ses recherches et de ses rencontres avec des hommes et femmes visionnaires. Ces solutions s’accompagnent d’une double dénonciation, celle des orientations aberrantes qui sont sur le point d’amener la biosphère à franchir des seuils de basculement sans retour, et celle de l’égoïsme institutionnalisé qui anime les systèmes financiers et pousse nombre d’investisseurs et de multinationales à faire passer leur cupidité avant le bien-être des populations présentes et à venir.

Remarquablement documenté, Sacrée croissance ! donne la parole aux plus grandes figures de l’économie écologique et sociale, des sciences de l’environnement, de l’agrobiologie, des énergies renouvelables, de l’économie positive et des monnaies alternatives. Se démarquant des scénarios catastrophes qui dépeignent la situation dans laquelle nous nous trouverons dans un demi-siècle si nous poursuivons notre surexploitation de la planète, Marie-Monique Robin fait le pari d’imaginer ce que serait le monde dans vingt ans si les chefs d’États décidaient, dès 2014, de passer du paradigme indéfendable de la croissance sans fin à une gestion sensée et équilibrée des ressources naturelles.

On ne peut qu’espérer que les chefs d’États, ainsi que les responsables des multinationales, seront inspirés par ce portrait élogieux de leur courage et de leur sagesse potentiels et choisiront cette option plutôt que l’infamie qui sera la leur s’ils acceptent, en toute connaissance de cause, de sacrifier le sort des générations à venir. Par faiblesse, par inertie politique et par manque de vision, nombre d’hommes politiques s’inquiètent davantage des prochaines élections que des prochaines générations. « Vous saviez, et vous n’aviez rien fait », tel est le jugement que porteront sur eux, et sur nous tous, électeurs, nos arrière-petits-enfants. À certains, on a envie de dire : « Réfléchissez » ; à d’autres : « Écoutez votre cœur » ; et à tous : « N’attendez pas pour agir que la souffrance soit à votre porte. »

On fait grand cas de l’intelligence humaine tout en justifiant par des arguments spécieux notre « domination sur la nature », aussi illusoire qu’éphémère, et notre instrumentalisation massive des autres espèces vivantes. L’économiste et environnementaliste chilien Manfred Max Neef affirme que le remarquable développement de l’intelligence humaine s’est accompagné de la faculté de s’aveugler volontairement devant la réalité. Une colonie de fourmis, une bande d’oiseaux migrateurs ou une meute de loups ne se comportent jamais de façon « stupide » et ne prennent pas de décision qui nuise de toute évidence à leur survie ou à celle de leur espèce. Max Neef en conclut de manière provocatrice que la « stupidité est le propre de l’homme ». Son intention n’est pas d’offenser les humains, mais de les inciter à davantage de bon sens. La cupidité, elle aussi, semble être le propre de l’homme, puisque les animaux ne gaspillent pas leur temps et leur énergie à accumuler plus de biens qu’ils n’en ont besoin pour leur survie, alors que l’accumulation du superflu est le nerf de la société de consommation. Le sage président de l’Uruguay, Pepe Mujica, accuse la plupart des dirigeants du monde de nourrir une « pulsion aveugle de promotion de la croissance par la consommation, comme si le contraire signifiait la fin du monde ».

La vision caricaturale de l’homo economicus, celui qui n’a d’autre but que de promouvoir ses intérêts et ses préférences personnelles doit faire place à celle de l’homo altericus, qui prend en considération l’intérêt de tous. Si la main invisible de l’économie dérégulée du libre marché est celle d’un aveugle égoïste, les conséquences pour la société ne peuvent être que désastreuses.

Comme le rappelle Marie-Monique Robin dans son ouvrage, Simon Kuznets, lauréat du prix de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel, avait montré il y a déjà quatre-vingts ans que le « revenu national » – l’ancêtre du PNB (produit national brut) et du PIB (produit intérieur brut) – ne mesure que quelques aspects de l’économie et ne devrait jamais servir à évaluer le bien-être, voire les progrès d’une nation : « Le bien-être d’un pays peut […] difficilement se déduire de la mesure du revenu national », écrivait Kuznets dès 1934. Il attirait l’attention sur le fait qu’il ne fallait pas se contenter de s’interroger sur ce qui augmente quantitativement, mais sur la nature de ce qui augmente : « Il faut garder à l’esprit la distinction entre quantité et qualité de la croissance. […] Quand on fixe comme objectif “plus” de croissance, il faudrait préciser plus de croissance de quoi et pour quoi faire. »

Comme le rappelle utilement Marie-Monique Robin, il y a près de cinquante ans déjà, le sénateur américain Robert Kennedy déclarait de façon visionnaire, alors qu’il se présentait à la présidence des États-Unis : « Notre PIB prend en compte la publicité pour le tabac et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur nos routes. Il comptabilise les systèmes de sécurité que nous installons pour protéger nos habitations et le coût des prisons où nous enfermons ceux qui réussissent à les forcer. Il intègre la destruction de nos forêts de séquoias ainsi que leur remplacement par un urbanisme tentaculaire et chaotique. Il comprend la production du napalm, des armes nucléaires et des voitures blindées de la police destinées à réprimer des émeutes dans nos villes. Il comptabilise la fabrication du fusil Whitman et du couteau Speck, ainsi que les programmes de télévision qui glorifient la violence dans le but de vendre les jouets correspondants à nos enfants… En revanche, le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaieté de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie ou la solidité de nos mariages. Il ne songe pas à évaluer la qualité de nos débats politiques ou l’intégrité de nos représentants. Il ne prend pas en considération notre courage, notre sagesse ou notre culture. Il ne dit rien de notre sens de la compassion ou du dévouement envers notre pays. En un mot, le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »

Or, rien ne peut remplacer l’air pur, une végétation intacte et des terres saines et fertiles. Il est donc essentiel de distinguer et d’évaluer à leur juste valeur les différents types de capitaux – industriels, financiers, humains et naturels – et d’accorder à chacun l’importance qu’il mérite.

Selon l’un des experts rencontrés par Marie-Monique Robin, Herman Daly, professeur à l’université du Maryland, passé un certain seuil, la croissance économique, qui oublie de comptabiliser comme des coûts les dégâts qu’elle occasionne, nous appauvrit au lieu de nous enrichir. La plupart des économistes rechignent en effet à prendre en compte les « externalités », un terme qui fait référence aux conséquences indirectes des activités économiques. Une entreprise d’exploitation forestière qui rase 1 000 hectares n’inclut en aucun cas dans ses comptes l’externalité que représente le déficit de production d’oxygène et d’absorption du CO2, l’érosion des sols et la perte de biodiversité provoquées par la disparition des arbres.

Le terme même d’externalité montre à quel point les effets néfastes des activités économiques sur l’environnement sont considérés comme des inconvénients secondaires et des perturbations indésirables dans la conduite des affaires. Dans la réalité, en raison de la sévérité de leur impact sur les conditions de vie, ces externalités ont pris une importance telle qu’elles sont sur le point d’éclipser les préoccupations centrales des économistes. Il faut donc abandonner ce concept d’externalité et intégrer les variables qu’il représente dans les évaluations économiques.

En bref, le capital naturel – la valeur des forêts intactes, des réserves d’eau douce, des zones humides, de la biodiversité – doit être évalué à sa juste valeur et inclus dans le bilan économique d’un pays, au même titre que les revenus financiers ou les réserves en or, par exemple. Il représente en effet un trésor inestimable, et une économie qui n’inclut pas ce capital naturel est foncièrement biaisée.

Les décideurs de ce monde auront-ils la lucidité et la détermination de suivre le chemin tracé dans Sacrée croissance ! ? Dans l’état actuel des choses, les perspectives ne sont pas brillantes. Limiter le réchauffement global à 2 °C d’ici la fin du siècle semble presque déjà un rêve inaccessible. Or, même selon ce scénario, nous n’en sortirons pas indemne. Les problèmes d’immigration d’aujourd’hui paraîtront anodins en comparaison du déferlement des réfugiés climatiques qui afflueront vers les régions plus clémentes. Une quinzaine de maladies tropicales dont l’incidence croît avec la température moyenne (le paludisme en particulier) se développeront notablement.

Pire, le dernier rapport du GIEC – le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – nous avertit sans ménagements d’un réchauffement climatique de 4,8 °C d’ici 2100 si les émissions de gaz à effet de serre continuent de progresser au rythme de la dernière décennie. Le monde sera, dans ce cas, très différent de ce qu’il est aujourd’hui. Rappelons que les bouleversements liés aux alternances de réchauffements et de glaciations qui ont précédé la période particulièrement stable de l’holocène (laquelle se poursuit depuis 12 000 ans) impliquaient aussi des différences de température de l’ordre de 4 °C. Cette fois-ci, la variation rapide de température résulte des activités humaines : nous sommes rentrés dans l’anthropocène, l’« ère de l’homme ». N’y resterons-nous que le temps de ruiner notre propre habitat ?

Au cours des 3,5 milliards années d’évolution de la vie sur Terre, la planète a connu cinq grandes extinctions. La dernière, très probablement due à la chute d’un astéroïde dans le Golfe du Mexique, remonte à soixante-cinq millions d’années. Elle entraîna la fameuse disparition des dinosaures mais aussi de 62 % des espèces sur Terre. Or au rythme actuel, 30 % de toutes les espèces auront déjà disparu d’ici 2050. Et bien davantage d’ici la fin du siècle. Nous serons ainsi responsables de la sixième extinction.

Marie-Monique Robin cite notamment l’article publié en 2008 dans la prestigieuse revue scientifique PNAS par Paul Ehrlich et Robert Pringle, chercheurs à l’université de Stanford, qui soulignent que « l’avenir de la biodiversité pour les dix prochains millions d’années sera certainement déterminé dans les cinquante à cent ans à venir par l’activité d’une seule espèce, Homo sapiens ».

Rien dans tout cela ne relève de la fatalité. Il est possible d’orienter différemment le cours des choses, pour peu qu’il y ait une volonté populaire et politique. Même dans le monde économique, le respect des valeurs humaines incarnées dans l’altruisme n’est pas un rêve idéaliste, mais l’expression pragmatique de la meilleure façon d’arriver à une économie équitable et à une harmonie durable, concept que j’ai proposé dans Plaidoyer pour l’altruisme. Le terme « développement durable » est en effet trop ambigu, puisqu’il évoque dans bien des esprits une croissance quantitative, laquelle ne peut être durable du simple fait qu’elle requière l’utilisation toujours plus grande d’un écosystème fini. Nous ne disposons pas de trois ou cinq planètes. Selon l’environnementaliste Johan Rockström, on ne pourrait mieux décrire l’hérésie d’une économie qui croît aux dépens mêmes des ressources premières qui lui permettent d’exister : « La population mondiale augmente, la consommation augmente, mais la Terre, elle, n’augmente pas. » Il souligne que les seules ressources naturelles qui soient pratiquement illimitées sont le vent et l’énergie solaire. Or ce sont celles que nous utilisons le moins. Il faut donc, comme le souligne Marie-Monique Robin, une révolution énergétique.

À quoi bon une nation qui serait richissime et toute-puissante, mais dans laquelle les gens ne seraient pas heureux ? Mieux vaut rechercher une croissance qualitative des conditions de vie qu’une croissance quantitative de la consommation. Il est donc nécessaire de changer de cap et de s’attacher à construire dès aujourd’hui une société fondée davantage sur le bien-être que sur la richesse économique. D’où les notions de « simplicité volontaire » et de « sobriété heureuse ». Sur le plan technologique, cette sobriété est liée aux innombrables possibilités d’économiser l’énergie dépensée dans les maisons, les voitures, les ordinateurs, et dans l’urbanisme, l’alimentation et la mobilité. Ce but peut être atteint en évitant l’immense gaspillage auquel s’adonnent les pays développés, en multipliant les améliorations technologiques (rénovations thermiques, etc.), en consommant des produits locaux et saisonniers, en réduisant au moins de moitié la consommation de viande (la production de viande par l’élevage industriel contribue aujourd’hui à 15 % des gaz à effet de serre, et vient en deuxième position, après les bâtiments mais avant les transports), et en donnant la priorité absolue aux énergies renouvelables : biogaz, éoliennes et énergie photovoltaïque. Au Danemark, 40 % de l’électricité consommée sont actuellement d’origine renouvelable, et ce pays prévoit d’atteindre les 100 % en 2050.

L’essor des monnaies locales, à l’échelle d’une ville ou d’un quartier, ainsi que des monnaies interentreprises et régionales a déjà montré que l’on pouvait par ce moyen sortir les communautés défavorisées de leur marasme et améliorer considérablement leurs conditions de vie. Parmi nombre d’expériences citées par Marie-Monique Robin, celle de la banque communautaire Palmas : fondée en 1998 par Joaquim Melo dans le Nord-Est du Brésil, elle a créé une monnaie spéciale pour un quartier qui n’arrivait pas à s’extirper de la pauvreté ; au lieu de consommer à l’extérieur, les habitants ont commencé à acheter entre eux, créant ainsi un cercle vertueux d’économie locale qui a produit du travail et de la richesse.

Le juste milieu entre croissance et décroissance se situe donc dans une harmonie durable, c’est-à-dire une situation qui assurerait à chacun un mode de vie décent et réduirait les inégalités tout en cessant d’exploiter la planète à un rythme insoutenable. Pour parvenir à cette harmonie et la maintenir, il faut donc sortir un milliard de personnes de la pauvreté, réduire la consommation galopante propre aux pays riches, s’approcher partout dans le monde des 100 % d’énergies renouvelables et rendre un visage humain à l’économie mondiale. Il faut également prendre conscience qu’une croissance matérielle illimitée n’est nullement nécessaire à notre bien-être. On sait par exemple que dans les dix années à venir, la croissance économique de l’Europe et de bien d’autres pays va très probablement stagner. Il vaut donc mieux rediriger notre attention vers une croissance qualitative de la satisfaction de vie et vers la préservation de l’environnement. C’est ainsi que nous pourrons relever le grand défi de notre époque, celui de concilier les exigences de la prospérité, de la qualité de vie et de la protection de l’environnement, à court, à moyen et à long terme.

La simplicité volontaire ne consiste pas à se priver de ce qui nous rend heureux – ce serait absurde –, mais à mieux comprendre ce qui procure une satisfaction véritable et à ne plus être assoiffé de ce qui engendre davantage de tourments que de bonheur. La simplicité volontaire est à la fois heureuse et altruiste. Heureuse du fait qu’elle n’est pas constamment tourmentée par la soif du « davantage » ; altruiste, car elle n’incite pas à concentrer entre quelques mains des ressources disproportionnées qui, réparties autrement, amélioreraient considérablement la vie de ceux qui sont privés du nécessaire.

Sacrée croissance ! sera-t-il un cri d’espoir à l’aube d’un renouveau ou un triste sanglot au soir d’une catastrophe ? « Cela dépend de nous… » Le fait de l’avoir dit et redit ne diminue en rien la responsabilité qui nous incombe. « L’inaction des bons n’est pas moins nuisible que l’action néfaste des méchants », soulignait Martin Luther King. Une société responsable doit allier la liberté d’accomplir son propre bien à la responsabilité de ménager celui des générations à venir.

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