Le Courrier (Suisse) vient de publier un excellent article signé par Rachad Armanios qui m’a interviewée lors de mon passage à Genève: « Un pavé dans la mare transgénique de Monsanto« .
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ARTICLE:
UN PAVÉ DANS LA MARE TRANSGÉNIQUE DE MONSANTO
PROPOS RECUEILLIS PAR RACHAD ARMANIOS
INTERVIEW – Mensonges, collusions, manipulations: la firme américaine impose les OGM comme elle l’a fait pour d’autres produits toxiques, révèle Marie-Monique Robin dans une enquête qui fait le tour du monde.
Elle est fatiguée Marie-Monique Robin. Depuis que son film et son livre, tous deux intitulés Le Monde selon Monsanto, sont sortis il y a trois mois, elle court après son succès planétaire. De conférence en conférence, elle promeut une impressionnante enquête consacrée à cette firme américaine qui impose à la planète les plantes transgéniques. La semaine passée, à Genève, elle intervenait dans le cadre du Conseil des droits de l’homme à l’invitation du Centre Europe-Tiers Monde. Lauréate du Prix Albert Londres 1995, cette fille d’agriculteurs a opéré un retour aux sources. C’est pour les paysans, dit-elle, qu’elle a plongé durant trois ans dans l’univers clos de Monsanto. Elle raconte comment cette multinationale a bâti sa fortune sur le mensonge, les tentatives de corruption et le déni en vendant des produits hautement toxiques qui finiront presque tous par être interdits après de longs procès: dioxine, PCB, agent orange, hormone de croissance laitière et bovine.
Convertie en leader mondial des semences, l’entreprise n’a pas changé de méthodes dans son plan pour devenir le «Microsoft de l’alimentaire». Implantée dans quarante-six pays, la firme de Saint-Louis emploie 17 500 salariés et présentait en 2007 un chiffre d’affaires de 7,5 milliards de dollars. Entretien.
– La crise alimentaire sévit aux quatre coins du globe. Les OGM (organismes génétiquement modifiés) sont-ils, comme l’affirme Monsanto, la solution à la faim dans le monde?
Marie-Monique Robin: Mon livre et mon film ne sont pas contre les OGM en général, mais contre ceux qui existent dans les champs. Or ils appartiennent à 90% à Monsanto. Ces OGM ne sont pas la solution à la faim dans le monde mais en sont une des causes puisqu’ils entravent la sécurité alimentaire et détruisent la biodiversité. Le modèle OGM conduit à la concentration des terres et à l’expansion des monocultures qui signifient la disparition des petits paysans. En Argentine, des pools d’investisseurs sont prêts à tout – corruption, déforestation – pour acheter des centaines de milliers d’hectares et y cultiver du soja. Dans ces monocultures, on a besoin d’une seule personne pour gérer 500 hectares. C’est l’exode rural assuré. Quand ils n’ont pas les moyens de s’insérer dans ce modèle, les petits paysans doivent abandonner leurs cultures vivrières – celles qui nourrissent la population – détruites à cause des épandages d’herbicide par avion. Après trois ou quatre ans d’arrosage intensif d’herbicide dans les monocultures, les sols sont abandonnés à l’état de désert.
– Monsanto a-t-elle rompu avec son passé que vous qualifiez d’irresponsable?
– Non. Premier semencier mondial, elle est toujours une entreprise chimique. Si elle produit des OGM, c’est pour vendre ses herbicides: 70% des OGM dans le monde ont été manipulés pour résister aux épandages de son herbicide Roundup – un produit nocif pour l’environnement, toxique, cancérigène et perturbateur endocrinien. Or pour cultiver du soja Roundup ready (résistant au Roundup), il faut signer un contrat en s’engageant à ne pas resemer une partie de la récolte sous peine de procès, ce qui conduit à devoir racheter chaque année les semences de la firme. Une «police des gènes» traque les contrevenants.
L’autre obligation est d’utiliser l’herbicide Roundup et non un générique utilisant la substance active – glyphosate – tombée dans le domaine public depuis 2000. Le projet totalisant de Monsanto est de s’emparer de la chaîne alimentaire puisque les semences en sont le premier maillon.
– La façon d’imposer ses OGM sur le marché ressemble-t-elle a ce qui s’est passé avec d’autres de ses produits?
– On observe les mêmes pratiques utilisées auparavant pour défendre la dioxine, les PCB, l’hormone de croissance bovine ou l’agent orange – ces produits sur lesquels la firme avait menti, manipulé et caché des données, se sont avérés hautement toxiques et sont aujourd’hui interdits. Outre les pressions sur les scientifiques, fonctionnaires ou journalistes qui ont enquêté sur les OGM, on observe une collusion entre la firme et l’administration. L’exemple le plus frappant est la façon dont la Food and Drug administration (FDA), une agence de réglementation américaine, a publié un semblant de réglementation sur les OGM en 1992. Celui qui a signé ce texte est Michael Taylor. Alors numéro deux de la FDA, cet ancien avocat de Monsanto deviendra ensuite le vice-président de Monsanto.
– Ce «semblant de réglementation» se fonde sur le principe «d’équivalence en substance». Que vaut-il?
– Rien du tout. Le pire c’est que ce principe fonde toute la réglementation internationale sur les OGM. Il a aussi été repris par l’OMS, la FAO et l’OCDE. On part du principe qu’un OGM est équivalent à la plante conventionnelle dont il est issu. Ce qui justifie de ne pas effectuer de tests toxicologiques et de refuser, en Amérique du Nord, un étiquetage spécifique. Or ce principe n’a aucune base scientifique. Il relève d’une décision politique, comme me l’a confié James Maryanski, qui occupait un poste-clé à la FDA de 1985 à 2006. Dans le contexte de l’administration républicaine de Reagan et Bush (senior), il fallait favoriser l’industrie américaine en limitant au maximum les «entraves bureaucratiques», notamment les lourds tests toxicologiques.
– L’administration républicaine veut déréglementer, mais Monsanto lui demande tout de même une réglementation sur les OGM?
– Monsanto avait déjà eu un certain nombre de «casseroles». Elle savait qu’elle ne pourrait mettre sur le marché les OGM en demandant au public de lui faire confiance les yeux fermés. Elle a donc demandé à la Maison-Blanche une réglementation, de façon à pouvoir s’abriter derrière la FDA au cas où cela tournerait mal. Cela a été la tâche de Michael Taylor, qui a signé ce texte contre lequel de nombreux scientifiques de l’agence étaient opposés.
– L’assaut mondial des OGM à partir des Etats-Unis s’est donc fait sans que leur non-toxicité soit vérifiée?
– Exactement. Au contraire, quand par exemple le biochimiste écossais Arpad Pustai, alors favorable aux OGM, veut démontrer avec une étude rigoureuse qu’ils sont sans risque, il réalise que ses rats nourris avec des pommes de terre transgéniques ont des problèmes. Il demande à poursuivre la recherche, mais on le licencie, et son équipe est démantelée. On a découvert que, pour faire stopper ces travaux, le PDG de Monsanto avait appelé Bill Clinton, qui avait lui-même téléphoné à Tony Blair, qui avait contacté le directeur de l’institut où travaillait Pustai…
– Votre enquête souligne le rôle des whistleblowers, ces lanceurs d’alerte qui se battent pour que la vérité se fasse et en paient le prix fort.
– J’en ai rencontré beaucoup. Ces gens, des scientifiques, fonctionnaires ou journalistes, sont très meurtris, car en général ils ont une très haute conception de leur travail. Des décennies après les faits, ils évoquent leur descente aux enfers avec des larmes dans la voix. Je me souviens d’un vétérinaire de la FDA, Richard Burroughs, qui a été viré pour «incompétence» après avoir alerté sa hiérarchie sur les dangers de l’hormone transgénique de croissance bovine de Monsanto.
– Vous-même, craignez-vous une riposte judiciaire?
– Le livre et le film ont été vus et revus par un avocat. Le livre est traduit dans neuf langues, le film sort dans vingt pays. Partout on en remet une couche avec des avocats. Mais c’est béton. En plus, ce qui n’était pas prévu, c’est l’écho absolument incroyable rencontré sur internet et l’énorme succès de mon enquête. Une attaque me ferait encore plus de publicité. Ce «buzz» international me rassure aussi dans la mesure où, dans certains pays, je cours des risques. Au Brésil, on engage un tueur à gages pour cinquante dollars.
– Comment a réagi Monsanto, qui avait refusé de répondre à vos demandes d’interview?
– Elle a annoncé sur son site internet qu’elle ne communiquerait ni sur mon film ni sur mon livre. «Qui ne dit mot consent», en a conclu Le Monde (rire). I
Note : Le Monde selon Monsanto, ARTE éditions/La Découverte, 372 pp.
ENCADRÉ
«La solution vient des consommateurs»
– RA: Le projet de Monsanto est «totalisant», dites-vous?
– MMR: Fille d’agriculteurs, je comprends parfaitement que les paysans, qui ont de la peine à survivre, tombent dans le panneau quand on leur vend un miracle. On leur promet que le maïs Bt leur fera consommer moins d’insecticide, mais c’est rapidement le contraire qui se produit. C’est pour les paysans que j’ai dressé le bilan de dix ans de cultures OGM dans ce laboratoire à ciel ouvert que sont l’Amérique du Nord et du Sud. On a la chance en Europe de bénéficier de ce bilan catastrophique sur les plans économique, social et environnemental: les mauvaises herbes sont devenues résistantes au Roundup, il faut donc des pesticides toujours plus puissants; pour les plantes Bt, les premières études aux USA montrent que les insectes sont devenus résistants. Cette logique industrielle a pour seul but le brevetage des semences, qui garantissent la mainmise sur ce marché. C’est tellement vrai que Monsanto, qui avait une division pharmaceutique très performante, l’a vendue pour financer son programme d’acquisition mondial de firmes semencières afin d’imposer ses OGM dans le monde. Aux Etats-Unis, Monsanto est soupçonnée d’avoir violé la loi antitrust. Il peut lui arriver la même chose qu’à Microsoft. Ce qui est piquant puisque Monsanto a toujours dit vouloir devenir le Microsoft de l’alimentaire.
– En Inde, vous avez observé la ruine des petits paysans qui conduit à de nombreux suicides.
– J’ai filmé au Maharashtra les funérailles d’un jeune qui s’était suicidé trois jours auparavant en buvant un litre de pesticide, comme pour symboliser que c’est ce produit qui mène à la mort des paysans. Il y a en moyenne trois suicides quotidiens de paysans dans cette région. En plus de se ruiner en achetant toujours plus de pesticides, ils doivent payer des semences transgéniques hors de prix, qui, après la première année, ont un mauvais rendement. C’est la ruine. Les paysans jurent qu’ils n’achèteront plus de coton Bt. Mais comme Monsanto a racheté toutes les compagnies semencières de coton du pays en y imposant ses OGM, il est très difficile de trouver d’autres semences.
– Quelles sont les perspectives de résistance?
– J’ai constaté partout de la résistance. Mais la tendance est à la criminaliser. Au Paraguay, on assassine des militants. En Inde, il y a des arrestations régulières. En France, on a créé le délit de fauchage contre le mouvement des «Faucheurs volontaires». En Amérique du Nord, on se bat pour l’étiquetage des produits OGM. Un combat clé, car il est clair que le jour où cette barrière tombera, ce sera la fin des OGM: pourquoi risquer de consommer une huile issue de grains arrosés de Roundup s’il y a une alternative? Partout, la demande de produits bio augmente. La solution vient des consommateurs.
– N’est-il pas trop tard?
– En Europe, seule l’Espagne a des cultures OGM. Mais, au Canada, où le colza Roundup ready a été introduit en 1997, tout est aujourd’hui contaminé par la pollution génétique. Pour revenir à la situation antérieure, il faudrait tout arracher et attendre quinze ans avant de replanter. RA