Alors que je suis en train de terminer le montage de la version 52′ de mon prochain film « Ungersheim, un village en transition« , je ne peux m’empêcher de commenter les nouvelles en provenance du monde agricole (où je suis née il y a plus d’un demi siècle!). D’après une première estimation, la facture des dégradations causées par les manifestations d’agriculteurs en Bretagne s’élèverait à … 4 millions d’euros. Dans le même temps, le préfet de la Région annonce que le montant des aides attribuées récemment aux éleveurs bretons atteint les 14 millions d’euros! Autant dire que l’agriculture française, dont l’élevage intensif breton est emblématique, est un puits sans fonds, car c’est le modèle qui est malade. Ce même modèle que promeut sans relâche la FNSEA, le syndicat majoritaire, dont le puissant patron, l’homme d’affaires Xavier Beulin, est tout aussi emblématique. En tant que fille de paysans, je ne suis bien sûr pas insensible au désarroi des agriculteurs de Bretagne et d’ailleurs, mais je voudrais qu’ils ouvrent les yeux: la disparition de dizaines de milliers d’agriculteurs est programmée, car elle est inéluctable dans un système globalisé, où le seul moyen de survivre c’est de s’agrandir, et donc de piquer la terre de ses voisins. Pire: la FNSEA est, à ma connaissance, le seul syndicat qui organise la mort de ses adhérents, en s’accrochant à un modèle agro-industriel conduisant à la mort annoncée des petits et moyens exploitants, au profit des gros, comme… Xavier Beulin. Cette histoire est tragique, mais elle nous concerne tous, car c’est la qualité de nos aliments, de nos paysages, de notre eau, de notre air, mais aussi de notre climat qui est en jeu! Plus que jamais il faut que les citadins et consommateurs se mobilisent pour exiger du gouvernement et du ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll (qui avait promis monts et merveilles ) qu’ils organisent la sortie de ce système mortifère en promouvant à grande échelle l’agro-écologie et l’agriculture locale et bio. Dans mon livre Sacrée croissance (écrit en … 2034), j’ai imaginé que François Hollande et son ministre décidaient de lancer une nouvelle « révolution agricole » en convertissant … Xavier Beulin. Je transcris ici le passage de mon livre qui a beaucoup faire rire l’économiste Jean Gadrey. Je précise que cet ouvrage est une « uchronie » c’est-à-dire une fiction où je raconte comment en vingt ans nous avons pu éviter l’effondrement de notre civilisation, grâce au… Président Hollande, qui, le 14 avril 2014, a compris qu’il fallait agir au plus vite, après avoir lu attentivement le dernier rapport du GIEC (le Groupe intergouvernemental des experts sur l’évolution du climat).
(Extrait de Sacrée Croissance!)
La spectaculaire métamorphose du président de la FNSEA, Xavier Beulin
Et le gouvernement tint parole. Pour mener sa campagne de désintoxication des campagnes, il s’inspira de la politique menée au début des années 1960 par le Premier ministre Michel Debré, dont la loi de programmation agricole avait alors visé à « faire disparaître la petite exploitation familiale [et à] encourager le départ des ruraux de la terre, [afin de] constituer des exploitations de taille rentable adaptées au marché », ainsi que l’avaient raconté les historiens Serge Berstein et Pierre Milza[1]. Pour cela, on n’avait pas lésiné sur les moyens : réforme de l’enseignement agricole, formation des techniciens des chambres d’agriculture aux vertus de la chimie, prêts à taux préférentiels pour pousser les paysans à se « moderniser », organisation des « filières ». Bref, on avait « mis le paquet » et ça avait marché… L’idée de François Hollande et de son ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll était d’utiliser les mêmes moyens, mais pour un objectif inverse ! « Sur qui allons-nous nous appuyer ? », demanda le Président, dans un tête-à-tête historique qu’il a rapporté dans son livre Comment le 14 Avril a changé ma vie. Plus d’un demi-siècle auparavant, Michel Debré et son ministre Edgard Pisani avaient eu le soutien du Centre national des jeunes agriculteurs[2]. « On peut demander à Xavier Beulin de nous aider », avait suggéré Stéphane Le Foll. « Beulin ? », s’était étonné le Président, en faisant les yeux ronds.
Et on comprend a posteriori sa perplexité. À cinquante-six ans, Xavier Beulin était alors le président de la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Il exploitait une ferme de 500 ha dans le Loiret et dirigeait Sofiprotéol, un groupe agroindustriel pesant 7 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2013 et leader dans les biocarburants, les huiles végétales (Lesieur) et la nutrition animale. Celui qu’on comparait à Napoléon et qui avait déclaré que « les biotechnologies, c’est l’avenir de l’agriculture biologique[3] » avait le pouvoir de bloquer la « nouvelle révolution agricole » sur un claquement de doigts. « C’est un businessman et, s’il sent que le vent a tourné, il suivra le vent, avait dit Stéphane Le Foll, qui connaissait bien le personnage. Et puis il a quatre enfants, qui ne seront pas épargnés par l’effondrement… »
On ne sut jamais précisément ce qui avait motivé la métamorphose de Beulin, mais elle fut spectaculaire ! Le patron de la FNSEA accepta de réunir ses troupes avec les dirigeants de Coop de France (qui regroupait toutes les coopératives agricoles, soit 40 % de l’agroalimentaire français, cumulant un chiffre d’affaires annuel de 80 milliards d’euros), de Limagrain (une multinationale coopérative d’Auvergne, premier semencier européen), des chambres d’agriculture et du Crédit agricole ; bref, tous ceux qui s’enorgueillissaient d’avoir fait de la France la « première puissance agricole d’Europe ». Le 21 février 2015, j’ai eu le privilège d’assister à cet incroyable rassemblement qui inaugurait le Salon international de l’agriculture à la Porte de Versailles à Paris, grâce à Stéphane Le Foll qui m’avait personnellement invitée.
« L’agriculture est à la croisée des chemins[4], avait commencé Xavier Beulin sur un ton aussi solennel qu’inhabituel. Nous ne pouvons pas continuer à ignorer les multiples crises qui menacent la stabilité du monde. Or, le système agroindustriel que nous représentons, loin de les atténuer, au contraire les accélère : il est responsable de 14 % des émissions de gaz à effet de serre, à cause de nos pesticides et engrais chimiques, fabriqués avec du gaz et du pétrole ; à cause aussi de nos engins agricoles et du transport de nos produits sur de longues distances. Pour chaque calorie alimentaire produite, on estime qu’il faut sept calories d’énergie. Et à ces 14 %, s’ajoutent les 19 % dus à la déforestation, pratiquée pour développer des monocultures (comme le soja transgénique argentin, qui nourrit les animaux de nos élevages industriels) ou pour produire les biocarburants de Sofiprotéol. De plus, selon la FAO, l’élevage intensif produit 18 % des gaz à effet de serre sous forme de méthane. Si l’on ajoute le protoxyde d’azote, un gaz trois cents fois plus réchauffant que le CO2 que dégagent nos sols nus surazotés, alors notre bilan est catastrophique !
« Nous devons changer de modèle agricole, d’autant que nous allons souffrir durement des effets du réchauffement climatique. D’après plusieurs études, dont l’une de nos amis de l’INRA, l’augmentation des températures et des précipitations de 1980 à 2008 a fait chuter les rendements moyens du blé et du maïs respectivement de 5,5 % et 3,8 %[5]. Il est clair que si la canicule de l’été 2003 devait devenir la règle, nous devrons changer de métier, car nous n’aurons plus d’eau ! La part du secteur agricole dans la consommation mondiale de l’eau atteint aujourd’hui 70 %, en raison de nos techniques d’irrigation. Nous ne pouvons plus gaspiller ce bien commun avec des techniques agricoles inadaptées. D’autant plus qu’au problème de la raréfaction s’ajoute celui de la pollution, particulièrement en France où la plupart des rivières et nappes phréatiques présentent des teneurs en nitrates et pesticides très inquiétantes. Arrêtons de nous voiler la face : vous savez comme moi que beaucoup de collègues sont malades à cause des poisons chimiques que nous déversons dans nos champs, ce qui coûte cher à la Sécurité sociale. Vous savez aussi que 23 % des sols que nous exploitons sont complètement érodés, pour ne pas dire “morts”. Il est clair que si nous devions payer pour tous les dégâts que nous causons, nous n’aurions plus qu’à mettre la clé sous la porte ! Il va donc falloir remettre tout le système à plat, en se préparant à la fin des subventions qui encouragent ces travers irresponsables.
– Tu vas vraiment renoncer aux subventions pour les biocarburants et à la ristourne de la taxe sur les produits pétroliers qui ont rapporté à Sofiprotéol, dixit la Cour des comptes, au moins 500 millions d’euros de 2005 à 2010[6] ?, l’a alors coupé un grand céréalier de la Beauce.
– Ouais, avait répondu Beulin. Le bilan carbone de mon biodiésel est désastreux, puisqu’il engendre deux fois plus de gaz à effet de serre que le gazole. Les écolos ont raison… »
Ces mots provoquèrent un vaste brouhaha dans l’assistance, que le président de la FNSEA interrompit fermement : « De toute façon, nous n’avons pas le choix. L’ère des monocultures et des grandes exploitations est révolue ! Car non seulement elles produisent beaucoup de gaz à effet de serre, mais elles sont aussi beaucoup moins productives que les petites fermes diversifiées, au regard des ressources consommées. Il n’y a aucun doute là dessus. D’ailleurs, pour montrer l’exemple, j’ai décidé de louer un dixième de ma ferme, soit 50 ha, à un groupement d’intérêt économique et environnemental, les nouveaux GIEE créés par la dernière loi d’orientation agricole, qu’il va falloir d’ailleurs complètement revoir. Désormais, la priorité doit être la transition vers l’agroécologie, la vraie, pas celle que nous avions vendue au ministre Le Foll pour l’embobiner ! Vous savez très bien que l’“écologiquement intensif” était une embrouille pour vider l’agroécologie de sa dimension biologique fondamentale. Nous devons aussi revoir nos filières pour privilégier les aliments consommés par les humains et non par les animaux. C’est pourquoi il faut développer partout la production de fruits et légumes bios, à la campagne, mais aussi dans les villes, car avec le réchauffement climatique et la raréfaction des énergies fossiles, la France n’est pas à l’abri de graves pénuries alimentaires. »
[1] Serge Berstein et Pierre Milza, Histoire de la France au xxe siècle, tome 4, 1958-1974, Complexe, Bruxelles, 1999, p. 154.
[2] Le CNJA était alors dirigé par Michel Debatisse, l’ancien secrétaire de la Jeunesse agricole catholique (JAC), dont mon père avait été l’un des représentants pour l’Ouest de la France.
[3] Coralie Schaub, « Agricultor », Libération, 17 mai 2011.
[4] L’Agriculture à la croisée des chemins était le titre d’un document publié en 2008, connu sous le nom de Rapport de l’IAASTD (International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development, <ur1.ca/ing5t>). Rédigé à la demande de la Banque mondiale par quatre cents scientifiques internationaux, ses conclusions avaient été approuvées par cinquante-huit pays lors d’une conférence qui s’était tenue à Johannesburg en avril 2008.
[5] Depuis des décennies, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) avait largement soutenu en France le développement de l’agriculture chimique. Il a été rebaptisé en 2016 Institut national pour la recherche agroécologique.
[6] Le 24 janvier 2012, la Cour des comptes avait publié un rapport très critique sur la politique d’aide à la production des biocarburants (196 millions d’euros de subventions en 2011) en dénonçant la « situation de rente » de Sofiprotéol. Pour l’État, le manque à gagner était de 2,7 milliards d’euros entre 2005 et 2010 (voir Agnès Rousseaux, « Agrocarburants : un juteux business sur le dos de la collectivité », Basta !, 1er février 2012, <ur1.ca/ingru>).