Lors de mon (court) séjour au Canada , j’ai eu l’immense plaisir de retrouver le Dr. Shiv Chopra , le « whistleblower » (lanceur d’alerte) qui avait dénoncé les pressions exercées par Monsanto sur Santé Canada pour forcer la mise sur le marché de l’hormone de croissance laitière. Il était accompagné par le Dr. Margaret Haydon, qui avait dénoncé devant une commission d’enquête sénatoriale la tentative de corruption de Monsanto dont elle avait été témoin, lors d’une réunion à laquelle participaient des représentants de la firme et des responsables du département vétérinaire de Santé Canada.
Ces révélations avaient entraîné l’interdiction de l’hormone de croissance transgénique au Canada, puis en Europe, ainsi que je le raconte dans mon film et livre.
Je reproduis la partie de mon livre s’y rapportant.
J’informe les internautes qui voudraient en savoir plus que le Dr. Shiv Chopra publie très bientôt un livre au titre sans ambiguités « Corrupt to the Core. Memoirs of a Health Canada Scientist » où il dénonce la collusion entre les industriels et l’agence de réglementation canadienne à travers l’histoire de plusieurs produits vétérinaires ou médicaux qui n’auraient jamais dû être mis sur le marché en raison des risques sanitaires qu’ils font courir aux animaux ou consommateurs…
DÉBUT EXTRAIT
Tentative de corruption au Canada
J’ai quitté la Floride passablement chamboulée par le témoignage de ma consœur. Naïvement, je pensais avoir fait le tour des méthodes pour le moins « spéciales » que la société de Saint-Louis n’hésite pas à utiliser pour imposer ses produits. En fait, je n’étais pas au bout de mes surprises. Tandis que mon avion s’envole pour Ottawa, je replonge dans le dossier de presse que j’ai constitué sur le processus d’homologation de la rBGH au Canada.
« Des scientifiques de Santé Canada accusent une firme de corruption pour faire approuver un produit vétérinaire douteux », titre ainsi The Ottawa Citizen, le 23 octobre 1998. « Le témoignage des scientifiques devant le comité sénatorial ressemblait à une scène de la série télévisée The X Files », renchérit Globe and Mail, le 11 novembre 1998.
Je découvre ainsi que Monsanto a déposé une demande d’autorisation de mise sur le marché de son hormone transgénique auprès de Health Canada (Santé Canada), l’homologue canadien de la FDA, en 1985.
Généralement Health Canada calque ses décisions sur celles de l’agence américaine, mais cette fois-ci la machine, pourtant bien huilée, s’est grippée…
Trois scientifiques du Bureau des médicaments vétérinaires (BVD) ont endossé le rôle peu confortable du lanceur d’alerte, en dénonçant publiquement l’autorisation imminente de la rBGH.
En juin 1998, ils ont été convoqués pour témoigner devant une commission sénatoriale qui s’est réunie pendant plusieurs mois, avant de publier un rapport demandant que le produit de Monsanto ne soit pas autorisé au Canada.
Je me suis procuré une transcription ainsi qu’un enregistrement audiovisuel des auditions de la commission, dont l’atmosphère rappelle effectivement celle d’un épisode de X Files…
La séance d’ouverture prend tout de suite un tour très solennel, puisque les trois whistleblowers demandent à prêter serment sur la Bible ou la Constitution canadienne. Il s’agit des docteurs Shiv Chopra, Gérard Lambert et Margaret Haydon, qui travaillent à Health Canada respectivement depuis trente ans, vingt-cinq ans et quinze ans. L’un après l’autre, ils se lèvent, visiblement émus, tendent la main, et jurent de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité »…
Un long silence s’installe dans l’assistance un peu guindée, où se mêlent la gêne et l’étonnement, puis le sénateur Stratton prend la parole :
« Vous avez demandé à prêter serment, dit-il, mais êtes-vous sûrs que votre vie professionnelle n’est pas en danger ? En d’autres termes, craignez-vous que des actions soient entreprises contre vous ? […] Le ministre a envoyé une lettre à la commission assurant que votre groupe pouvait témoigner honnêtement et directement sans peur de représailles. Êtes-vous rassurés ?
– Si je parle sous serment, en présence de Dieu, je suis donc censé dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, répond le docteur Shiv Chopra. Mais mon problème, c’est de savoir quelle vérité je dois dire, celle que je connais ou celle que le ministre me dit de dire ? Voilà mon conflit. […] On nous a garanti qu’il n’y aurait pas de répercussions, mais nous demandons à voir. En ce qui me concerne, j’ai reçu l’ordre de me taire, au point que je n’ai pas le droit de participer à aucune réunion sur la rBST. Si je m’exprime lors d’un dîner et que quelqu’un rapporte ce que je dis à la Division , je peux avoir des problèmes…
– Finalement, je n’ai pas l’impression que vous ayez confiance dans la procédure en cours, reprend le sénateur Stratton. Je voudrais que vous sachiez que si vous avez un quelconque problème ou des menaces de votre direction, cette commission sera ravie d’en être informée…
– La Division ne cesse de dire que maintenant le client — et c’est écrit — c’est l’industrie et que nous devons servir le client, explique Shiv Chopra. Le conflit qui nous préoccupait au BVD, particulièrement dans la Division de la sécurité humaine, venait du fait que nous subissions des pressions et de la coercition pour autoriser des produits vétérinaires d’une sécurité douteuse, comme la rBST. […] J’ai finalement décidé d’écrire au ministre de la Santé actuel et à son prédécesseur ainsi qu’au ministre adjoint pour me plaindre d’un problème sérieux de secret et de conspiration et demander que quelque chose soit entrepris. Je les ai pressés d’intervenir pour sauvegarder l’intérêt public. Je n’ai jamais reçu de réponse… En novembre 1997, nous avons rencontré le docteur Paterson, l’un des cadres supérieurs de Health Canada, et nous lui avons dit que nous voulions que soit réalisée une analyse scientifique poussée du dossier. […] Quand on nous a transmis celui-ci, nous avons constaté qu’il ne s’agissait que de résumés fournis par la FDA ou la Commission européenne, mais pas des données brutes. […] Celles-ci sont verrouillées et placées sous la garde exclusive du docteur Ian Alexander, qui a été désigné comme l’examinateur référent de la rBST. Personne d’autre que lui n’a le droit de les consulter… »
Est alors interrogée Margaret Haydon, à qui avait été confié l’examen de la demande d’autorisation de 1985 à 1994, avant qu’elle en soit dépossédée…
« Mes documents ont été volés dans mon bureau, pourtant fermé à clé, en mai 1994, raconte-t-elle d’une voix fluette. J’ai découvert que beaucoup de choses manquaient. J’étais très choquée. […] La plupart du travail que j’avais réalisé depuis dix ans sur la rBST avait disparu. J’ai décidé de faire un rapport et de l’envoyer à mon supérieur. Quand je suis rentrée, après le week-end, certains documents avaient réapparu. […] Une enquête a été conduite par le groupe de sécurité de Health Canada. Le sergent Fiegenwald a pris quelques documents pour vérifier les empreintes digitales. Il m’a demandé de rédiger un mémorandum sur tout ce qui avait disparu et d’écrire tout ce qui me semblait expliquer cet événement. Je lui ai donné l’original du mémorandum et j’ai gardé une copie. […] Quelques mois plus tard, en novembre 1997, j’étais en congé maladie à la maison quand un membre de la sécurité m’a appelée, et est venu chez moi pour me demander la copie de mon mémorandum. Depuis, je n’ai plus jamais revu mon texte et il n’y a jamais eu de suite. C’était très surprenant…
– Les documents qui ont été volés étaient pro ou anti rBST ?, demande le sénateur Taylor.
– Il y avait beaucoup de questions que je soulevais, répond Margaret Haydon, et ce que nous appelons des “lettres additionnelles” qui demandaient au fabricant de fournir des informations complémentaires. Disons qu’à l’époque, je ne recommandais pas d’autoriser le produit à cause des problèmes de sécurité et d’efficacité qu’il posait…
– Je suppose que si quelqu’un vous avez offert un verre de lait traité à la rBST, vous ne l’auriez pas bu ?, interroge le sénateur Taylor.
– Personnellement, j’aurais décliné l’offre, oui.
– À vous entendre tous, j’ai du mal à croire que nous sommes au Canada !, intervient le sénateur Eugen Wheelan. Dans quel système sommes-nous ? J’ai été ministre de l’Agriculture pendant onze ans, et la recherche était mon sujet favori. […] J’ai toutes les raisons d’être sceptique alors qu’il y a de moins en moins de recherche publique et que nous sommes de plus en plus dépendants de sociétés comme Monsanto, qui réalisent les études pour nous et dont l’unique souci est de faire de l’argent. Je voudrais demander, à chacun d’entre vous : avez-vous été approchés par Monsanto ?
– Voici ce que j’ai vécu, raconte Margaret Haydon. Je ne sais pas si le mot “lobbying” est le bon, mais j’ai assisté à une réunion, en 1989 ou 1990, où il y avait des représentants de Monsanto, mon superviseur, le docteur Drennan, et mon directeur, le docteur Messier. Lors de cette réunion, la société a proposé un à deux millions de dollars. Je ne sais pas ce qui s’est passé après, mais mon directeur m’avait dit qu’il allait en référer à ses supérieurs…
– Le docteur Haydon a parlé des un à deux millions offerts par Monsanto lors de cette réunion, renchérit Shiv Chopra. La chaîne Fifth Estate a fait une émission de télévision à ce sujet. Ils ont rencontré le docteur Drennan, aujourd’hui retraité. Ils lui ont demandé : est-ce que cette offre a vraiment au lieu ? Il a répondu : “Oui.” Ils ont demandé : “Considérez-vous que c’était une tentative de corruption ?” Il a dit : “Je dirais que oui.” Ils ont demandé : “Qu’est-ce que vous avez fait après ?” Il a répondu : “J’ai rigolé.” Ils ont demandé : “Et après avoir ri, qu’avez-vous fait ? Avez-vous fait un rapport ?” Il a répondu : “Oui.” “Et après, que s’est-il passé ?” “Je ne sais pas”… »
Dans la salle d’audience, la tension est à son comble. Un long silence parcourt les membres de la commission, finalement rompu par le sénateur Spivak, qui met le doigt sur un sujet éminemment important :
« Aux États-Unis, la FDA a autorisé le produit sur la base de résumés qui se sont révélés incorrects, car les données brutes n’étaient pas disponibles ou n’avaient pas été transmises. Aujourd’hui, le JECFA, qui est le comité commun de l’OMS et de la FAO, dit qu’il n’y a pas de problème avec la rBST. Mais apparemment, le JECFA s’est également prononcé sur la base de résumés, ce qui n’a rien à voir avec les données brutes. Doit-on lui faire confiance ? »
Pour comprendre l’importance de cette question, il faut savoir que le JEFCA (Joint Expert Committee on Food Additives) est un comité scientifique consultatif créé en 1955 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Food and Agriculture Organization (FAO), deux organismes onusiens. Ce comité se réunit régulièrement pour examiner la demande de mise sur le marché de nouveaux produits alimentaires. Pour cela, il fait appel à des experts ad hoc, censés être choisis pour leurs compétences et leur impartialité par les pays membres. Les avis du JEFCA sont transmis à la commission du Codex alimentarius — nous en reparlerons —, dépendant elle aussi de l’OMS et de la FAO et créée en 1962 pour uniformiser les normes des produits alimentaires et émettre des recommandations internationales en matière d’hygiène et de sécurité des pratiques technologiques liées à la nourriture. Les textes publiés par le Codex sont auréolés d’une expertise scientifique internationale, avec l’imprimatur des Nations unies…
Concernant le mode de fonctionnement du JEFCA et du Codex alimentarius, les travaux de la commission sénatoriale canadienne ont été fort instructifs, car ils ont permis de confirmer ce que d’aucuns subodoraient, à savoir le verrouillage des travaux par Monsanto.
En effet, le 7 décembre 1998 au matin, les sénateurs ont auditionné Michael Hansen, l’expert du Consumer Policy Institute, qui connaît bien les arcanes des organismes onusiens pour avoir participé à plusieurs réunions comme représentant des organisations de consommateurs.
Celui-ci a révélé que le premier panel de scientifiques réuni par le JEFCA en 1992, pour évaluer l’hormone de croissance transgénique, comprenait six représentants de la FDA, dont Margaret Miller — la transfuge de Monsanto — et les docteurs Greg Guyer et Judith Juskewitch, les auteurs de l’article controversé publié dans Science. En 1998, le rapporteur du second panel n’était autre que… Margaret Miller. On comprend, dans ces conditions, que le JEFCA ait émis un avis favorable sur la rBGH, comme n’a pas manqué de le souligner, avec toute l’emphase requise, Ray Mowling, le vice-président de Monsanto, en charge des affaires gouvernementales et publiques, auditionné peu après Michael Hansen :
« Le rapport de l’ONU a réaffirmé que le traitement des vaches avec la BST ne pose pas de problème de santé. Il a conclu qu’il n’y a aucun problème de sécurité ou de santé lié aux résidus de BST dans les produits, tels que la viande ou le lait, provenant d’animaux traités », etc.
Un banc d’essai pour les OGM
Seulement voilà, ce même après-midi du 7 décembre 1998, était aussi entendu David Kowalcyk, en charge des affaires réglementaires chez Monsanto, qui s’est fait prendre la main dans le sac…
« Nous avons obtenu des rapports où vous suggérez à Health Canada qui devrait aller dans le panel du JECFA, déclare le sénateur Spinak, en fixant droit dans les yeux son interlocuteur. Ne pensez-vous pas que vous dépassez les limites de votre relation avec Health Canada en suggérant qui devrait représenter le Canada dans le panel du JECFA ?
– C’est la première fois que j’entends parler de cela. Je n’ai jamais recommandé personne pour le JECFA, bredouille le représentant de Monsanto.
– Il y a des comptes rendus et rapports qui attestent de plusieurs conversations que vous avez eues à ce sujet avec M. Ian Alexander, qui avait le contrôle exclusif des données brutes fournies par votre compagnie et qui comme vous d’ailleurs a nié », insiste le sénateur.
« Je maintiens que nous devrions faire plus de recherche nous-mêmes, a conclu le sénateur Wheelan, après l’audition des trois lanceurs d’alerte de Santé Canada. Par exemple, en ce moment, Monsanto a donné 600 000 dollars à Agriculture Canada pour travailler sur un blé résistant au Roundup (voir infra, chapitre 11). J’ai écrit à dix universités. L’une d’entre elles m’a dit de me mêler de ce qui me regarde, quand j’ai essayé de savoir quelles étaient les contreparties à ces subsides. Deux d’entre elles m’ont appelé pour me dire : “Vous êtes sur la bonne voie, mais nous ne pouvons pas vous donner d’information.” Ils sont morts de peur. Je suis très fier de voir que vous n’êtes pas morts de peur. S’ils essaient de vous faire quelque chose, tenez-nous au courant… »
L’ancien ministre de l’Agriculture canadien ne croyait pas si bien dire…
Après l’opération de catharsis nationale provoquée par la commission sénatoriale, tout est rentré dans l’ordre. Certes, le Canada a banni définitivement la rBGH de son territoire, entraînant le rejet définitif de l’hormone par la Commission européenne, qui était pourtant à deux doigts de suivre l’avis du JECFA et de lever le moratoire en vigueur depuis 1990 .
Dans la foulée, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont également enterré le produit. Et puis, à Santé Canada, les bonnes vieilles habitudes ont repris le dessus : en juillet 2004, Shiv Chopra, Margaret Haydon et Gérard Lambert ont été licenciés pour désobéissance…
« Après notre témoignage devant la Commission, nous avons été harcelés, placardisés, marginalisés, m’explique Shiv Chopra, qui me reçoit en juillet 2006 dans sa belle demeure hindoue-canadienne, située à une cinquantaine de kilomètres d’Ottawa. Tout ce que nous craignions s’est produit, et personne n’a bougé le petit doigt ! Nous avons porté l’affaire devant les tribunaux, mais au Canada, aucune loi ne protège les whistleblowers… Ce pays est corrompu jusqu’à la moelle et c’est d’ailleurs le titre du livre que je rédige actuellement !
– Pensez-vous que Monsanto ait joué un rôle dans votre disgrâce ?
– Je dois faire très attention à ce que je vais vous répondre, sourit Shiv Chopra. Disons que notre témoignage est arrivé à un très mauvais moment pour la société qui, à l’époque, était en train de lancer ses OGM au Canada. Il est clair que l’hormone de croissance transgénique constituait un banc d’essai, qui a en partie mal tourné, mais qui lui a permis de rôder ce que j’appellerais ses techniques de conquête du marché… »
FIN DE L’EXTRAIT
PHOTOS:
– Les docteurs Shiv Chopra et Margaret Haydon ont participé à la projection débat organisée à l’université d’Ottawa.
– A la fin de la soirée, le Dr. Shiv Chopra répond aux questions des étudiants fascinés par son témoignage.
– Projection à l’université de Montréal
– Conférence devant une trentaine de représentants d’organismes financiers et de conseillers pour l’investissement responsable.
– Devant la vitrine d’un magasin vidéo