East Saint Louis… Times Beach: deux villes rayées de la carte

Rue 89 a mis en ligne un article de Yves Marrocchi, chercheur en cosmochimie au Muséum, sur la banlieue Est de Saint Louis où Monsanto avait créé une ville fantôme, Sauget, pour y installer son deuxième site de production de PCB.
J’invite les lecteurs à lire ce papier terrifiant sur l’une des villes les plus polluées des Etats Unis.

Le sort tragique des habitants de East Saint Louis rappelle celui des habitants de Times Beach, située aussi tout près de Saint Louis, ainsi que je le raconte dans mon livre:

DÉBUT EXTRAIT:

« La dioxine ? Ce poison hante mes nuits depuis vingt-cinq ans », soupire Marilyn Leistner, en garant sa voiture devant le « Musée de la Route 66 », à une trentaine de kilomètres de Saint-Louis.

« Regardez, maugrée-t-elle, il n’y a plus aucune trace de Times Beach. Qui penserait qu’il y avait ici une commune de 1 400 habitants où vivaient plus de 800 familles ? »

Difficile à imaginer, en effet. Devant nous, en ce mois d’octobre 2006, un bâtiment refait à neuf héberge un mémorial kitch dédié à l’histoire de la mythique « US Route 66 » que chantèrent les Rolling Stones et Eddy Mitchell. Première route goudronnée d’Amérique, la « Mother Road » partait de Chicago, dans l’Illinois, pour rejoindre, 4 000 kilomètres plus loin, Santa Monica en Californie, en traversant huit États dont celui du Missouri. À côté du musée, une pancarte en bois très Far West annonce « Route 66 State Park ».

« Ils ont rayé Times Beach de la carte en créant un parc national sur l’emplacement du site décontaminé, pour faire oublier l’un des plus grands scandales à la dioxine des États-Unis », m’explique Marilyn Leistner, qui fut la dernière maire de la ville disparue.

Une ville rayée de la carte

« Times Beach » et « dioxine » : ces deux noms furent longtemps accolés à la une des journaux américains, pour le malheur des habitants de cette petite bourgade, créée en 1925, comme un lieu de villégiature pour les cadres et employés travaillant à Saint-Louis.

« Au début, personne n’habitait sur place, raconte Marilyn. Les gens avaient installé des caravanes ; ils venaient le week-end se baigner dans le fleuve Meramec, pêcher ou pique-niquer ».

Surnommé « Beach » (la plage), l’endroit attire des résidents permanents qui construisent des maisons en bois sur pilotis, car la zone idyllique est régulièrement inondée. Petit à petit, Times Beach devient une « vraie ville » avec des commerces, un garage — tenu par le mari de Marilyn Leistner —, une église, treize saloons et un conseil municipal.
Au début des années 1970, la commune « pas très argentée » est confrontée à un « insoluble problème de poussière » qui recouvre ses rues non goudronnées et « empeste la vie » de ses habitants. Pour tenter de le résoudre, elle décide de faire appel aux services de la Bliss Waste Oil Company, une entreprise spécialisée dans la récupération d’huiles de vidange et de déchets industriels collectés auprès des garages et des usines chimiques de l’État du Missouri : afin d’éliminer la poussière, Russell Bliss, son patron, propose d’épandre des boues constituées d’huiles résiduelles sur les rues de Times Beach.

« Dès l’été 1971, nous avons constaté la mort de nombreux chats, chiens, oiseaux et même d’un raton laveur, raconte Marilyn. L’un des habitants a contacté l’EPA, l’agence de protection de l’environnement,qui lui a dit de congeler quelques animaux morts et qu’un agent passerait les chercher. Mais personne n’est jamais venu… »

L’Agence de protection de l’environnement, pourtant, avait déjà été alertée. En mars 1971, la propriétaire d’un haras, situé au nord-ouest de Saint-Louis, s’était inquiétée de la mort inexpliquée d’une cinquantaine de chevaux après l’intervention des hommes de Russell Bliss, qui avaient recouvert le sol de son manège de boues brunâtres. Quelques semaines plus tard, ses deux enfants, qui avaient l’habitude de jouer sur le manège, étaient tombés gravement malades et avaient dû être hospitalisés. Contacté, le Center for Disease Control avait effectué des prélèvements du revêtement suspect et relevé des taux très alarmants de produits toxiques : 1 590 ppm de PCB, 5 000 ppm de 2,4,5-T (un puissant herbicide) et 30 ppm de dioxine .

« Il y avait littéralement des paniers entiers d’oiseaux sauvages morts », rapportera au New York Times le docteur Patrick Phillips, un vétérinaire du Département de la santé du Missouri, sollicité à différents endroits de l’État où l’entreprise de Russell Bliss avait procédé à des épandages .
En 1975, le magazine Science publie un article sur cette mystérieuse pollution meurtrière , mais pendant des années les autorités ne bougent pas. Pourtant, l’EPA mène discrètement son enquête. Celle-ci concerne notamment les usines du Missouri, productrices de déchets toxiques, ainsi qu’en témoigne un échange de courriers, en septembre 1972, entre des officiels de l’agence et William Papageorge, le « tsar des PCB » de Monsanto : apparemment, des échantillons ont été prélevés dans les réservoirs d’huiles de Russell Bliss et leur analyse communiquée à la firme de Saint-Louis…

Arrive l’« automne noir » de 1982. « Un cauchemar, murmure Marilyn Leistner, qui était alors conseillère municipale. Le 10 novembre, j’ai été informée par un journaliste local que Times Beach faisait partie d’une liste de cent sites contaminés par la dioxine qui avaient été répertoriés par l’EPA. Le 3 décembre, des techniciens de l’agence sont venus prélever des échantillons des sols. Deux jours plus tard, la ville connaissait la plus grave inondation de son histoire et de nombreuses familles ont dû être évacuées. Le 23 décembre, alors que les habitants commençaient tout juste à réoccuper leurs maisons, l’EPA nous a informés que le taux de dioxine détecté dans les échantillons était trois cents fois supérieur au taux considéré comme acceptable … »

À Times Beach, c’est la panique. Tandis que des hordes de techniciens de l’EPA, munis de combinaisons et de masques à gaz, investissent la ville, les journalistes affluent de tout le pays.

« À l’époque, nous avions très peu d’informations sur la dioxine, se souvient Marilyn Leistner, et c’est en regardant les journaux télévisés que nous avons découvert qu’il s’agissait de la molécule la plus dangereuse jamais inventée par l’homme. Mais c’est tout. Personne n’était capable de nous dire ce que cela pouvait signifier pour notre santé. »

Et pour cause, comme nous allons le voir, les effets hautement toxiques de la dioxine étaient alors sciemment étouffés par ceux qui la produisaient, et tout particulièrement par une certaine firme de Saint-Louis…

En attendant, le Center for Disease Control organise une cellule d’urgence à Times Beach. Les habitants sont invités à se présenter pour un bilan de santé. Dans les journaux télévisés de l’époque que j’ai pu visionner, on voit l’angoisse qui cerne les visages. Les crises de larme. La colère impuissante face au mutisme des médecins qui esquivent les questions.

« Toute ma famille a été examinée, raconte Marilyn Leistner. Mon mari souffrait de “porphyrie cutanée tardive”, une maladie de la peau persis-tante . Deux de mes filles, mon fils et moi-même souffrions d’hyperthyroïdie. J’avais été opérée de plusieurs tumeurs non cancéreuses. L’une de mes filles souffrait d’allergies graves qui entraînaient des crises d’urticaire sur tout le corps ; ma deuxième fille était extrêmement maigre, elle était victime de vertiges et perdait ses cheveux. Quand j’ai demandé aux représentants du CDC si c’était lié à la dioxine, ils m’ont répondu qu’ils ne savaient pas… »

À Times Beach en tout cas, la panique est à son comble. Victime d’une grave dépression, le maire démissionne. Au même moment, l’un de ses adjoints disparaît purement et simplement :
« C’était un cadre de Monsanto qui travaillait au siège de Saint-Louis, commente Marilyn Leistner. Quand il a su que l’EPA avait détecté des PCB, il a déménagé… »

Voilà comment Marilyn se retrouve à la tête de la petite municipalité pour « affronter la tourmente ».

Le 22 février 1983, Anne Burford, l’administratrice de l’EPA, annonce que le gouvernement a décidé d’« acheter Times Beach pour un montant de 30 millions de dollars ». Exceptionnel, le plan prévoit d’indemniser et de reloger tous les habitants, de raser la ville, puis de décontaminer le site, en brûlant les sols contaminés dans un incinérateur.

Monsanto échappe aux poursuites

« Regardez, c’est ici que sont enterrées nos maisons, me dit Marilyn Leistner en se recueillant quelques instants devant une énorme butte de terre recouverte d’une pe-louse verdoyante. Tout ce que nous possédions a été broyé, les meubles, les appareils ménagers et y compris les jouets des enfants, car l’inondation avait dispersé la dioxine et les PCB partout. Nous sommes partis comme des réfugiés pestiférés, car personne ne voulait de nous : les gens étaient persuadés que nous étions contagieux.

– Vous n’avez pas porté plainte ?

– Bien sûr que si, mais nous avons été déboutés, car la justice a estimé que nous ne pouvions pas apporter la preuve que les maux dont nous souffrions étaient liés à la contamination par la dioxine.

– Et les PCB ?

– Ah ! Officiellement, l’EPA n’a jamais pu remonter à la source des PCB que Rus-sell Bliss avait mélangés à ses boues… »

Il est pour le moins stupéfiant que l’Agence de protection de l’environnement n’ait « pas pu remonter à la source des PCB », alors que le seul et unique fabricant de ces produits disposait, comme nous l’avons vu, d’une usine de production à Sauget, dans la banlieue Est de Saint-Louis, à une trentaine de kilomètres de Times Beach…

« En fait, m’explique Marilyn Leistner, nous avons appris par la suite que Rita Lavelle, qui était l’assistante d’Anne Burford, la numéro un de l’EPA, avait détruit des documents qui auraient pu impliquer Monsanto. »

De fait, l’affaire a défrayé la chronique américaine en 1983. C’est en enquêtant sur un détournement du « Superfund Program », un budget alloué à l’EPA pour recenser et décontaminer les sites pollués par des déchets industriels, dont une partie avait servi à financer frauduleusement les campagnes électorales de candidats républicains, que le Congrès découvre alors que des documents compromettants pour les firmes avaient disparu.

L’enquête prouvera que l’administration de Ronald Reagan, réputée pour son indéfectible soutien aux grands groupes industriels, avait ordonné à Anne Burford de « geler » le dossier de Times Beach. Nommée à la tête de l’EPA peu après l’arrivée à la Maison-Blanche de l’ancien second rôle d’Hollywood, celle-ci fut contrainte de démissionner à la suite du scandale, en mars 1983.
Rita Lavelle, son adjointe, eut moins de chance : elle fut condamnée à six mois de prison pour « parjure et obstruction à une enquête du Congrès ».
L’enquête a révélé qu’elle avait passé au pilon un certain nombre de pièces à conviction et qu’elle déjeunait un peu trop souvent avec des représentants de Monsanto.

Mais la firme de Saint-Louis n’a pas tout perdu au change : en mai 1983, le nouveau patron de l’EPA est William Ruckelshaus, qui avait présidé à la création de l’agence en 1970, avant de devenir brièvement acting director au FBI en 1973, puis de rejoindre le conseil d’administration de Monsanto et de Solutia…

« Le problème, m’explique en octobre 2006 Gerson Smoger, un avocat de San Francisco spécialiste de l’environnement qui défendit certains habitants de Times Beach, c’est que nous n’avons jamais pu mettre la main sur les contrats qu’avait passés Russell Bliss avec Monsanto, qui avait deux usines dans le Missouri, l’une à Sauget, l’autre à Queeny, les deux dans la banlieue de Saint-Louis. Il a toujours prétendu qu’il ne les avait pas…

– On dit qu’il a été payé pour les faire disparaître ?

– Tout est possible, admet Gerson Smoger. Ce qui est sûr, c’est qu’à plusieurs reprises, il a témoigné que Monsanto était l’un de ses clients, mais nous n’avons pas de preuves écrites. »

Et de m’énumérer les différentes pièces convergentes du dossier : le 21 avril 1977, Russell Bliss confirme dans une déposition sous serment que Monsanto est son principal fournisseur en déchets industriels ; le 30 octobre 1980, Scott Rollins, un camion-neur de Bliss, atteste devant le procureur général du Missouri qu’il chargeait régulièrement des fûts provenant des usines de la firme, etc.
« Monsanto a toujours nié avoir travaillé avec Russell Bliss, commente l’avocat. De plus, l’entreprise s’est défendue en disant que les PCB provenaient d’autres usines qui utilisaient ses fluides hydrauliques. Se pose alors le problème de la responsabilité : à l’époque, nous ne savions pas encore que Monsanto avait caché la toxicité des PCB à ses clients ; ces derniers étaient donc responsables de leurs déchets. Voilà comment, dans le dossier de Times Beach, les PCB sont tout simplement passés à l’as et les pouvoirs publics ne se sont intéressés qu’à la dioxine, en oubliant au passage que la plupart des produits de Monsanto étaient aussi contaminés par la dioxine… »

De fait, seule une entreprise endossera la responsabilité de la pollution : Syntex Agribusiness, installée à Verona, dans le Missouri. Cette filiale de la Northeastern Pharmaceutical and Chemical Company (NEPACCO) fabriquait de l’herbicide 2,4,5-T, un puissant désherbant contaminé par la dioxine, dont Monsanto était aussi un important producteur. Mais heureusement pour la firme de Saint-Louis, elle ne fabriquait pas le défoliant dans l’État du Missouri. Au terme d’un accord avec l’EPA, Syntex a accepté de verser 10 millions de dollars pour participer à la décontamination de vingt-sept décharges toxiques de l’Est du Missouri, dont Times Beach.

« L’ironie de l’histoire, commente Gerson Smoger, c’est qu’au moment où Syntex était désignée comme coupable, Monsanto publiait des études falsifiées pour cacher les effets toxiques de son herbicide 2,4,5-T… »

FIN DE L’EXTRAIT

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *