Canada: l’affaire de Percy Schmeiser

Je profite de ma présence au Canada pour mettre en ligne plusieurs extraits de mon livre qui concernent directement ce pays. Je précise que toutes les références des documents que je cite peuvent être consultées dans mon livre, mais que je n’arrive pas à couper-coller les notes de bas de page..

DÉBUT DE L’EXTRAIT

Percy Schmeiser, un rebelle au « pays des ciels vivants »

Né en 1931 à Bruno, une bourgade de 700 âmes située au cœur de la province canadienne du Saskatchewan (le « pays des ciels vivants »), Percy Schmeiser représente la « bête noire de Monsanto, le caillou dans sa chaussure », pour reprendre les termes du journaliste du Monde Hervé Kempf .
Descendant de pionniers européens venus s’installer dans les prairies nord-américaines à la fin du XIXe siècle, l’homme est un battant, un « survivant » se plaît-il à dire, qui a l’énergie de celui que la vie a failli faucher précocement à plusieurs reprises. Il a survécu notamment à un grave accident du travail qui l’a laissé invalide pendant des années, ainsi qu’à une hépatite virulente contractée en Afrique. Car, en marge de ses activités de fermier, le rebelle des prairies est aussi un homme d’action et de convictions (catholiques) : il a été maire de sa commune pendant un quart de siècle, puis député à l’assemblée provinciale, et il a multiplié les voyages humanitaires, n’hésitant pas, avec sa femme, à confier leurs cinq enfants à leurs grands-parents, pour « aider les gens » en Afrique ou en Asie. Percy Schmeiser, enfin, est un sportif qui, pendant la longue froidure hivernale, partait gravir le Kilimandjaro ou tenter l’Everest (trois fois, sans succès).
Malheureusement, je n’ai pas pu le rencontrer, car lorsque je me suis rendue en Saskatchewan, en septembre 2004, il était, si je me souviens bien, à Bangkok, où il avait répondu à l’une des nombreuses invitations internationales qu’il reçoit depuis qu’il est devenu l’« homme qui s’est rebellé contre Monsanto ».

Pour cet agriculteur, qui cultive une exploitation familiale de 600 hectares depuis cinquante ans, l’affaire commence pendant l’été 1997. Alors qu’il vient de désherber avec du Roundup les fossés qui bordent ses champs de colza, il se rend compte que son travail ne sert pratiquement à rien : de nombreux plants qui avaient germé hors de son aire de culture résistent à l’épandage. Intrigué, il contacte un représentant de Monsanto, qui l’informe qu’il s’agit de colza Roundup ready, mis sur le marché deux ans plus tôt.

Les mois passent et au printemps 1998, Percy, qui est réputé dans toute la région pour être un sélectionneur chevronné des semences de colza, ressème les graines de sa récolte antérieure. Au mois d’août, alors qu’il s’apprête à moissonner, il est contacté par un représentant de Monsanto Canada, qui l’informe que des inspecteurs ont détecté du colza transgénique dans ses champs et lui propose un arrangement à l’amiable, sous peine de porter l’affaire en justice.

Mais Percy Schmeiser refuse de s’incliner. À son avocat, il transmet des documents prouvant qu’il a racheté, en 1997, un champ qui avait été cultivé avec du colza Roundup ready. Il explique aussi que l’oléagineuse a la vivacité d’une mauvaise herbe, capable d’envahir les prairies à la vitesse du vent et que ses graines, très légères, peuvent dormir dans le sol pendant plus de cinq ans, avant d’être transportées par un oiseau sur des kilomètres. Constatant que la présence du colza transgénique est surtout effective aux abords de ses champs, il en conclut que ceux-ci ont dû être contaminés par les cultures de ses voisins convertis aux OGM ou par des camions de grains qui sont pas-sés sur la route.
Il faut dire que la résistance de Schmeiser est encouragée par la révélation des pratiques musclées de la firme de Saint-Louis, qui n’hésiterait pas à répandre du Roundup par hélicoptère sur les champs des paysans soupçonnés de « piraterie », selon les dires, en août 1998, d’Edy et Elisabeth Kram, un couple d’agriculteurs de la province. Un acte pour le moins « étrange », relève Hervé Kempf, et que Monsanto n’a jamais démenti, « reconnaissant par ailleurs, dans une déclaration à la gendarmerie, que ses agents avaient prélevé des échantillons du colza d’Edy Kram pour l’analyser en laboratoire ».

Monsanto Canada, en tout cas, ne veut rien savoir. Brandissant devant la presse les analyses des échantillons qu’elle prétend avoir prélevés (à son insu, donc illégalement) sur la ferme de Percy Schmeiser, qui révèlent un taux de « contamination » de plus de 90 % , la multinationale décide d’engager une action en justice, tout en maintenant la pression sur lui pour qu’il accepte de transiger.

« 1999 a vraiment été l’année terrible, raconte Percy à Hervé Kempf. On était souvent surveillés par des hommes dans une voiture, qui ne disaient rien, ne faisaient rien, ils étaient là, à regarder. Une fois, ils sont restés trois jours d’affilée. Quand on allait vers eux, ils partaient en trombe. On recevait aussi des coups de fil anonymes, des gens qui disaient : “On va vous avoir.” On avait si peur que j’ai acheté une carabine, que je gardais dans le tracteur quand je travaillais au champ . »

Finalement, l’affaire est jugée à Saskatoon, la capitale de la province, en juin 2000. Le juge Andrew McKay rend sa décision, le 29 mars 2001, provoquant la stupéfaction chez tous ceux qui soutiennent l’agriculteur de Bruno. En effet, le magistrat estime qu’en emblavant ses champs avec des graines récoltées en 1997 « qu’il savait ou aurait dû savoir résistantes au Roundup », Percy Schmeiser a enfreint le brevet de Monsanto. Il précise que la « source du colza résistant au Roundup ne change rien au fond de l’affaire » et qu’« un fermier dont le champ contient des semences ou des plantes pro-venant de semences versées dedans, ou apportées par le vent du champ d’un voisin ou même germant par du pollen apporté par des insectes, des oiseaux ou par le vent, peut posséder ces semences ou plantes même s’il n’avait pas l’intention de les planter. Il ne possède pas, cependant, le droit d’utiliser le gène breveté, ou la semence ou la plante contenant ce gène ou cette cellule brevetée », car cela « revient à s’emparer de l’essence de l’invention des plaignants en l’utilisant sans sa permission ».

Le juge écarte ainsi d’un revers de main l’argument de la défense selon lequel l’intérêt d’utiliser l’« essence » des OGM de Monsanto est de pouvoir appliquer du Roundup sur les cultures, ce que Percy Schmeiser n’a pas fait, ainsi que le révèlent ses factures d’herbicides… Il ne tient pas compte non plus du fait que pour prélever ses échantillons, Monsanto a dû rentrer illégalement sur la propriété de l’agriculteur, ni que les tests effectués par les experts que ce dernier a consultés ont révélé une contamination nettement inférieure.
Comme le relève justement Hervé Kempf, « le jugement est extraordinaire : il signifie qu’un agriculteur enfreint le brevet de toute compagnie produisant des semences OGM dès lors que son champ est contaminé par des plantes transgéniques ».
La décision, on s’en doute, remplit d’aise Monsanto : « C’est une très bonne nouvelle pour nous, triomphe Trish Jordan, la représentante de la firme au Canada. Le juge a déclaré M. Schmeiser coupable d’avoir violé notre brevet et l’a condamné à nous verser des dommages et intérêts . »

Ceux-ci s’élèvent à 15 450 dollars canadiens, soit 15 dollars par acre récoltée en 1998, alors que seule une partie de la récolte était contaminée… S’y ajoutent les frais de justice engagés par Monsanto.

Percy Schmeiser fait appel, mais le 4 septembre 2002, la décision du juge McKay est confirmée. Pourtant, l’agriculteur, qui a déjà sacrifié son épargne-retraite et une partie de ses terres pour assurer sa défense (200 000 dollars canadiens), ne renonce pas :
« Ce n’est plus l’affaire Schmeiser, affirme-t-il, c’est l’affaire de tous les paysans à travers le monde . »

Il se tourne donc vers la Cour suprême du Canada, qui, le 21 mai 2004, rend un jugement très attendu par tous ceux qu’inquiète la progression des OGM : par cinq voix contre quatre, les juges confirment les deux décisions antérieures mais, curieusement, exemptent le fermier de payer des dommages et intérêts ainsi que les frais de justice engagés par le groupe américain.
Dramatique sur le fond, puisqu’il confirme que les paysans sont responsables de la contamination transgénique de leurs champs, le jugement prouve aussi que les magistrats sont gênés aux entournures :
« Ils donnent d’une main ce qu’ils enlèvent de l’autre », note Richard Gold, un spécialiste de la propriété intellectuelle de l’université McGill de Montréal.
Mais pour la firme de Saint-Louis, c’est une victoire dont elle ne manquera pas de se prévaloir à l’avenir : « La décision conforte notre manière de faire des affaires », commente Trish Jordan, sa représentante au Canada…

FIN DE L’EXTRAIT

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