Extrait 1:
Je retranscris ici un extrait de mon livre qui raconte, à partir des documents confidentiels aujourd’hui déclassifiés de Monsanto, comment la firme a « caché pendant des décennies » pour reprendre le titre d’un article du Washington Post paru au moment du procès d’Anniston.
EXTRAIT:
À dire vrai, il y a quelque chose que je comprends toujours mal et qui n’a cessé de me tarauder pendant toute mon enquête : comment des êtres humains comme moi peuvent-ils consciemment courir le risque d’empoisonner leurs clients et l’environnement, sans penser un instant qu’eux-mêmes, ou leurs enfants, seront peut-être victimes de leurs négligences (pour employer un terme mesuré) ?
Je ne parle même pas d’éthique ni de morale, concepts abstraits étrangers à la logique capitaliste. Je pense tout simplement à l’instinct de survie : les responsables de Monsanto en seraient-ils dépourvus ?
« Une entreprise comme Monsanto est une planète à part, m’explique Ken Cook, le président du Environmental Working Group de Washington qui avoue avoir été traversé par les mêmes questions. La recherche du profit à tout prix anesthésie les esprits tendus vers un seul objectif : faire de l’argent. »
Et d’exhiber un document qui résume à lui seul ce mode de fonctionnement. Intitulé « Pollution Letter », il est daté du 16 février 1970. Rédigée par un certain N.Y. Johnson, qui travaille au siège de Saint-Louis, cette note interne est adressée aux agents commerciaux de la firme pour leur expliquer comment répondre à leurs clients, alertés par les premières informations publiques sur la dangerosité potentielle des PCB :
« Vous trouverez ci-joint une liste de questions et réponses qui peuvent être posées par nos clients qui recevront notre lettre concernant l’Aroclor et les PCB. Vous pouvez répondre oralement, mais ne donnez jamais de réponse écrite. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un dollar de business. »
Ce qui est absolument vertigineux, c’est que Monsanto savait que les PCB représentaient un risque grave pour la santé dès 1937. Mais la société a fait comme si de rien n’était, jusqu’à l’interdiction définitive des produits en 1977, date de fermeture de son usine de Krummrich, à Sauget, dans l’Illinois (le deuxième site de production de PCB de Monsanto, situé dans la banlieue est de Saint-Louis).
En effet, en 1937, le docteur Emett Kelly, qui dirige le service médical de Monsanto, est convié à une réunion à l’université de Harvard, à laquelle participent également des utilisateurs de PCB comme Halowax et General Electric, ainsi que des représentants du ministère de la Santé.
Au cours de cette rencontre, Cecil K. Drinker, un scientifique de la vénérable institution, présente les résultats d’une étude qu’il a menée à la demande de Halowax : un an plus tôt, trois ouvriers de cette entreprise étaient morts après avoir été exposés à des vapeurs de PCB, et plusieurs avaient développé une maladie de peau extrêmement défigurante alors inconnue, que l’on baptisera plus tard la « chloracné ».
Je reviendrai dans le chapitre suivant sur cette pathologie grave caractéristique d’une intoxication à la dioxine, qui se traduit par une éruption de pustules sur tout le corps et peut perdurer pendant plusieurs années, voire ne jamais disparaître.
Affolés, les dirigeants de Halowax avaient alors demandé à Cecil Drinker de tester les PCB sur des rats. Les résultats, publiés dans le Journal of Industrial Hygiene and Toxicoloy, furent sans appel : les cobayes avaient développé des lésions très sévères au foie.
Le 11 octobre 1937, un compte rendu interne de Monsanto constate, laconique :
« Des études expérimentales conduites sur des animaux montrent qu’une exposition prolongée aux vapeurs d’Aroclor provoque des effets toxiques sur tout l’organisme. Un contact physique répété avec le liquide Aroclor peut conduire à des éruptions cutanées de type acné. »
Dix-sept ans plus tard, le problème de la chloracné est l’objet d’un rapport interne d’une technicité qui fait froid dans le dos :
« Sept ouvriers travaillant dans une usine qui utilise l’Aroclor ont développé la chloracné », rapporte un cadre de Monsanto, lequel, sans s’émouvoir, précise : « Des tests mesurant la qualité de l’air avaient détecté des quantités négligeables de PCB : apparemment, une exposition faible mais continue n’est pas inoffensive. »
Le 14 février 1963, le responsable de fabrication de Hexagon Laboratories, un autre client de Monsanto, adresse un courrier au docteur Kelly à Saint-Louis :
« Suite à notre conversation téléphonique, je vous confirme que les deux ouvriers de notre usine qui avaient été exposés à des vapeurs d’Aroclor 1248 lors de la rupture d’un tuyau ont développé les symptômes d’une hépatite, comme vous l’aviez prédit et ils ont dû être hospitalisés. […] Il me semble qu’une description plus rigoureuse et claire des dangers que présente votre produit devrait figurer sur la notice d’emploi. »
Non seulement la compagnie de Saint-Louis ne suivra pas la recommandation de son client, mais elle fera même de la résistance, quand, en 1958, est votée une loi visant à renforcer les précautions d’emploi des produits toxiques :
« Notre désir est de respecter la nécessaire réglementation, mais en faisant juste le minimum et en ne donnant pas une information trop pointue qui pourrait causer un tort à notre position commerciale dans le domaine des fluides hydrauliques synthétiques. »
Voilà qui a le mérite de la clarté.
Parfois, face aux questions pressantes de leurs clients, les responsables de Monsanto se perdent en circonvolutions qui pourraient prêter à sourire si on en oubliait l’enjeu.
C’est ainsi qu’en août 1960, un certain M. Facini, fabricant de compresseurs à Chicago, s’inquiète des conséquences environnementales que pourrait entraîner le rejet de déchets contenant des PCB dans les rivières :
« Je dirais que si une petite quantité de ces matériaux sont déchargés accidentellement dans un cours d’eau, il n’y aura probablement pas d’effets graves, lui répond un cadre du département médical. En revanche, si une grande quantité était déversée, il s’ensuivrait probablement des dommages identifiables… »
Voilà qui n’est guère explicite…
Au fil des années, cependant, le ton change, sans doute parce que le spectre d’une action en justice intentée par ses propres clients plane de plus en plus sur la firme du Missouri : en 1965, une note interne rapporte une conversation téléphonique avec le responsable d’une entreprise électrique qui utilise l’Aroclor 1242 comme refroidisseur dans ses moteurs. Apparemment, l’industriel a raconté qu’il arrivait que des jets de PCB brûlants inondent le sol de son usine. Commentaire :
« J’ai été d’une franchise brutale en lui disant que cela devait cesser avant qu’il tue quelqu’un avec des dommages au foie ou aux reins… »
La suite dans le prochain message!
Photo:
La cloracné st la maladie typique d’une intoxication à la dioxine à laquelle s’apparentent certains PCB.