Nouvelles en vrac: Argentine, Monsanto, Albert Londres et Notre Dame des Landes

La semaine qui vient de s’écouler fut particulièrement riche et émouvante. Par un hasard de calendrier, plusieurs événements se sont succédé qui m’ont replongée dans des enquêtes très différentes que j’ai conduites au cours des vingt dernières années.

Pour commencer, j’ai reçu ce lien vers une page de France TV qui m’a surprise et, je dois reconnaître, fait très plaisir. Il s’agit d’un court reportage de Catherine Le Brech et Hervé Pozzo, avec texte, archives et interview, synthétisant l’incroyable affaire qu’a suscité mon film Voleurs d’organes, diffusé sur Planète Câble,  (une version plus courte diffusée sur M6 s’intitulait Voleurs d’yeux) qui m’a valu le prix Albert Londres en 1995 et…  beaucoup d’ennuis.  Je vais bientôt rendre accessible sur mon site les principaux documents de cette histoire digne d’un vrai polar à laquelle j’ai consacré un livre (Voleurs d’organes : enquête sur un trafic) que je mettrai bientôt en ligne sous forme de PDF.

http://www.mariemoniquerobin.com/

Dans le reportage , mes confrères ont interviewé Stéphane Joseph, le directeur de la communication du prix Albert Londres, qui raconte le rôle de « pseudo journalistes sud-américains » et de la CIA  dans la campagne de diffamation et de discrédit qui a suivi ma nomination pour le « Goncourt de la presse ». Avec du recul, je me dis, aujourd’hui, que c’était la première fois, dans ma carrière de journaliste, que je faisais face à un lobbying très puissant, capable d’envoyer à Paris des émissaires de Washington et de Bogota, pour défendre à tout prix leurs sordides intérêts… Il faut croire que j’avais mis « la plume dans la plaie« , pour reprendre l’expression d’Albert Londres,  car si tel n’était pas le cas, il est difficile de comprendre cette énergie déployée pour me faire enlever un prix certes « très prestigieux », mais inconnu en Colombie et aux États Unis…

http://geopolis.francetvinfo.fr/marie-monique-robin-prix-tv-1995-pour-voleurs-dorganes-15537

Vendredi, j’ai été auditionnée à l’ambassade d’Argentine dans le cadre du procès qui se tient actuellement à Rosario contre le général Ramón Diaz Bessone , l’un des membres de la junte militaire qui prit le pouvoir après le coup d’État de mars 1976. J’avais interviewé cet idéologue fasciste et tortionnaire pour mon film (et livre) Escadrons de la mort : l’école française qui provoqua une « commotion nationale » en Argentine au point de permettre la réouverture de plus de quatre cents procès contre les bourreaux de l’une des dictatures les plus sanglantes du XXème siècle (au moins 20 000 disparus). Comme je l’ai raconté sur ce blog, j’ai déjà participé physiquement à trois procès en Argentine, comme « témoin clé ». Pour la deuxième fois, ne pouvant me rendre en Argentine, j’ai été auditionnée par vidéo conférence.J’ai été reçue chaleureusement par le ministre Luis maria Sobron, consul d’Argentine (que l’on voit sur la photo).

Pendant mon audition, le tribunal a diffusé mon film Escadrons de la mort: l’école française qui était sorti au cinéma ainsi que sur une chaîne argentine.

Pour les hispanophones, voici l’un des articles qui rapportent mon témoignage.

http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/rosario/10-39035-2013-05-26.html

Vous pouvez trouver plus d’informations sur cette enquête qui a conduit trois généraux argentins en prison sur mon  site :

http://www.mariemoniquerobin.com/escadronsdelamortsynospis.html

Samedi, j’ai participé au sit-in organisé par Estelle, Louise et Amande, trois jeunes femmes dynamiques qui ont répondu à l’appel de Occupy Monsanto.

http://occupy-monsanto.com/

Ce mouvement, aujourd’hui planétaire, a été initié aux Etats Unis pour attirer l’attention des citoyens et des pouvoirs publics sur  le danger que représente la firme de Saint Louis pour l’environnement, la santé des humains et la souveraineté alimentaire des peuples. Ce 25 mai, des sit-in ont eu lieu dans de nombreuses villes du monde Le monde selon Monsanto. J’ai, pour ma part, reçu des messages de tous les pays où j’ai présenté mon film et mon livre (traduit en seize langues : du Brésil, Paraguay, Argentine, Mexique, Canada, Japon, Allemagne…

Malgré une météo très incertaine, quelque 1500 personnes s’étaient réunies sur le parvis des droits de l’homme de l’esplanade du Trocadéro.

Photos: Nadia Collot

https://www.facebook.com/events/160596650769757

Pour ceux et celles qui n’auraient pas encore vu Le monde selon Monsanto: le film sera rediffusé sur ARTE, samedi 1er juin, à 12 heures 10.

Sur l’impact du documentaire et du film éponyme, lire sur mon site personnel:

http://www.mariemoniquerobin.com/monsantosynopsis.html

Enfin, j’informe les internautes que j’organise un bus , le 8 juin, pour tous ceux et celles qui désirent participer à ma remise de légion d’honneur à Notre Dame des Landes, par Dominique Méda, sociologue et philosophe française. Cette journée sera l’occasion de lancer un débat public sur les concepts de « développement «  et de « richesse », des thèmes traités depuis de nombreuses années par Dominique Méda, qui fut dans ce domaine une pionnière. Ce sera aussi l’occasion de questionner le dogme de la croissance illimitée et de réfléchir ensemble aux alternatives théoriques et pratiques que devraient promouvoir nos hommes et femmes politiques pour faire face aux nombreuses facettes de la « crise » qui nous frappe. Pour réserver des places sur le bus, il suffit d’écrire sur la boîte de m2rfilms, où vous découvrirez le projet de ma prochaine enquête , baptisée provisoirement Sacrée croissance !,  pour laquelle ( comme pour Les moissons du futur), j’ai lancé une nouvelle souscription (environ 1500 à ce jour).

www.m2rfilms.com

« La double face du cardinal »

« Habemus papam ! »

Depuis que la formule rituelle a fait le tour du monde pour annoncer l’élection du successeur de Benoît XVI sur le trône de Saint Pierre , j’ai reçu plusieurs demandes d’interviews. Mes confrères du Soir, de La Vie, France 2 (Le Jour du Seigneur) ou Daniel Mermet (Là-bas si j’y suis) ont cherché à me joindre pour savoir ce que je pensais des accusations portées contre le Pape François, un jésuite argentin, qui avait été nommé cardinal  par Jean-Paul II en février 2001. Je n’ai pas voulu répondre tout de suite à cette question, car elle est grave, et je voulais prendre le temps de vérifier toutes les sources disponibles concernant l’attitude de  Jorge Bergoglio, qui était responsable de la Compagnie des Jésuites en Argentine, pendant les années de la dictature (1976-1983).

Dans un premier temps, il était clair qu’il me fallait distinguer entre le rôle joué, d’une manière générale, par la hiérarchie catholique argentine dans l’une des dictatures les plus sanglantes du XXème siècle (au moins 20 000 disparus), et le rôle joué précisément par celui qui fut désigné Pape la semaine dernière.

Concernant la hiérarchie catholique, je ne peux que répéter ce que j’ai dit dans mon film et  livre Escadrons de la mort : l’école française. [1] : historiquement, l’Eglise d’Argentine est, avec celle de Colombie, l’une des plus conservatrices du continent latino-américain. Dès les années 1930, les prélats intégristes argentins entretinrent des relations privilégiées avec l’Extrême droite française, et notamment avec Charles Maurras. Ces liens se resserrèrent  sous l’entremise de Jean Ousset, qui fut secrétaire personnel du chef de l’Action française et un admirateur zélé du général Pétain et du gouvernement de Vichy, avant de créer la « Cité catholique »[2].

Pendant la guerre d’Algérie, cette organisation intégriste et fasciste – Ousset était fasciné par l’organisation politique prônée par Mussolini – eut une influence importante dans l’armée française, où elle parvint à créer plus de 200 « cellules »  abonnées à sa revue Verbe. Ainsi que je l’ai révélé, plusieurs numéros de Verbe furent consacrés à la torture que Jean Ousset justifiait au nom de la « lutte contre la subversion ». En 1958,  cet anticommuniste viscéral ouvrit une antenne à Buenos Aires, baptisée naturellement La Ciudad Católica, dont il confia la direction au père Georges Grasset.  Très proche de l’OAS, celui que l’on  surnommait le « moine soldat » deviendra le confesseur personnel d’une certain Jorge Videla, le premier chef de la junte militaire qui terrorisa l’Argentine après le coup d’Etat du 24 mars 1976.

Pour mon film, j’ai pu interviewer (en me faisant passer pour une historienne obsédée par la menace du terrorisme islamiste) quatre généraux de la dictature : le général Ramón Diaz Bessone, ex ministre de la planification de la junte et chef du 2ème corps d’armée, le général Albano Harguindéguy, ex ministre de l’Intérieur, le général Alcides Lopez Aufranc, et le général Reynaldo Bignone, qui fut le dernier chef de la junte. Tous m’ont confirmé avoir connu personnellement le père Grasset  et avoir été « inspirés » par les enseignements de la Ciudad Católica. Tous m’ont expliqué aussi l’influence exercée par les militaires français dans leur « formation » : « Quadrillage territorial, rafles, torture, escadrons de la mort, disparitions forcées, nous avons tout appris des Français qui nous ont enseigné les techniques qu’ils avaient développées pendant la guerre d’Algérie » m’ont-ils dit à l’unisson.  Tous, enfin, ont revendiqué leur « foi catholique » pour justifier les méthodes du terrorisme d’État, censées éradiquer « la menace communiste » et défendre » les valeurs chrétiennes de l’Occident ».

Lors de notre rencontre (filmée), le général Reynaldo Bignone ( qui est aujourd’hui en prison comme Diaz Bessone et Harguindéguy)  a évoqué les relations privilégiées qu’entretenait la junte avec plusieurs représentants de l’épiscopat argentin.

Je mets ici en ligne un court extrait de cet entretien, qui fait partie des bonus du DVD (réédité récemment par ARTE).

 

L’interview de Bignone, ainsi que de ses trois comparses tortionnaires, a provoqué une « commotion nationale » en Argentine, pour reprendre les termes de Horacio Verbitsky, considéré comme le « meilleur journaliste d’investigation » du pays. Editorialiste à Página 12, écrivain, et président du Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), une organisation des droits de l’homme très réputée ( http://www.cels.org.ar/home/index.php), Horacio est l’auteur de six ouvrages sur l’Eglise catholique argentine qui indéniablement constituent une référence.

http://www.elortiba.org/verbitsky.html

Je l’ai rencontré il y a tout juste dix ans, en mai 2003, au terme de cette improbable  semaine, où j’avais réussi à « mettre en boîte » les quatre généraux. Je n’oublierai jamais sa réaction : « Ces interviews sont capitales, m’avait-il dit. Elles constituent des aveux et de véritables pièces à conviction dans la lutte contre l’impunité ». C’est ainsi que j’avais accepté de lui confier une copie de mes rushes (avec l’accord de Canal+ et de mon producteur Idéale Audience), afin qu’il puisse exploiter les entretiens dans son journal ainsi que sur la chaîne de télévision Telefe.

L’impact fut considérable : les généraux furent convoqués devant un conseil de guerre pour être destitués, tandis que la conférence épiscopale se fendait d’un communiqué, niant toute implication dans la dictature. « C’est absolument faux et inacceptable de lier l’Eglise avec ce type de crimes », assuraient les évêques. Seul Msg Miguel Hesaye,  évêque de Viedma,  reconnaissait que « pendant qu’on torturait, certains prêtres et évêques donnaient la communion aux tortionnaires ».

La sympathie de certains représentants de l’Eglise  pour les militaires putschistes et adeptes de la « doctrine française de la guerre antisubversive » est très largement documentée. Elle fut impulsée, dès les années 1950,  notamment par l’archevêque Antonio Caggiano, un proche de la Ciudad católica, qui fut longtemps vicaire des armées. C’est lui qui inaugura, le 2 octobre 1961, le cours interaméricain de guerre contrerévolutionnaire, organisée par Alcides Lopez Aufranc (qui étudia de 1957 à 1959 à l’école militaire de Paris) et les militaires français.

Opposant déclaré à Vatican II, comme ses collègues Msg Emilio Teodoro Grasseli, ou Adolfo Servando Tortolo, évêque de Paraná, qui présidait la conférence épiscopale au moment du coup d’Etat, ou Victorio Bonamín, il combattit avec virulence  la théologie de la libération, qu’avaient ralliée de nombreux prêtres argentins.

Il suffit de lire les témoignages réunis par la CONADEP – la Commission nationale des disparus- pour comprendre la complicité qui liait certains curés avec les militaires. Présidée par l’écrivain Ernesto Sábato, la CONADEP a auditionné des centaines de témoins qui ont permis de documenter la disparition de 8960 personnes.  Nombreux sont les survivants des centres de concentration clandestins qui ont rapporté la présence d’hommes en soutane pendant les séances de torture. De même les aumôniers militaires participèrent activement à la « formation » des officiers qui pratiqueront la « question » tout au long de la dictature. C’est, par exemple, ce que m’ont raconté  Julio César Urien  et Anibal Acosta, qui furent promus officiers de la Marine en 1972. Voici un extrait de mon film Escadrons de la mort: l’école française :

 

Voilà pour le contexte général, qui est, encore une fois, très documenté, grâce au travail de la CONADEP, mais aussi aux auditions réalisées lors du procès des chefs de la junte en 1985 [3] , grâce, enfin, à l’enquête très fouillée conduite par Horacio Verbitsky, qui fut le premier  à obtenir le témoignage d’un officier de la marine sur la pratique des « vols de la mort ».

Dans le livre El vuelo [4], l’ancien capitaine de corvette Francisco Scilingo raconte le rôle des prêtres, chargés du soutien psychologique des militaires, qui, chaque mercredi, à l’École mécanique de la marine (ESMA) participaient à l’assassinat d’une trentaine de (jeunes) « subversifs », en les balançant vivants à la mer, après les avoir préalablement endormis par une piqûre de penthotal.

C’est précisément parce que l’officier de la marine, aujourd’hui incarcéré, évoqua le rôle des hommes de l’Église dans la dictature qu’Horacio décida d’entreprendre une vaste enquête sur l’histoire de l’Église catholique argentine depuis la fin du du XIXème siècle, qu’il publia en cinq livres.

Pour écrire ce qui suit, j’ai relu El silencio[5], dont le sous-titre comprend le nom du nouveau pape : « De ¨Paul VI à Bergoglio : les relations secrètes de l’Église avec l’ESMA ». Horacio s’est basé sur les témoignages enregistrés par le tribunal fédéral qui jugea les responsables de la junte en 1985, sur les documents de la CONADEP, mais aussi les archives de l’Église, ainsi que sur les entretiens qu’il a lui-même conduits. C’est ainsi qu’il a interviewé Jorge Bergoglio, le 7 mai 1999, deux ans avant qu’il soit nommé cardinal par Jean-Paul II, dans les locaux de l’archevêché de Buenos Aires, situé face à la … Place de Mai. Autant dire que les prélats ne pouvaient ignorer le drame terrible vécu par des milliers de familles argentines, puisque c’est sur la place désormais légendaire que tous les jeudis se réunissaient les « mères de la place de mai » pour tourner désespérément sous les fenêtres de la Casa Rosada (le siège du gouvernement) afin de protester contre la disparition de leurs enfants.

La première partie du livre est proprement révoltante : elle met en scène Msg Emilio Teodoro Grasseli, qui fut longtemps le secrétaire du sinistre Antonio Caggiano, avant d’être nommé vicaire des armées.   Pendant la dictature, il était chargé des relations avec les familles, qui naturellement – l’Argentine est un pays très catholique- s’adressaient à l’Église, quand elles essayaient de retrouver la trace de leurs proches disparus. Pour accéder au prélat, les familles devaient passer par un poste de contrôle tenu par des militaires, à qui elles devaient présenter leurs papiers. Dans son livre, Horacio Verbitsky cite une vingtaine de témoignages qui rapportent unanimement la même séquence : lors de la rencontre, Grasseli consulte une liste établie par les militaires avec les noms des personnes séquestrées  : « Les personnes dont le nom est précédé d’une croix doivent être considérées comme mortes », explique-t-il avec une froideur qui tétanise les familles. Le prélat consulte la liste, pour finalement déclarer : « Je vous conseille malheureusement de ne plus chercher votre fils », ainsi qu’il l’a dit, par exemple, à la mère de Claudio Norberto Braverman , un lycéen de 17 ans, enlevé par un commando dans l’appartement familial.

La deuxième moitié du livre concerne  directement le pape François, alias Jorge Bergoglio, qui dirigeait alors l’ordre des jésuitesSan Miguel). C’est de lui que dépendait la Villa Belén du Bajo Flores où officiaient plusieurs prêtres de la Compagnie, dont Orlando Virgilio Yorio et Francisco Jalics, dans le cadre d’une communauté de base, se revendiquant de la théologie de la libération, très active dans les bidonvilles de Buenos Aires. Manifestement cette orientation au service des pauvres n’était pas du goût de l’archevêque Juan Carlos Aramburu qui au début du mois de mai de 1976 – soit six semaines après le coup d’Etat militaire- décida d’interdire le père Yorio de dire la messe.

Déjà en 1975, le prêtre avait été frappé d’une interdiction d’enseigner la théologie à l’université des jésuites de San Miguel,  à cause de son appartenance revendiquée  à la théologie de la libération. « Depuis le siège de la Compagnie à San Miguel, des  rumeurs couraient que j’étais communiste, subversif et guérillero et que je sortais avec des femmes » a-t-il rapporté à Horacio Verbitsky. [6]La rumeur n’était pas anodine : deux ans plus tôt, trois jésuites avaient été assassinés par les tueurs de la Triple A, une organisation paramilitaire dont les membres intégreront les escadrons de la mort de la junte militaire après le coup d’État.

Le 13 mai 1976, des officiers de la marine séquestrent à leur domicile ou sur leur lieu de travail cinq jeunes femmes catéchistes à la Villa Belén et les maris de deux d’entre elles. Parmi les victimes, il y a :

–       María Ester Lorusso ;

–       Mónica Quinteiro, une ex religieuse de 34 ans ;

–       María Marta Vásquez Ocampo, enceinte, et son mari César Amadeo Lugones ;

–       Mónica Candelaria, 24 ans, la fille de Emilio Fermín Mignone, un ancien militant de l’Action catholique, ancien ministre de l’Education, fondateur du CELS.

–       Beatriz Carbonell, et son mari, Horacio Pérez Weiss.

Les séquestrés sont conduits à l’ESMA encagoulés, avant d’être relâchés, quelques jours plus tard, sur le bord d’une autoroute, grâce à l’intervention de leurs proches (la plupart sont parents de militaires ).

Dix jours plus tard, très exactement le dimanche 23 mai 1976, un commando de … cent militaires débarque à la Villa Belén juste après la messe. Huit catéchistes sont « arrêtés » ainsi que Orlando Virgilio Yorio et Francisco Jalics.  « Vous n’êtes pas un guérillero, mais en vivant dans la Villa, vous unissez les pauvres, et ça c’est subversif » dit l’un des tortionnaires de l’ESMA au père Yorio, qui restera enfermé pendant six mois avec son collègue Jalics dans le camp de concentration où disparurent plus de quatre mille personnes (la plupart furent jetées à la mer).

La polémique qui entoure aujourd’hui le nouveau pape concerne très précisément son attitude face au sort des deux prêtres de la Villa Belén. Et là les témoignages recueillis par Horacio Verbitsky divergent. D’un côté, il y a celui de Alicia Oliveira, une ex avocate du CELS, ami de Jorge Bergoglio, qui affirme que le responsable jésuite a remué ciel et terre pour faire libérer les deux prêtres.  De son côté, le futur cardinal argentin, affirma à Horacio qu’il avait « agi dès le premier jour » et qu’il avait rencontré , « deux fois Videla et deux fois Massera, bien qu’il fût difficile d’obtenir une audience à cette époque. » [7]

Cette version est  contestée par la majorité des témoins, consultés par le journaliste-écrivain, dont un jésuite qui souligne que la « compagnie n’a jamais fait de dénonciation publique des enlèvements de prêtres ». Ce membre de la Compagnie qui parle sous couvert de l’anonymat donne pour exemple Juan Luis Moyano Llerena, un séminariste, torturé à l’ESMA, qui fut sauvé grâce à l’intervention de son père, un ex ministre de l’Economie.

Finalement, tout indique que les pères Yorio et Jalics furent libérés, après six mois de détention à l’ESMA, grâce à l’intervention du Vatican, alerté par Emilio Fermín Mignone et des jésuites européens : le premier se réfugiera à Rome, puis en Uruguay ; le second dans un monastère de Munich. 

Je traduis ici un long extrait de l’interview que le père Yorio a accordée à Horacio Verbitsky peu avant sa mort :

« Nous étions allés à la villa Belén avec l’accord et l’ordre de Bergoglio. Cela signifiait un engagement très fort avec de nombreuses personnes. Je travaillais avec trente catéchistes, dont certains sont aujourd’hui disparus, tous collaboraient avec le groupe de prêtres résidant dans la Villa ; dans notre maison passaient de nombreux religieux, prêtres et laïcs engagés avec les pauvres ; Jalics organisait des retraites spirituelles auxquelles participaient plus de cinq cents personnes par an. Quelques mois après notre installation dans la Villa, Bergoglio a commencé à nous dire qu’il subissait des pressions très fortes de Rome et d’Argentine pour que nous dissolvions notre communauté de base et que nous abandonnions la villa. En tant que directeur de l’ordre , il aurait pu nous ordonner de partir de là-bas, mais il ne voulait pas assumer une telle responsabilité. Il voulait que nous renoncions à nos engagements de manière volontaire , que nous assumions nous-mêmes d’abandonner les pauvres, alors que c’est lui qui nous avait confié cette mission. « Je ne peux pas vous défendre », nous disait-il. Il savait que je pouvais être tué, si l’Église cessait de nous protéger, comme il était arrivé à Mugica ou à l’évêque Angelelli. Finalement, Bergoglio est revenu de Rome avec une lettre du général des jésuites, Pedro Arrupe, qui nous ordonna de quitter la Villa dans les quinze jours. C’était à la fin de février 1976, le mercredi des cendres, juste avant le début du carême, après deux ans de pressions(…) J’ai fait remarquer à Bergoglio que c’était scandaleux et pas très courageux d’arrêter de manière aussi brutale tout le travail qui avait été mis en place. Il m’a répondu que la seule solution c’était que nous demandions à quitter la Compagnie. Si nous le faisions, il s’arrangerait pour nous laisser deux mois de plus dans la Villa, afin que nous puissions préparer notre départ correctement. C’est pourquoi nous avons demandé au général des Jésuites de quitter la Compagnie, mais nous n’avons jamais reçu de réponse. Pour pouvoir sortir de l’ordre, nous avions besoin qu’un évêque nous reçoive et nous protège. Nous avons passé deux mois à chercher un évêque volontaire. Plusieurs évêques nous ont reçus, mais finalement arrivait toujours une information les avisant de charges graves secrètes contre nous et ils renonçaient à nous accueillir dans leur diocèse. Quand nous demandions à connaître les motifs, ils nous répondaient qu’il fallait que nous nous adressions au supérieur de l’ordre. Quand j’ai dit à Bergoglio que le cardinal Juan Carlos Arumburu avait décidé de m’interdire de dire la messe, il m’a dit que c’était des bêtises et que je pouvais continuer à célébrer la messe en privé. Le vendredi,  l’évêque de Morón , Miguel Respanti, a accueilli dans son diocèse un autre prêtre jésuite du groupe, Louis Dourrón, mais il a refusé de me recevoir. Le dimanche suivant, le commando de la Marine nous a séquestrés. Des années plus tard, j’ai reçu un message de Arumburu me disant qu’il ne m’avait pas livré. Je n’ai aucun indice me permettant de penser que Bergoglio soit intervenu pour notre libération. Bien au contraire. Il a annoncé personnellement à mes frères que j’avais été fusillé pour qu’ils préparent ma mère à cette nouvelle. De son côté, Grasselli a dit aux prêtres de la Villa que Jalics et moi-même étions morts. Il y a eu plusieurs messes mortuaires qui ont été dites en ma mémoire. Le New York Times a publié la nouvelle de notre mort, ainsi que la Croix Rouge Internationale ; la famille de Jalics a célébré ses funérailles. Après mon arrivée à Rome,  le secrétaire du général des jésuites m’a ouvert les yeux. Le père Gavigna, qui était colombien comme le successeur de Bergoglio, Alvaro Restrepo, avait séjourné en Argentine, où il fut responsable des novices, il me connaissait bien. Il m’a informé que j’avais été expulsé de l’ordre. De plus, il m’a raconté que l’ambassadeur argentin auprès du Vatican lui avait dit que le gouvernement prétendait que nous avions été capturés par les forces armées, parce que nos supérieurs hiérarchiques l’avait informé qu’au moins l’un d’entre nous était guerillero. Gavigna lui demanda d’écrire cela par écrit, ce que l’ambassadeur fit ».

Horacio Verbitsky écrit qu’il n’a pas retrouvé la trace de ce document dans les archives. En revanche, il a découvert trois documents troublants qui expliquent le titre du chapitre où il raconte l’histoire des deux prêtres jésuites : « La double face du cardinal ».

Daté du 4 décembre 1979, et signé de Bergoglio, le premier est plutôt en faveur du futur pape. Dans ce courrier adressé au « directeur national du culte » (un membre de la junte militaire) le chef des jésuites explique que Francisco Jalics « travaille actuellement dans le sud de l’Allemagne » et qu’il a « renouvelé son passeport le 27 février 1978 ». Or, pour prolonger son visa, le prêtre aurait dû revenir en Argentine. « Pour éviter un voyage aussi cher », Jorge Bergoglio suggère que le renouvellement soit effectué depuis Buenos Aires. En lisant ce texte, on se dit que le responsable jésuite veut ainsi protéger le prêtre d’un retour en Argentine qui pourrait s’avérer dangereux…


 

Dans les archives de l’archevêché, Horacio Verbitsky a retrouvé deux documents qui jettent une ombre sur l’attitude du responsable jésuite. Deux semaines après la lettre de Bergoglio, Anselmo Orcoyen, le directeur du culte au sein du ministère des affaires étrangères, rédige une note intitulée « Padre Francisco Jalics », dans laquelle on peut lire :

« –  Activité dissolue dans des congrégations religieuses féminines (conflits d’obéissance)

–       Détenu à l’École mécanique de la marine du 24 mai 1976 à novembre 1976 (six mois), accusé avec le père Yorio de contacts suspects avec des guérilleros.

–       Vivaient dans une petite communauté que le supérieur jésuite a dissoute en février 1976 mais ont refusé d’obéir en demandant leur sortie de la Compagnie (…) Aucun évêque de Buenos Aires n’a accepté de les accueillir ».

Puis suit un Nota Bene : « Ces informations ont été communiquées à Mr. Orcoyen par le propre père Bergoglio qui a signé la note en recommandant spécialement que ne soit pas donné suite à sa demande »…

Dans la même boîte d’archives, Horacio Verbitsky a retrouvé un rapport rédigé par un membre des services de renseignement. Intitulé « Le nouveau comportement des jésuites argentins« , il dit:

« Malgré les efforts du père Bergoglio, la Compagnie en Argentine n’a pas été nettoyée. Les jésuites de gauche se sont calmés pendant quelque temps. Mais maintenant, avec le soutien conséquent de l’extérieur et de certains évêques tiers-mondistes ils ont commencé une nouvelle étape ».

 

[1] J’invite les internautes à consulter mon Blog (rubrique « Escadrons de la mort : l’école française ») ou mon site personnel  :

http://wp.arte.tv/robin/

http://www.mariemoniquerobin.com/crbst_21.html

Mon livre a été édité par les Editions La Découverte qui a publié une version poche.

[2] Aujourd’hui, la Cité catholique s’appelle le Centre de formation à l’action civique et culturelle selon le droit naturel et chrétien, qui est considéré comme l’antenne française de l’Opus Dei. Christine Boutin, deputée UDF des Yvelines, en est une membre assidue.

[5] Horacio Verbitsky, El silencio. De Paulo VI a Bergoglio, les relaciones secretas de la Iglesia con la ESMA, Editorial Sudamericane, Buenos Aires, 2005.

[6] L’entretien a eu lieu le 6 mai 1999 . Yorio est mort un an plus tard en Uruguay où il s’était réfugié.

[7] Eduardo Massera était le chef de la Marine et patron de l’ESMA.


« Escadrons de la mort: l’école française » et « Torture made in USA »: ou comment fabriquer des terroristes

Au moment où on s’apprête à célébrer , avec moult documentaires, interviews, et dossiers spéciaux, le dixième anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, je voudrais anticiper en proposant une réflexion sur la « lutte contre le terrorisme » à partir des deux enquêtes que j’ai réalisées pour ARTE « Escadrons de la mort : l’école française » et « Torture made in USA » qui viennent de sortir en DVD.

Après la diffusion récente de “Torture made in USA”, j’ai reçu de nombreux courriels et lettres me demandant si j’établissais un lien entre l’expérience menée par les Français en Algérie et celle de l’administration de Georges Bush dans sa “guerre contre la terreur”.

Je publie ici un texte, sous forme d’une interview fictive, que j’ai réalisée en rassemblant différents entretiens que j’avais accordés à Claude Katz et Gilles Manceron de la Ligue des Droits de l’homme pour la revue Hommes et Libertés, lors de la sortie de “Escadrons de la mort: l’école française”, mais aussi à Benoît Bossard pour le magazine Rouge, auxquels j’ai ajouté des informations provenant de mon livre éponyme et de mes notes de travail préparatoires pour les deux documentaires.

Chapô

Journaliste, documentariste et écrivain, Marie-Monique Robin est l’auteure de Escadrons de la mort : l’école française, un documentaire diffusé sur Canal + en septembre 2003, puis sur ARTE en 2004, ainsi que du livre éponyme, paru aux Éditions La Découverte [1].  Elle y retrace comment, dans les années 1950  à partir de son expérience dans les guerres d’Indochine puis d’Algérie, l’armée française a élaboré la théorie de la “guerre antisubversive”, où la torture constitue l’arme principale, et comment  le gouvernement  a exporté cette « doctrine française » vers l’Amérique du Nord et du Sud. Elle a  aussi réalisé Torture made in USA, un documentaire diffusé en juin 2011 sur ARTE[2].

Plusieurs fois primées, ces deux enquêtes au long cours montrent comment au nom de la lutte contre le terrorisme, deux grandes démocraties du monde – la France, puis les États Unis – ont violé les lois internationales prohibant l’usage de la torture et contribué à sa banalisation, alors que les responsables de ces politiques criminelles n’ont jamais été poursuivis.

Marie-Monique Robin révèle la filiation entre la politique de « lutte contre le terrorisme » développé par le président Bush après les attentats du 11 septembre, et celle conduite par les militaires et le gouvernement français pendant la guerre d’Algérie.

Des guerres d’Indochine et d’Algérie aux dictatures d’Amérique latine

Question: Comment s’est élaborée cette théorie française de « la guerre antisubversive » ?

Marie-Monique Robin : Tout a commencé  en Indochine. La théorie de la « guerre antisubversive »  est née au sein d’une génération d’officiers qui, après avoir connu l’humiliation de la défaite française de 1940, puis la Résistance durant laquelle ils avaient été confrontés aux méthodes de la Gestapo, ont rejoint le Corps expéditionnaire envoyé en Indochine.  Nous sommes en 1948, le général de Gaulle est aux  affaires et le pouvoir politique  est sourd aux revendications d’émancipation des colonies, pourtant conformes à la Charte de l’Atlantique qui proclame le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et plutôt que de négocier l’indépendance des trois pays qui forment alors l’Indochine – le Vietnam, le Laos et le Cambodge – le gouvernement français choisit l’option militaire, pour maintenir dans son giron l’un des fleurons de l’empire colonial.   A peine arrivés, les militaires sont complètement désemparés par le type de guerre que mène le Viet-Minh du chef indépendantiste communiste Hô Chi Minh. Malgré des effectifs et des moyens  militaires nettement supérieurs, ils n’arrivent pas à venir à bout de ses combattants qui mènent une guerre de guérilla.  Disséminés dans la population, et ne portant pas d’uniforme, ceux-ci ne conduisent pas une guerre classique , avec un front qu’on essaie de repousser, au moyen de chars et d’avions, mais une guerre de surface, en s’appuyant sur un puissant appareil idéologique et des relais dans toute la population. C’est ainsi que le   colonel Charles Lacheroy, que j’ai pu interviewer epu avant sa mort,  invente la théorie de la “guerre révolutionnaire”, dont il prétendra concevoir l’antidote, baptisé  “guerre contre-révolutionnaire” ,  puis « guerre antisubversive » pendant la guerre d’Algérie.   Celle-ci consiste, d’abord, à  retourner contre leurs auteurs certaines méthodes de la guerre révolutionnaire comme la propagande auprès de la population : c’est ce que Lacheroy appelle l’ “ action psychologique ”, dont l’objectif est de « conquérir les âmes » pour couper « l’ arrière-garde » du Viet-Minh, car, dit-il, « quand on gagne l’arrière-garde, on gagne la guerre ».  Cela entraînera la création du 5ème Bureau au sein de l’armée française. Ensuite, la « guerre contre-révolutionnaire » se caractérise par l’obsession du renseignement qui, par ailleurs, change de nature : dans la guerre classique, le renseignement visait à obtenir des informations sur la position de l’ennemi ; dans la « guerre contre-révolutionnaire », il cherche à infiltrer les populations qui sont suspectées de collaborer avec les hommes du Viet Minh, soit en les hébergeant, en leur prêtant assistance ou en servant de messagers.  Charles Lacheroy m’a raconté qu’il avait lu les textes de Mao Tsé Toung et connaissait sa théorie du « poisson dans l’eau ». Le « poisson » c’était le guérillero et l’ « eau » la population. Il en conclut que pour se débarrasser du « poisson », il faut donc vider l’eau, d’où la prééminence du renseignement, et donc de la torture, érigée en arme absolue de la guerre contre-révolutionnaire.

Question: Était-ce vraiment nouveau ?  La torture était présente en Indochine, par exemple, dès les débuts de la colonisation ?

Marie-Monique Robin : Il est vrai que les conquêtes coloniales ont été marquées par des violences à l’égard des populations et que la torture a toujours fait partie de l’arsenal des pratiques policières dans les colonies, mais elle devient désormais le pivot de la nouvelle doctrine militaire.  En effet, dans « la guerre moderne », – d’après le titre d’un livre du colonel Roger Trinquier qui deviendra la bible des académies militaires nord et sud-américaines – , l’ennemi prend la forme d’une organisation politique invisible mêlée à la population civile , dont on ne peut connaître les cadres que par une guerre de renseignement reposant sur des arrestations massives de “ suspects ” civils et leur interrogatoire, au besoin sous la torture. À la conception classique de l’ennemi qui désigne un soldat en uniforme de l’autre côté de la frontière se substitue celle d’un “ ennemi intérieur ” similaire au  concept de la “ cinquième colonne ” utilisé par les franquistes dans la guerre d’Espagne, où n’importe qui peut être suspect.  Une fois que les chefs de l’organisation ennemie sont identifiés, on ne peut s’en débarrasser qu’en les assassinant, d’où le recours à des “ escadrons de la mort ” — le général Paul Aussaresses m’a confirmé qu’on appelait son équipe pendant la bataille d’Alger “ l’escadron de la mort ” ; le terme sera repris plus tard en Amérique latine. La recherche du renseignement implique aussi la technique du “ quadrillage ” des zones dont on veut contrôler la population et éliminer l’ennemi.

Question: Comment la théorie de la « guerre contre-révolutionnaire » ou de la « guerre antisubverisve » s’est elle propagée dans l’armée ?

Marie-Monique Robin Elle a été enseignée très officiellement dans des établissements prestigieux comme l’École militaire,  l’École de Saint-Cyr ou à l’Institut des hautes études de la Défense nationale, à l’instigation du colonel Lacheroy, qui remporta l’adhésion de l’État major et connut une apogée fulgurante. Elle obtint le soutien d’hommes politiques comme Max Lejeune, Robert Lacoste ou Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la Guerre dans le gouvernement Guy Mollet en février 1956, qui confia à Lacheroy les rênes d’un nouveau Service d’information et d’action psychologique. Toute une génération d’officiers français a adopté cette doctrine et l’a mise en pratique dès le début de la guerre Algérie. La plupart des adeptes de la « guerre anti-subversive » sont arrivés directement d’Indochine, où ils ont connu l’humiliation de la défaite de Dien Bien Phu, et pour certains l’horreur des camps de prisonniers du Viet-Minh. Ils avaient la rage et jurèrent que l’Algérie qui était un département français , avec un million de pieds noirs, ne connaitrait pas le même sort que l’Indochine. Pour eux, les militants du Front de Libération Nationale (FLN) appartenaient à la même classe d’ennemis que les combattants du Viet Minh. Ils ont utilisé les techniques de la « guerre antisubversive » d’abord localement dès 1955, puis  de manière systématique lors de la Bataille d’Alger, qui s’est déroulée de janvier à septembre 1957.  La « Bataille d’Alger »,  – qui ne fut en rien une « bataille » mais plutôt une vaste opération de répression urbaine -, constitua un laboratoire, puis un modèle de la « doctrine française ». Investis des pouvoirs spéciaux, et notamment des pouvoirs de police, les parachutistes de la 10ème division du général Massu peuvent enfin mener la guerre comme ils l’entendent, en violant le droit de la guerre qui prohibe l’usage de la torture. Dans son livre La guerre moderne, le colonel Trinquier justifie cet état d’exception, en arguant que les « terroristes » du FLN ne respectent pas les lois de la guerre, en posant des bombes dans les lieux publics,  et qu’il n’y a donc aucune raison qu’on leur applique les conventions de Genève. Dans l’histoire militaire, Trinquier est le premier à élaborer un statut du « terroriste » qu’il considère comme un « combattant illégal » dont les méthodes exceptionnelles appellent un traitement exceptionnel .  Voici un extrait de son ouvrage qui inspirera bientôt les généraux argentins, mais aussi les juristes de l’administration Bush , quand ils s’emploieront à justifier l’usage de la torture dans la « guerre contre la subversion », pour les premiers, ou « contre le terrorisme » pour les seconds :  “ Blessé sur le champ de bataille, le fantassin accepte de souffrir dans sa chair. […] Les risques courus sur le champ de bataille et les souffrances qu’il y endure sont la rançon de la gloire qu’il y recueille. Or, le terroriste prétend aux mêmes honneurs, mais il refuse les mêmes servitudes. […] Mais il faut qu’il sache que lorsqu’il sera pris, il ne sera pas traité comme un criminel ordinaire, ni comme un prisonnier sur un champ de bataille. On lui demandera donc […] des renseignements précis sur son organisation. […] Pour cet interrogatoire, il ne sera certainement pas assisté d’un avocat. S’il donne sans difficulté les renseignements demandés, l’interrogatoire sera rapidement terminé ; sinon, des spécialistes devront lui arracher son secret. Il devra alors, comme un soldat, affronter la souffrance et peut-être la mort qu’il a su éviter jusqu’alors.

A cette justification théorique de la torture s’ajoute un  argumentaire, baptisé le « scénario de la bombe à retardement » qui sera brandi systématiquement par tous ceux qui, de l’Algérie à l’Argentine, en passant par l’administration Bush, s’emploieront à justifier cette entorse criminelle au code de la guerre que constitue l’usage de la torture. «  Supposez qu’un après-midi une de vos patrouilles ait arrêté un poseur de bombes, explique ainsi Trinquier dans une interview qu’il a accordée à mon confrère André Gazut. Ce poseur de bombes avait sur lui une bombe, mais il en avait déjà posé quatre, cinq ou six, qui allaient sauter à six heures et demie de l’après-midi. Il est trois heures, nous savons que chaque bombe fait au moins dix ou douze morts et une quarantaine de blessés (…) Si vous interrogez cet individu, vous épargnerez des vies parce qu’il vous le dira –il vous le dira même peut-être sans le bousculer fort surtout s’il sait que vous allez l’interroger de manière sévère -, il y a de fortes chances pour qu’il vous donne l’endroit où il  a posé les bombes. Vous sauverez le nombre de morts ou de blessés dont je vous ai parlé. Alors qu’est-ce que vous allez faire ? C’est un problème de conscience auquel vous ne pouvez pas échapper. Si vous ne l’interrogez pas, que vous le vouliez ou non vous aurez la responsabilité des quarante morts et des deux cents blessés. Moi, personnellement, je suis prêt à l’interroger jusqu’à ce qu’il réponde à mes questions ».

On sait aujourd’hui que la torture fut utilisée systématiquement pendant la Bataille d’Alger. Le mot n’apparaît par écrit dans aucun rapport officiel, mais une directive du général Massu dit, par exemple, que, lorsque la persuasion ne suffit pas, “ il y a lieu d’appliquer les méthodes de coercition ». Et la “ corvée de bois ” permet de faire disparaître des militants du FLN ou suspects que la torture a trop “ abîmés ” ; l’une des techniques consistant à jeter les victimes depuis un hélicoptère – on parlait de « crevettes Bigeard » – , ce que les militaires argentins pratiqueront   à grande échelle avec les « vols de la mort ».

Question: Comment la théorie de la guerre antisubversive a-t-elle été exportée?

M-M Robin: Je dirais très officiellement ! Dès 1957, de nombreuses armées étrangères, intéressées par ce qu’on appelle la « french school », envoient des officiers se former en France : Portugais, Belges, Iraniens, Sud-Africains, ou Argentins… Certains iront en Algérie suivre des cours au Centre d’entraînement à la guerre subversive, qu’on surnommait “ l’école Bigeardville ”, inauguré le 10 mai 1958 dans le hameau de Jeanne-d’Arc, près de Philippeville, par Jacques Chaban-Delmas, éphémère ministre des armées. Pendant la guerre d’Algérie, le nombre de stagiaires étrangers à l’École supérieure de guerre à Paris augmente (avec un pic en 1956-1958), dont beaucoup de latino-américains (24% de Brésiliens, 22% d’Argentins, 17% de Vénézuéliens et 10% de Chiliens) et ils font des “ voyages d’information ” en Algérie. Parmi eux, par exemple, de 1957 à 1959, figure le colonel argentin Alcides Lopez Aufranc que l’on retrouvera en 1976 dans l’entourage du général Videla. À l’inverse, dès 1957, en pleine Bataille d’Alger, deux lieutenants-colonels français spécialistes de la guerre révolutionnaire sont envoyés à Buenos Aires, et, en 1960, un accord secret élaboré sous la houlette de Pierre Messmer, ministre des armées (que j’ai pu interviewer)  crée une “ mission permanente d’assesseurs militaires français ” en Argentine, chargée de former les officiers à la guerre antisubversive : elle sera active jusqu’en 1980, quatre ans après le coup d’Etat du général Videla.

Question: Pourquoi l’  «  école française » a-t-elle connu un tel « succès » en Argentine ?

Marie-Monique Robin À n’en pas douter, les Argentins furent les meilleurs élèves des Français. Le général Martin Balza, chef d’Etat major de l’armée argentine dans les années 90 , m’a parlé d’une « contamination néfaste » des officiers de son pays par les instructeurs français. Tous les généraux que j’ai interviewés – le général Harguindéguy, ministre de l’Intérieur de Videla, le général Diaz Bessone, ex ministre de la planification et idéologue de la junte, le général Bignone, le dernier dictateur argentin, tous m’ont confirmé que la « bataille de Buenos Aires » était une « copie de la bataille d’Alger », inspirée directement des enseignements des Français. Quadrillage, renseignement, torture, escadrons de la mort, disparitions, les  Argentins ont tout appliqué aux pieds de la lettre, en se comportant comme une armée d’occupation dans leur propre pays… La brutalité de la dictature argentine, qui a fait 3OOOO disparus, tient notamment au fait que dès 1959 toute une génération d’officiers a littéralement « mariné » dans la  notion d’ennemi interne inculquée par les Français. S’ajoute à cela l’implantation des intégristes français de la Cité Catholique de Jean Ousset, qui vont d’ailleurs organiser la fuite des chefs de l’OAS dans ce pays. Dans toutes les phases du « cocktail », – militaire, religieux ou idéologique- qui président à la dictature argentine- les Français sont présents. À la fin des années 70, les Argentins transmettront le modèle, notamment en entraînant la contra contre le gouvernement sandiniste nicaraguayen.

Question: Et comment la « doctrine française » est-elle arrivée aux Etats Unis ?

Marie-Monique Robin À l’instigation du président Kennedy,  le secrétaire à la Défense Robert McNamara a demandé des « experts », et Pierre Messmer a envoyé à Fort Bragg, siège des Forces spéciales, Paul Aussaresses (alors commandant) et une dizaine d’officiers de liaison, qui avaient tous participé à la guerre d’Algérie. J’ai retrouvé deux anciens élèves du général Aussaresses, le général John Johns et le colonel Carl Bernard,   qui m’ont raconté que l’Opération Phénix, qui a fait au moins 20000 victimes civiles à Saïgon pendant la guerre du Vietnam, avait été inspirée directement de la Bataille d’Alger. Les écrits théoriques des Français ont entraîné une reformulation de la doctrine de la sécurité nationale : désormais, les Etats Unis demanderont à leurs alliés sud-américains de se recentrer sur « l’ennemi intérieur » et sur la « subversion ». La « doctrine française » inspirera aussi la nouvelle orientation de l’Ecole des Amériques, installée à Panama, qui va devenir une école de guerre antisubversive, en clair une école de tortionnaires.

La  « guerre contre les terrrorisme » de l’administration Bush

Question: Sait-on si la « doctrine française » a inspiré l’administration Bush ?

Marie-Monique Robin Il est frappant de constater que dans les semaines qui suivent les attentats du 11 septembre l’usage de la torture est publiquement débattu.  En janvier 2002, le magazine 60 Minutes de CBS lui consacre un numéro spécial , auquel participe le général Aussaresses. Celui-ci affirme que la torture est “ le seul moyen de faire parler un terroriste d’Al-Qaida ”. Le 21 janvier 2003, le général Johns et le colonel Bernard, les deux anciens élèves d’ Aussaresses à Fort Bragg, participent à un séminaire organisé à Fort Myer et consacré au livre du général Aussarresses[3] qui vient d’être traduit sous le titre The Battle of the Casbah .  Le 27 août 2003, la Direction des opérations spéciales du Pentagone organise une projection de La Bataille d’Alger à des officiers d’Etat major en partance pour l’Afghanistan (et bientôt l’Irak). Il faut souligner au passage l’incroyable “carrière” du film de Gillo Pontecorvo qui avait été réalisé pour dénoncer les crimes de l’armée française en Algérie en reconstituant précisément les techniques de la “guerre antisubversive”. Le film a été détourné par l’armée argentine, israélienne ou américaine pour former les officiers aux méthodes de l’”école française”.

Dans le même temps , la torture fait l’objet d’un débat inconcevable quelques années plus tôt dans les grands journaux américains, comme le Los Angeles Times ou Insight of the News, où Alan Dershowitz, professeur de droit à Harvard, propose de légiférer sur la torture et de l’autoriser au cas par cas. De même le juriste Richard Posner et le philosophe Jean Bethke Elshain prennent officiellement position en faveur de l’usage de la torture contre une petite catégorie de terroristes  qui peuvent avoir de l’information permettant de sauver la vie d’innocents. L’organisation Human Rights First a aussi montré le rôle joué par des séries comme « Vingt-quatre heures chrono », diffusées en prime time,  où la torture est systématiquement employée, qui ont largement contribué à sa banalisation dans l’opinion publique américaine.

Question: Quand l’administration Bush a-t-elle décidé d’utiliser la torture pour “lutter contre le terrorisme”?

Marie-Monique Robin Dès le soir du 11 septembre 2001, ainsi que me l’a expliqué Matthew Waxman, qui était alors l’assistant de Condoleeza Rice, conseillère à la sécurité  à la Maison Blanche. Cette décision fut prise par le vice-président Dick Cheney qui a joué un rôle capital dans la mise en place du programme de torture. Dès le début de la “guerre contre le terrorisme”, Cheney suggère de se débarrasser des Conventions de Genève et de contourner les lois internationales –comme la convention contre la torture de 1984, ratifiée par les Etats Unis dix ans plus tard-  et nationales, comme le War Crimes Act de 1996 qui prévoit la … peine de mort pour ceux qui utilisent ou ont ordonné la torture ou qui n’ont rien fait pour empêcher son usage. Afin d’éviter d’éventuelles poursuites judiciaires pour “torture et crimes de guerre” qui pourraient être engagées à la faveur d’un changement d’administration ou par des victimes dans un pays tiers, l’administration Bush  tente de se “protéger” en demandant à des juristes ultraconservateurs de détricoter et de vider de leur substance les textes qui fondent le droit humanitaire international. Il est absolument fascinant de voir le nombre de documents que vont produire les « petites mains » de l’administration censés mettre Bush, Cheney et Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, à l’abri des tribunaux, car ceux-ci savent pertinemment qu’ils vont délibérément violer les lois internationales et américaines.

Question: Comment ces juristes ont-ils procédé ?

Marie-Monique Robin La première manœuvre a consisté à obtenir de l’Office of Legal Counsel (OLC), le bureau juridique dépendant du ministère de la justice, chargé de vérifier la légalité des décisions prises par la Maison Blanche, une “opinion” établissant que les conventions de Genève ne s’appliquent pas aux Talibans ni aux membres de Al Qadha, car ceux-ci ont déclenché une guerre d’un « genre nouveau » . Le 9 janvier 2002, John Yoo, le directeur adjoint de l’OLC,  écrit un mémorandum qui sera repris par le Pentagone , puis la Maison Blanche, où il tente de justifier d’un point de vue juridique le fait que les prisonniers présumés de Al Qadah et les Talibans ne peuvent pas jouir du statut de « prisonniers de guerre »  et donc du traitement que leur garantiraient les Conventions de Genève, car ils ne portent pas d’uniforme et ne portent pas leurs armes ouvertement.  Les pseudos « arguments juridiques » de Yoo ont été vivement critiqués par Colin Powell, le secrétaire d’Etat,  dans un mémorandum où il explique que le fait de ne pas respecter les conventions de Genève allait saper l’autorité morale des Etats Unis dans le reste du monde et mettre en danger les soldats américains. Finalement , Powell sera mis sur la touche puis finira par démissionner.

Pour bien comprendre l’ampleur de l’affrontement, il faut savoir que, depuis la fin de la seconde guerre mondiale,  les Etats Unis avaient toujours été des promoteurs inconditionnels du statut de prisonnier de guerre :  lors du procès de Nuremberg (dirigé par les juristes américains), le fait que le général maréchal Wilhelm Keitel, chef de l’armée allemande, ait refusé  ce statut aux soldats russes, avait constitué un fait aggravant conduisant à sa peine de mort.

Voilà pourquoi,  le désaccord de Powell embarrasse la Maison Blanche qui demande à Alberto Gonzales d’affuter la couverture juridique. Le 25 janvier 2002, celui-ci adresse un nouveau mémorandum au président Bush où il suggère que pour se protéger de poursuites éventuelles, il suffit de dire que dans le cadre de la guerre contre le terrorisme les Conventions de Genève sont « obsolètes » et « bizarres » et qu’elles ne peuvent donc pas s’appliquer ;   si elles ne peuvent pas s’appliquer, alors on ne peut  pas les violer… Ce mémorandum sera entériné par un décret secret de  Bush, le 26 janvier 2002, où , pour la première fois, il parle de « unlawful combattants » (de « combattants illégaux ») , un concept nouveau qui permettra tous les abus.

Question: Dans le même temps, l’administration Bush a revu la définition de la torture?

Marie-Monique Robin Effectivement. La deuxième manoeuvre consiste à établir une nouvelle définition  de la torture. Capital, ce problème de définition avait déjà fait l’objet d’intenses débats, en 1994, lorsque le  sénat américain avait ratifié la  convention de l’ONU contre la torture de 1984.  Il avait finalement opéré une différence subtile entre ce qui peut être considéré comme relevant d’ un « interrogatoire coercitif et légal » et de la torture. Pour le sénat, celle-ci désignait une « souffrance ou peine physique et mentale grave » provoquant un «  dégât mental prolongé ».

Avec la “guerre contre le terrorisme”,  la frontière est largement déplacée. Dorénavant, pour qu’un acte puisse être considéré comme de la torture  il faut qu’il soit équivalent en intensité à la « douleur accompagnant une blessure physique grave, comme une défaillance organique, l’altération d’un fonction corporelle ou même la mort ». C’est ce qu’écrit John Yoo dans un mémorandum de l’OLC du 2 août 2002, surnommé le « Torture memo ». Ce texte servira à couvrir les agents de la CIA qui torturent des prisonniers en Afghanistan, Irak, à Guantanamo ou dans un centre de détention clandestin faisant partie du programme des « extraordinary renditions ». Ce programme secret  permet  l’enlèvement et la séquestration de suspects n’importe où dans le monde, pour les conduire dans des prisons cachées où ils peuvent être soumis à la torture, notamment dans des pays du Moyen Orient, comme l’Egypte et la Syrie, sous la houlette d’officiers américains.

Question: L’armée américaine a-t-elle pratiqué la torture?

Marie-Monique Robin. Très largement! Le 27 novembre 2002, Donald Rumsfeld signait une directive secrète,  (rédigée par son conseiller juridique William Haynes) intitulée « Counter – Resistance Techniques » où il autorise seize techniques d’interrogatoire  formellement interdites par le Army Field Manuel 34-52 (FM 34-52) qui constitue la bible du soldat américain. Parmi elles : le port de la cagoule, la mise à nu, l’usage de chiens («  utiliser les phobies individuelles des détenus – comme la peur des chiens – pour induire le stress »),  la privation de sommeil, les positions de stress, ou la technique du sous-marin (le “waterboarding”) considéré comme un acte de torture depuis l’Inquisition. La diffusion de ce document a suscité beaucoup de réserve, voire d’opposition, au sein des trois corps d’armée, très attachés aux Conventions de Genève et inquiets des conséquences que pourrait avoir pour les soldats américains cette banalisation de la torture. Et c’est  peut-être, la seule bonne nouvelle de mon enquête : le programme de torture qui accompagne la « guerre contre le terrorisme »  a été vivement critiqué à l’intérieur de l’administration  Bush et la plupart de mes interlocuteurs qui étaient pourtant des républicains de pur sucre continuent de le dénoncer en affirmant que ce fut une grave erreur qui a terni pour longtemps l’autorité morale des Etats Unis. Tous rappellent aussi qu’outre la dimension éthique, la torture est techniquement inefficace puisque les « aveux » qu’elle arrache sont inexploitables car « on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui sous la torture ». Certains, comme Larry Wilkerson, le chef de cabinet de Colin Powell, soulignent que la torture provoque la haine de ceux qui l’ont subie ou de leurs familles, et qu’elle engendre, à terme, de nouvelles recrues pour le terrorisme. La plupart, comme  le général Ricardo Sanchez, qui dirigea les forces de la coalition en Irak, regrettent qu’à ce jour aucun responsable de ce programme criminel n’ait été jugé.

Quelles conclusions tirez-vous de vos deux enquêtes ?

Marie-Monique Robin. La solution au problème du terrorisme ne peut pas être militaire, mais politique. Dans le cas de l’Algérie, si le gouvernement français avait su apprécier le Front de Libération Nationale pour ce qu’il était, à savoir un mouvement d’indépendance nationaliste tout à fait légitime, il aurait éviter sept ans d’une guerre très sale qui continue de hanter notre histoire. C’est la même chose pour les attentats terroristes du 11 septembre : si l’on veut éradiquer le fléau de l’islamisme radical, il faut s’interroger sur ses racines, et donc chercher une solution politique qui passe vraisemblablement par la Palestine et les structures politiques des pays arabes qui essaient aujourd’hui de s’émanciper de pouvoirs dictatoriaux. À chaque fois que l’on choisit la réponse militaire à un problème de terrorisme, on tombe systématiquement dans l’obsession du renseignement qui conduit tout aussi immanquablement à l’usage de la torture, en arguant que la fin justifie exceptionnellement les moyens. Ce faisant, non seulement on ne résoud pas le « problème », mais on alimente sa pérennité, tout en perdant son âme, car la torture finit par anéantir ceux qui la subissent mais aussi ceux qui la pratiquent.


[1] Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort: l’école française, La Découverte, Paris, 2004, édition poche, 2006. Le documentaire a reçu le Prix du meilleur documentaire politique  (Laurier du Sénat), le Prix de l’investigation du FIGRA, le Prix du mérite de la Latin American Studies Association (LASA).  Ce film est disponible en DVD (Editions ARTE).

[2] Le film a reçu le Prix Olivier Quemener du FIGRA et le Prix spécial du jury au Festival des Libertés de Bruxelles. Ce film est disponible en DVD (Editions ARTE).

[3] Paul Aussaresses, Services spéciaux : Algérie 1955-1957, Editions Perrin, Paris, 2001.

Télérama: « Escadrons de la mort: l’école française »

Télérama vient de mettre en ligne l’article rédigé par Hélène Marzolf qui m’a accompagnée en Argentine en février dernier, lorsque j’ai témoigné contre les militaires de la dictature qui a fait disparaître 30 000 personnes de 1976 à 1982. Les internautes pourront y découvrir quelques extraits de mon film qui avait remporté cinq prix, dont un Laurier du Sénat (prix du meilleur documentaire politique).

http://television.telerama.fr/television/quand-la-france-exportait-sa-torture-en-argentine,67039.php

Ce documentaire qui a été diffusé sur Canal + en 2003 et sur ARTE en 2004 ressortira bientôt en DVD  lors de la diffusion de mon film « Torture made in USA » sur ARTE, le 15 juin prochain. Les lecteurs qui désirent en savoir plus sur cette page noire de l’histoire de France peuvent se procurer mon livre, qui est sorti en édition poche:

http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Escadrons_de_la_mort__l_ecole_francaise-9782707153494.html

Dans la conclusion de mon livre, j’y écrivais ceci:

« J’ai été bouleversé par ce documentaire et je dois dire que j’ai honte pour la France..J’espère que nous aurons le courage de faire toute la lumière sur cette face cachée de notre histoire pour que nous ayons enfin le droit de nous revendiquer comme la patrie des droits de l’homme…C’était le 10 mars 2004 sous les lambris du palais du Luxembourg. Ancien ministre et actuel médiateur de la République, Bernard Stasi a été désigné par les organisateurs de la neuvième édition des «  Lauriers de la radio et de la télévision au Sénat » pour me remettre le prix du meilleur documentaire politique de l’année « . À dire vrai, quand un mois plus tôt, j’avais été informée du choix du jury présidé par Marcel Jullian, j’avais d’abord cru à une erreur. Un prix au Sénat pour « Escadrons de la mort : l’école française » la nouvelle paraissait incroyable ! Ma surprise est à son comble quand j’entends les mots courageux de Bernard Stasi, premier homme politique français (à ma connaissance) à assumer ainsi publiquement la « face cachée de notre histoire ».

Je mets en ligne trois articles de journaux concernant ma participation au procès de Mendoza.

Télérama m’a accompagnée en Argentine:article cette semaine

Comme je l’ai expliqué sur ce Blog, j’ai participé début février à deux procès en Argentine contre les militaires de la dictature qui a décimé le pays de 1976 à 1982 ( 30 000 disparus). C’était la deuxième fois que je répondais à une citation à comparaître à la suite de mon film et livre « Escadrons de la mort: l’école française« , qui sont considérés comme des pièces à conviction.  Au cours des deux audiences à Mendoza et Resistencia) où a été projeté mon documentaire ainsi que les bonus du DVD, j’ai longuement présenté en espagnol le rôle qu’a joué la « doctrine française » dans la formation des officiers qui ont conduit la guerre sale.

Hélène Marzolf de Télérama m’a accompagnée pendant mon (très bref) séjour. Elle publie dans le numéro de cette semaine son reportage (sur trois pages) avec des photos de Sergio Goya.

Ne pouvant, pour l’heure, reproduire l’intégralité de ce reportage, intitulé « Quand la France exportait sa torture« , j’invite les internautes à le consulter dans le magazine actuellement en kiosque. Pour donner une idée du contenu, je mets en ligne la deuxième page qui présente notamment mon statut de « témoin protégé« .

Par ailleurs, je mets en ligne l’article qu’avait publié Sophie Bourdais dans  Télérama quelques jours avant la sortie du film sur Canal +, le 1er septembre 2003 (le film a été rediffusé sur ARTE un an plus tard).

A lire aussi (entre autres):

http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2565

Cette enquête est la preuve que la télé peut « changer le monde »« , ainsi que le rappelait Télérama en décembre 2010. J’espère bien que mon film et livre Notre poison quotidien contribueront aussi à revoir de fond en comble le système de réglementation des produits chimiques pour que nos enfants et petits enfants ne soient plus empoisonnés...

http://television.telerama.fr/television/ces-docs-qui-ont-change-le-monde-1-5-les-escadrons-de-la-mort,63450.php