La banque de semences de Spitzberg (Norvège) (2)

Le bilan de la première « révolution verte »

Je suis heureuse de voir que le sujet de la banque de semences de Spitzberg soulève les passions… Plus de quarante commentaires en deux jours! Normal: dans un premier temps, on ne peut que se réjouir de cette magnifique initiative qui vise à mettre à l’abri les semences du monde… Et puis, on s’interroge: qui sont les parrains du joli bébé? On découvre alors qu’il y a la Fondation de Bill Gates, et la Fondation Rockefeller, aux côtés des principaux fabricants d’OGM, comme Syngenta et Monsanto. Tiens! Tiens!
Avant de s’interroger sur les raisons qui ont pu pousser les multinationales de l’agro-industrie à donner dans la philanthropie et les oeuvres caritatives à grande échelle, je voudrais rappeler qui est la Fondation Rockefeller.
Celle-ci a été créée en 1913 par le magnat du pétrole John Rockefeller pour « promouvoir le bien être de l’humanité dans le monde » et « le progrès scientifique ».
Au cours de son histoire, l’institution caritative s’est effectivement investie sur tous les continents, en particulier dans les domaines de la santé publique, de la recherche scientifique, et des arts.
Mais c’est surtout dans le domaine de l’agriculture qu’elle a joué un rôle éminemment important en lançant et parrainant la première « révolution verte » dans les pays du sud, aux côtés de sa fidèle alliée, la Fondation Ford (bien placée pour fournir tracteurs et machines agricoles).

C’est ce que je raconte dans mon film « Blé : Chronique d’une mort annoncée? « , diffusé sur ARTE, le 15 novembre 2005, dans une soirée Thema , intitulée « Main basse sur la nature » .

Je recopie ici la partie de mon livre que j’ai consacrée au bilan de la « révolution verte  » en Inde, l’un des pays qui fut longtemps cité comme l’emblème d’un modèle agro-industriel dont , aujourd’hui, même ses promoteurs reconnaissent les effets pervers, pour ne pas dire catastrophiques.
L’une des premières conséquences dramatiques , notamment pour la sécurité alimentaire, c’est la perte de biodiversité et la disparition de milliers de variétés locales (de blé ou de riz) que voudrait , aujourd’hui, mettre à l’abri les promoteurs de la banque de semences de Spitzberg…

DÉBUT EXTRAIT (chapitre 16)

S’il est quelqu’un en Inde qui connaît bien le sujet de la « révolution verte », c’est Vandana Shiva, physicienne, docteur en philosophie des sciences et lauréate du « prix Nobel alternatif », dont l’un des ouvrages, publié en 1989, est intitulé La Violence de la révolution verte. Dégradation écologique et conflit politique au Pendjab .

Dans ce livre fondamental, cette figure féminine et féministe de l’altermondialisme décortique les méfaits de cette « révolution » agricole lancée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui sera plus tard qualifiée de « verte », parce qu’elle était censée freiner l’expansion de la « révolution rouge » dans les pays « sous-développés », notamment en Asie, où l’arrivée au pouvoir de Mao Dzedong en Chine en 1949 risquait de faire des émules.

« Je ne dis pas que la révolution verte ne partait pas de bonnes intentions, à savoir augmenter la production alimentaire dans les pays du tiers monde, m’explique Vandana Shiva, mais les effets pervers du modèle agricole industriel qui la sous-tend ont eu des conséquences environnementales et sociales dramatiques, en particulier pour les petits paysans. »

Lors de cette deuxième rencontre, en décembre 2004, l’intellectuelle et militante indienne me reçoit dans la ferme de « Navdanya » (« les neuf graines »), association pour la conservation de la biodiversité et la protection des droits des agriculteurs qu’elle a créée en 1987, située dans l’État de l’Uttaranchal, dans le nord de l’Inde, aux confins du Tibet et du Népal.
C’est à quelques kilomètres de Dehradun, sur les contreforts de l’Himalaya où elle est née, qu’elle a ouvert un centre de formation agricole destiné à promouvoir la culture des semences traditionnelles de blé et de riz que la « révolution verte » a bien failli faire disparaître, au profit de variétés dites « à haut rendement » importées du… Mexique.

En effet, le concept agro-industriel qui sera appelé « révolution verte » en 1968 est né en 1943 dans la capitale mexicaine.
Cette année-là, Henry Wallace, vice-président des États-Unis (et patron, comme nous l’avons vu au chapitre 9, de Pioneer Hi-Bred, qui inventa les hybrides de maïs), propose à son homologue mexicain de créer une « mission scientifique » destinée à augmenter la production nationale de blé.
Parrainé par la Fondation Rockefeller, sous l’auspice du ministère de l’Agriculture mexicain, ce projet pilote s’installe dans la banlieue de Mexico, où il prendra en 1965 le nom de Centre international d’amélioration du maïs et du blé (CIMMYT, Centro internacional de mejoramiento de maíz y trigo).

En octobre 2004, je me suis rendue dans cet organisme de recherche réputé, qui fonctionne toujours sur le mode d’une association à but non lucratif et qui emploie aujourd’hui une centaine de chercheurs internationaux hautement qualifiés, ainsi que plus de cinq cents collaborateurs issus d’une quarantaine de pays.
Dans le hall de l’entrée, un immense tableau rend hommage à celui qui est considéré comme le père de la révolution verte : Norman Borlaug, né sur une ferme de l’Iowa en 1914, qui fut recruté par la Fondation Rockefeller, en 1944, et obtint le prix Nobel de la paix en 1970 « en reconnaissance de son importante contribution à la révolution verte », selon les termes de la vénérable institution.
Pendant vingt ans, cet agronome, qui est aujourd’hui un fervent défenseur des OGM, n’eut qu’une obsession : augmenter la productivité du blé, en créant des variétés qui permettent de décupler les rendements.
Pour y parvenir, il eut notamment l’idée de croiser les variétés du CIMMYT avec une variété japonaise naine, la « Norin 10 ».
En effet, augmenter les rendements implique de contraindre la plante à produire des graines plus grosses et plus nombreuses, au risque de faire casser la tige. D’où l’astuce de « raccourcir les pailles », comme on dit dans le jargon des sélectionneurs, par l’introduction d’un gène de nanisme .
C’est ainsi qu’en l’espace d’un siècle, les rendements de blé sont passés de dix quintaux à l’hectare (en 1910) à une moyenne de quatre-vingts quintaux, tandis que la taille des épis de blé perdait près d’un mètre de hauteur.

Mais cet exploit s’est accompagné d’une contrepartie, que dénoncent les adversaires de la « révolution verte » : l’augmentation de la consommation des produits phytosanitaires, sans lesquels les « semences miraculeuses », comme furent surnommées les variétés du CIMMYT, ne sont strictement bonnes à rien.
Car pour parvenir à produire une telle quantité de grains, la plante doit être littéralement gavée d’engrais (azote, phosphore, potassium), ce qui entraîne à terme un affaiblissement de la fertilité naturelle des sols. De plus, elle doit être copieusement arrosée, ce qui épuise les réserves d’eau. Par ailleurs, l’extrême concentration végétale fait le bonheur des insectes ravageurs et des champignons, d’où l’usage massif d’insecticides et de fongicides. Enfin, l’obsession des rendements a entraîné une baisse générale de la qualité nutritive des grains et une réduction de la biodiversité du blé, dont de nombreuses variétés ont tout simplement disparu.

Dans les années 1960, conscient du caractère irrémédiable des pertes liées à sa promotion des variétés à haut rendement, le CYMMIT a ouvert une « banque de germoplasme », dans laquelle sont conservées aujourd’hui, dans une chambre froide à – 3 degrés, quelque 166 000 variétés de blé. Pour l’alimenter, ses collaborateurs sillonnent les campagnes du monde à la recherche d’épis rares, comme ces spécimens de blé sauvage retrouvés aux confins iraniens du Croissant fertile, que ses techniciens étaient en train d’étiqueter au moment de ma visite dans le centre.

Toujours est-il que les variétés naines du CIMMYT ont fait le tour de la planète : au Nord, y compris dans les pays communistes, les sélectionneurs les ont utilisées dans leurs programmes de croisement. Quant aux pays du Sud, avec en tête l’Inde, ils ont envoyé des techniciens se former dans le centre, surnommé l’« École des apôtres du blé ».
En 1965, une sécheresse exceptionnelle terrasse la récolte de blé dans le sous-continent indien, et la famine guette. Le gouvernement d’Indira Gandhi décide d’acheter 18 000 tonnes de semences à haut rendement, importées du Mexique. C’est le plus grand transfert de semences jamais réalisé dans l’histoire.
Formés par le CIMMYT, les agronomes indiens propagent la révolution verte dans les régions du Pendjab et de l’Haryana, considérées comme le grenier à blé de l’Inde. Ils sont soutenus financièrement par la Fondation Ford, bien placée pour fournir tracteurs et machines agricoles.

Au même moment, les variétés de riz à haut rendement sont introduites dans le pays, à l’instigation de l’Institut de la recherche internationale sur le riz (IRRI), créé en 1960 par les fondations Rockefeller et Ford, sur le modèle du CIMMYT.

« On dit toujours que grâce à la révolution verte l’Inde a atteint l’autosuffisance alimentaire et qu’en cinq ans, de 1965 à 1970, sa production de blé est passée de 12 à 20 millions de tonnes, me dit Vandana Shiva, dont le dernier livre s’appelle Les Semences du suicide .
Aujourd’hui, le pays représente le deuxième producteur mondial de blé, avec une production de 74 millions de tonnes, mais à quel prix ? Des sols épuisés, une baisse préoccupante des réserves d’eau, une pollution généralisée, une extension des monocultures au détriment des cultures vivrières et l’exclusion de dizaines de milliers de petits paysans qui ont rejoint les bidonvilles, parce qu’ils ne pouvaient pas s’intégrer dans un modèle agricole extrêmement coûteux. La première vague de suicides signe l’échec de la première révolution verte. Malheureusement, la seconde révolution verte, celle des OGM, sera encore plus meurtrière, même si elle s’inscrit dans la droite ligne de la première.

– Pourquoi ? En quoi sont-elles différentes ?

– La différence entre les deux, c’est que la première révolution verte était dirigée par le secteur public : les agences gouvernementales contrôlaient la recherche et le développement agricole. La seconde révolution verte est dirigée par Monsanto. L’autre différence, c’est que la première révolution verte avait certes l’objectif caché de vendre plus de produits chimiques et de machines agricoles, mais sa motivation principale était tout de même de fournir plus de nourriture et d’assurer la sécurité alimentaire. Au bout du compte, même si cela s’est fait au détriment d’autres cultures, comme les légumineuses, on a produit plus de riz et de blé pour nourrir les gens. La seconde révolution verte n’a rien à voir avec la sécurité alimentaire. Son seul but est d’augmenter les profits de Monsanto, qui a réussi à imposer sa loi un peu partout dans le monde.

– C’est quoi, la loi de Monsanto ?

– C’est celle des brevets. La firme a toujours dit que la manipulation génétique était un moyen d’obtenir des brevets, c’est cela son vrai objectif. Si vous regardez la stratégie de recherche qu’elle déploie en ce moment en Inde, elle est en train de tester une vingtaine de plantes où elle a introduit des gènes Bt : la moutarde, le gumbo, l’aubergine, le riz et le chou-fleur… Une fois qu’elle aura imposé comme norme le droit de propriété sur les graines génétiquement modifiées, elle pourra encaisser des royalties ; nous dépendrons d’elle pour chaque graine que nous semons et chaque champ que nous cultivons. Si elle contrôle les semences, elle contrôle la nourriture, elle le sait, c’est sa stratégie. C’est plus puissant que les bombes, c’est plus puissant que les armes, c’est le meilleur moyen de contrôler les populations du monde.

– Pourtant, en Inde, il est interdit de breveter les semences, dis-je, un peu sonnée par le tableau que vient de décrire Vandana Shiva.

– Certes. Mais jusqu’à quand ? Cela fait dix ans que Monsanto et le gouvernement américain font pression sur le gouvernement indien pour qu’il applique l’accord ADPIC de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et je crains fort que les digues finissent par lâcher… »

FIN DE L’EXTRAIT

Photos (Marc Duployer):
– Vandana Shiva dans sa fondation à New Dehli
– Funérailles d’un paysan de 25 ans, qui s’est suicidé, car sa récolte de coton BT n’avait rien donné.

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