Comme me l’a expliqué l’agronome René van Acker, auteur d’une étude commandée par la Commission canadienne du blé (pro OGM), la disparition de la filière bio du colza canadien, à cause de la contamination par le colza transgénique de Monsanto, a poussé les grands producteurs d’OGM d’Amérique à se battre contre la mise sur le marché du blé Roundup ready.
De fait, m’a -t-il expliqué, la pollution génétique est telle que pour revenir à la situation antérieure à l’introduction dans les champs du gène de résistance au roundup , un vrai cadeau pourri, « il faudrait tout arracher et demander aux paysans d’arrêter de cultiver le colza pendant au moins dix ans, car les graines de colza dorment très longtemps dans le sol »…
Je reproduis ici l’extrait de mon livre (chapitre 11: Blé transgénique la bataille perdue de Monsanto en Amérique du Nord) qui relate l’histoire d’un échec , passé sous silence par les défenseurs de Monsanto, qui prouve que même les producteurs d’OGM considèrent la « pollution transgénique » comme un fléau aussi incontournable que funeste….
Je rappelle que ces interviews ont été réalisées dans le cadre de mon documentaire » Blé : Chronique d’une mort annoncée », diffusé sur ARTE le 15 novembre 2005.
Monsanto se casse les dents sur le blé
On raconte que, le 10 mai 2004, les bouchons de champagne ont sauté au bureau de Greenpeace à Ottawa, ainsi que chez tous ses alliés naturels d’Amérique du Nord, mais aussi dans les… prairies transgéniques de l’Ouest du Canada et du Midwest des États-Unis.
Ce jour-là, la firme de Saint-Louis annonçait dans un communiqué de presse lapidaire qu’elle avait décidé de « différer tous ses efforts supplémentaires pour introduire un blé Roundup ready », après avoir mené une « consultation intense » avec les « clients et les leaders de l’industrie du blé ».
« C’est le dialogue qui a conduit à la décision sur le blé », insiste-t-elle dans son Pledge de 2004 .
Ce langage euphémisé cache un extraordinaire bras de fer qui conduisit au plus grand échec jamais enregistré par Monsanto. Pour la première fois de son histoire, la multinationale avait été contrainte de renoncer à la mise sur le marché d’un produit pour lequel elle avait investi plusieurs centaines de millions de dollars en « R & D » (recherche et développement).
« Pour nous, ce fut une victoire inespérée, qui entérine l’échec économique des cultures transgéniques », m’a expliqué quand je l’ai rencontré en octobre 2004, Dennis Olson, un économiste de l’Institute for Agriculture and Trade Policy (IAPR) de Minneapolis (Minnesota) qui participa très activement à la campagne américaine contre le blé Roundup ready.
« Elle était d’autant plus symbolique qu’elle fut obtenue en Amérique du Nord, où sont nés les OGM, et grâce au soutien déterminant de ceux qui les cultivent. »
Pourtant, lorsqu’à la veille de Noël 2002, la firme de Saint-Louis annonce qu’elle a déposé une demande de mise sur le marché, simultanément à Ottawa et Washington, pour un blé de printemps résistant au Roundup, l’affaire semble acquise, tant elle opère en terrain conquis.
Ce faisant, elle a oublié un « détail » qui lui sera fatal : jusqu’à présent, tous ses OGM ne concernaient que des cultures utilisées essentiellement comme fourrage ou pour la fabrication d’huiles et de vêtements (soja, colza, coton), plus rarement pour la consommation directe des humains (maïs).
Mais avec le blé, plante mythique s’il en est, c’est une autre histoire : en manipulant la céréale dorée qui couvre près de 20 % des terres cultivées de la planète et représente la nourriture de base d’un homme sur trois, elle touchait à un symbole — culturel, religieux et économique — né avec l’agriculture, il y a 10 000 ans, quelque part en Mésopotamie .
Et ce « symbole » est aussi le « pain quotidien » — au sens propre et figuré — des puissants céréaliers d’Amérique du Nord, qui cultivent précisément le blé roux de printemps, dans lequel Monsanto a introduit son gène Roundup ready.
Surnommé le « roi des blés », en raison de sa teneur exceptionnelle en protéines et en gluten, celui-ci est cultivé dans quatre États au nord des États-Unis — le Dakota du Nord et du Sud, le Montana et le Minnesota —, ainsi que, de l’autre côté de la frontière, dans les prairies du Saskatchewan, à l’Ouest du Canada .
Le pays de Percy Schmeiser, le héraut de la résistance aux OGM. Bien évidemment, ces grands céréaliers sont aussi des producteurs de soja, colza ou maïs transgéniques, mais s’ils se sont opposés au dernier avatar des bricoleurs du Missouri, c’est essentiellement pour des raisons économiques.
« Le Canada exporte 75 % de sa production annuelle de blé, qui s’élève en moyenne à 20 millions de tonnes », m’a expliqué Ian McCreary, le vice-président de la Commission canadienne du blé (CCB), dirigée par les producteurs et qui contrôle toute la commercialisation des grains produits dans les prairies, en vertu d’une loi fédérale de 1935.
« Cela représente environ 2 milliards d’euros de revenus chaque année. Or, tous nos clients internationaux, avec en tête le Japon et l’Europe, ont clairement exprimé qu’ils ne voulaient pas de blé transgénique. Si le blé de Monsanto avait été mis sur le marché, les 85 000 céréaliers de l’Ouest du Canada pouvaient mettre la clé sous la porte. »
À quarante-deux ans, Ian McCreary exploite une ferme de 700 hectares près de Bladworth, au cœur de cette immense province plate et morne, surnommée la « corbeille à pain ». Quand je le rencontre, en septembre 2004, il procède, avec sa femme Mary, aux derniers réglages de sa moissonneuse-batteuse. Ambiance de bout du monde avec, à perte de vue, des milliers d’hectares de blé, qui scintillent sous le ciel d’un bleu d’acier, vers lequel se dressent, ici et là, d’immenses silos à grains posés sur les prairies comme des pièces de Lego.
« Ici, nous sommes très loin de tout, sourit Ian McCreary, après avoir prononcé un benedicite pour ouvrir le déjeuner familial. Les coûts de transport sont astronomiques et, pour que notre travail soit rentable, nous devons nous concentrer sur la qualité de notre blé, très prisé par tous les minotiers du monde, qui le mélangent avec des variétés d’une qualité boulangère inférieure. Comme pour le colza ou le maïs, les OGM auraient entraîné une baisse des prix et nous ne pouvons pas nous permettre de vendre du blé pour le fourrage.
– Mais Monsanto dit que son blé aurait permis de résoudre le problème des mauvaises herbes, dis-je.
– Contrairement au soja, les mauvaises herbes ne représentent pas vraiment un problème pour le blé, me répond Ian McCreary. Je crois que c’est surtout Monsanto qui avait un problème : son brevet sur le Roundup venait d’expirer et la firme voulait se rattraper en vendant de l’herbicide et des semences pour l’une des plus grandes cultures nourricières du monde. Quant aux céréaliers, ils craignaient que le blé Roundup ready augmente les dépenses en herbicides à cause de l’apparition de “volontaires”, sans parler du coût exorbitant des semences brevetées : dans les prairies, nous avons l’habitude de conserver nos semences de blé au moins dix ans avant d’en acheter de nouvelles… »
Voilà comment la puissante CCB s’est retrouvée à battre la campagne, aux côtés de Greenpeace et du Conseil des Canadiens (la plus importante association de consommateurs du pays), « deux organisations avec lesquelles elle était entrée en conflit dans le passé », ainsi que le souligne en février 2003 le Toronto Star, pour « opposer un front uni contre le blé OGM ».
Dans leur article, les journalistes citent une lettre adressée par un représentant de Rank Hovis, le plus grand meunier britannique, à la CCB :
« Si vous cultivez du blé modifié génétiquement, nous ne serons plus en mesure d’acheter aucun de vos blés, transgénique ou conventionnel, […] car nous ne pourrons tout simplement pas les vendre. »
Au même moment, Grandi Molini Italiani, le plus important minotier italien, adressait un message similaire aux céréaliers nord-américains , bientôt rejoint par la puissante association des meuniers japonais, qui, par la voix de Tsutomu Shigeta, son directeur exécutif, prédisait un « effondrement du marché » si le blé de Monsanto envahissait les prairies, la majorité des consommateurs n’en voulant pas (en mai 2003, un sondage réalisé pour la Western Organization of Resource Councils avait révélé que 100 % des importateurs de blé japonais, chinois et coréens contactés refuseraient d’acheter du blé transgénique).
Aux États-Unis, où 50 % du blé est exporté, pour un montant annuel alors de quelque 5 milliards de dollars, le message a été reçu cinq sur cinq par tous les céréaliers, y compris ceux qui ne cultivent pas de blé de printemps.
« L’impact sur le marché concerne tous les producteurs », expliquait ainsi Alan Tracy, le président de la US Wheat Associates, qu’avait ébranlé une étude publiée en octobre 2003 par Robert Wisner, un économiste de l’université de l’Iowa. Celui-ci avait examiné l’impact qu’aurait la mise sur le marché du nouvel OGM sur l’économie du blé et son tableau était très sombre : chute de 30 % à 50 % des exportations du blé roux de printemps, et plus encore pour les autres variétés de blé dur ; réduction des prix des deux tiers ; perte d’emplois sur toute la filière et répercussions en cascade sur toute la vie rurale.
« Une large majorité de consommateurs et acheteurs étrangers ne veulent pas de blé transgénique, expliquait l’économiste. Qu’ils aient tort ou raison, les consommateurs représentent la force motrice dans les pays où l’étiquetage permet de choisir . »
C’est ainsi qu’on a vu des centaines de farmers, qui avaient applaudi l’arrivée des OGM moins de dix ans auparavant, parcourir les « grandes plaines du nord » pour « lutter contre la biotechnologie ».
Dans le Dakota du Nord, mais aussi dans le Montana, la résistance s’est « consolidée en un mouvement politique », qui a demandé le vote d’un moratoire pour le blé de Monsanto. La firme de Saint-Louis a remué ciel et terre pour faire capoter ces initiatives. Pour faire rentrer au bercail les brebis égarées, elle est allée jusqu’à affréter un avion, qui a conduit une délégation de rebelles du Dakota du Nord à son siège du Missouri, où ils ont été reçus par… Robert Fraley, l’un des « inventeurs » du soja RR, promu vice-président. Celui-ci leur a laissé entendre que le fait de « s’opposer à Monsanto faisait le jeu des groupes environnementaux radicaux ». « À ce moment-là, raconte Louis Kuster, l’un des paysans invités, j’ai senti la moutarde me monter au nez. Je l’ai regardé droit dans les yeux et je lui ai dit : “Vous n’êtes pas en train de parler aux Verts. Nous aussi nous avons besoin de gagner de l’argent” … »
FIN DE L’EXTRAIT
Et suite bientôt!