Les tueries du 7 janvier ne sont pas des « faits de guerre » mais d’atroces « faits divers »

« La peur unit mais elle peut unir d’une très mauvaise manière. Le meilleur exemple c’est l’histoire des nazis : la peur des juifs, la peur des gitans, la peur de tout. Ca peut rapprocher les gens d’une manière très laide ».

Cette phrase a été prononcée par Joe Navarro, qui a travaillé pendant vingt-cinq dans le département de la contre-intelligence au FBI américain. Après les attentats du 11 septembre, il était chargé de coordonner l’équipe du FBI dans la prison de Guantanamo. Je l’ai interviewé pour mon film Torture made in USA. Il m’avait expliqué que le FBI avait été écarté des procédures d’ « interrogatoire » des prisonniers de Guantanamo, parce que ses agents – dont lui-même- s’opposaient à l’usage de la torture. Je n’oublierai jamais ses mots que je vous invite à écouter dans la bande annonce de Torture made in USA que j’avais mise en ligne lors de la sortie du documentaire sur ARTE.

De l’effroi au malaise

Comme je l’ai écrit sur ce blog, je n’ai pas participé à la grande manifestation parisienne du 11 janvier, car j’étais en vadrouille dans les Pyrénées. À dire vrai cette impossibilité physique de me joindre à la marche pour la « République de Charlie » (selon les mots de Nicolas Demorand sur France Inter) m’a permis d’esquiver un dilemme douloureux: d’un côté, ce sentiment d’horreur et d’impuissance face à la monstruosité des crimes perpétrés contre l’équipe de Charlie et nos concitoyens du magasin casher ; de l’autre, ce malaise diffus qui n’a cessé de grandir au fur et à mesure que les politiques s’emparaient de ces drames pour revendiquer « l’union nationale » ou « l’union sacrée » au nom de la « guerre contre le terrorisme ». Et dimanche, alors que le « monde défil(ait) à Paris contre la terreur », avec, en tête, l ‘odieuse brochette de « visiteurs embarrassants » (Le Monde), ce fut carrément l’écœurement : comment un gouvernement socialiste peut-il à ce point trahir et détourner l’émotion et le désir de fraternité qui étreint tout un peuple pour nous servir un discours qui est un copié-collé de celui récité par l’un des plus grands manipulateurs de ce début de siècle ? Je veux parler de Georges Bush, qui au lendemain des attentats du 11 septembre lança la « guerre contre la terreur » et déclara :« Vous êtes avec nous ou vous êtes avec les terroristes » (20 septembre 2001 devant le congrès). Cette phrase terrible paralysa la réflexion collective, lobotomisa la presse, et justifia des mesures liberticides et anti-démocratiques sans précédent aux États Unis (comme le Patriot Act).

On connaît la suite : « La marionnette de l’industrie du pétrole », – pour reprendre l’expression de Larry Wilkerson, l’ancien chef de cabinet du général Colin Powell – déclencha la guerre en Irak au nom de la « guerre contre l’islamisme radical », alors qu’il voulait mettre la main sur les puits de pétrole de Saddam Hussein. Poussé par son vice-président Dick Cheney, le lobbyiste de l’industrie pétrolière, il approuva et encouragea l’usage de la torture, toujours au nom de la « guerre contre la terreur ». Le résultat ? Des centaines de milliers de morts, et des légions de « terroristes » dans tout le Moyen-Orient, alors qu’avant l’invasion de l’Irak les combattants de Al Qaeda et de Ben Laden (qui avaient été financés par la CIA) ne représentaient que quelques poignées d’individus isolés sans aucun soutien populaire.

Il est affligeant de voir que des hommes politiques qui ne sont pas des abrutis comme la « marionnette Bush » qui avait« un petit pois à la place du cerveau » (selon les mots de plusieurs membres de son administration qui témoignent dans Torture made in USA) ne tirent jamais, vraiment jamais les leçons du passé. Je veux parler, cette fois, du président François Hollande et de son premier ministre Manuel Valls qui veulent nous embarquer dans une « guerre de civilisations » qui risque de devenir une prophétie auto-réalisatrice, en exacerbant les tensions inter-communautaires (en France et ailleurs) et finalement en encourageant le développement du mal que le remède est censé combattre.

Le terrorisme est l’expression d’une impasse politique

Sans remonter trop loin dans l’histoire, il suffit de se pencher sur la guerre d’Algérie pour comprendre que le terrorisme est l’expression d’une impasse politique et qu’on n’en vient pas à bout avec les armes, mais avec des actes politiques courageux. Les militants du Front de libération nationale (FLN) ont posé des bombes parce que la France occupait illégalement leur pays. La solution militaire prônée par le gouvernement français n’a pas résolu le problème politique, mais elle a coûté très cher en vies humaines. Malgré la torture systématique, le napalm, les disparus, le quadrillage territorial, les déplacements massifs de population, la France a dû partir, après avoir semé la terreur et la haine. « Le terrorisme ne se résout pas avec les armes » m’avait dit très clairement le général John Johns, qui avait été élève du général Paul Aussaresses dans l’école des forces spéciales de Fort Bragg. Je l’avais interviewé en 2003, pour mon film (et livre) Escadrons de la mort : l’école française. C’était quelques jours avant le déclenchement de la guerre en Irak, et il faisait partie d’un think tank opposé à l’intervention militaire qui mettait en garde contre les dérives funestes qu’entraîne immanquablement l’usage de la force pour affronter un problème politique: « Au Vietnam, m’avait-il dit, nous avons utilisé les mêmes méthodes que les Français en Algérie, et nous avons perdu la guerre … Les terroristes qui se revendiquent de l’islamisme radical se nourrissent d’un problème politique ; si nous répondons avec une solution militaire, nous perdrons la guerre et fabriquerons des armées de terroristes».

Le général John Johns et son collègue le colonel Carl Bernard, qui participait à l’interview, avaient vu juste : la « guerre contre le terrorisme » fut un fiasco ! Ce jour-là, les deux vétérans américains avaient , en revanche, longuement expliqué le « problème politique » qui constitue le terreau pour le recrutement des apprentis djihadistes : la question palestinienne, jamais résolue ; le non respect des résolutions de l’ONU pour la création d’un État palestinien ; l’ occupation de la Cisjordanie par des colonies israéliennes illégales, souvent peuplées d’extrémistes religieux juifs . Si on y ajoute le pétrole tant convoité par les va-t-en-guerre occidentaux et la misère qui frappe l’immense majorité des populations arabes, on comprend que nous ne sommes pas en face d’une « guerre de civilisations » mais bel et bien d’une « guerre de classes », comme le rapporte Hervé Kempf dans un excellent article où il cite le milliardaire Warren Buffet. Le récent rapport d’Oxfam où l’on découvre que quatre-vingt cinq personnes possèdent autant de richesses que trois milliards et demi d’humains confirme que c’est la barbarie institutionnelle inhérente au système capitaliste globalisé qui génère les deux mamelles du terrorisme : l’humiliation et la haine.

En finir avec le racisme et l’exclusion

Et bien évidemment ce constat n’épargne pas la France, avec sa « double face » , tel Janus, jamais assumée : celle des droits de l’homme et celle des guerres coloniales, de la sale guerre algérienne, de la torture érigée en « arme de guerre contre la subversion ». Il fallait entendre le général Bigeard, le héros de la « bataille d’Alger », qui décrivait avec une belle emphase le « racisme anti-bougnoules » sur lequel s’est fondé l’empire colonial pour comprendre que ce racisme-là n’est pas mort avec les accords d’Évian. Il a perduré quand les usines Renault et les barons de la sidérurgie ont fait venir par bateaux la main d’œuvre algérienne pour nourrir la croissance des Trente Glorieuses. La République entassa leurs familles dans des bidonvilles ignobles, puis dans des cités ghettos de la Seine-Saint-Denis, le département où je vis depuis plus de vingt ans. Il perdure encore, quand on sait la difficulté que connaissent les « jeunes des quartiers » – le bel euphémisme !- à trouver du travail. En 1986, alors que Le Pen était un nain, j’ai réalisé un reportage sur « les Français qui changent de nom ». Entendez : les citoyens d’origine arabe qui demandaient aux services de la République de franciser leur nom, contre une somme rondelette. Parmi ceux que j’avais filmés, il y avait un … dentiste, d’origine tunisienne, qui estimait que son patronyme arabe causait du tort à son cabinet. Et combien sont-ils , aujourd’hui, ces fils et filles « issus de l’immigration », qui , malgré toutes les embûches, ont réussi à faire des études et finalement quittent l’indigne « mère patrie » parce qu’ils savent que l’ « égalité des chances » est un leurre ? Sans parler des contrôles au faciès et des brimades quotidiennes que subissent les basanés vivant au pays des droits de l’homme…Sans oublier non plus la promesse mensongère du candidat Hollande d’accorder le droit de vote aux étrangers pour les élections municipales. Ce renoncement a été vécu comme une trahison par tous ceux qui vivent et travaillent dans notre pays depuis des décennies en toute légalité. Comme les parents de Farid Aïd, le candidat du Front de Gauche sur la commune de Pierrefitte, où j’habite, qui sont arrivés en France dans les années 1950, ont élevé une famille de cinq enfants et n’ont toujours pas le droit de participer aux scrutins locaux !

Les amitiés troubles avec le Qatar

Et ce n’est pas tout ! Alors qu’avec la crise économique la misère et le désespoir s’étendaient dans les ghettos de la République, le gouvernement d’abord de Sarkozy, puis de Hollande a décidé de livrer la clé de nos banlieues au Qatar ! Après avoir racheté le PSG ou les magasins Printemps (dans des conditions fort avantageuses),   « le micro-Etat du golfe Persique, deuxième pays le plus riche au monde par habitant et défenseur d’un islam wahhabite sans concession, investit dans les banlieues françaises, soutient des associations de quartier, finance des mosquées, forme des imams et drague les jeunes générations grâce au miroir aux alouettes du football-spectacle », comme l’écrit Marianne. Un constat partagé par Mezri Haddad, philosophe et ancien ambassadeur tunisien qui précise : « Dans chaque euro investi en France, il y a du poison néo-wahhabite. À plus forte raison dans les banlieues, où la ferveur religieuse et le bigotisme compensent le chômage, où le repli identitaire se nourrit de l’exclusion sociale et où la foi est au-dessus de la loi. ».

Les amitiés troubles entre l’ancien locataire de l’Elysée et le richissime souverain du Qatar, qui a imposé l’enseignement de la charia au lycée (franco-qatari) Voltaire de Doha, n’ont pas été remises en cause par son successeur, loin s’en faut ! Obsédé par la croissance à tout prix, François Hollande n’est pas revenu sur le statut fiscal exceptionnel accordé en 2009 par la majorité UMP, à la demande de Nicolas Sarkozy, qui fait que toutes les plus values réalisées en France par les Qataris sont exemptées d’impôts ! Sans aucun état d’âme – l’argent de la « croissance » n’a pas d’odeur !- le gouvernement « socialiste » a même entériné le « fonds banlieue » (après quelques légères modifications) annoncé fin 2011 par l’émirat qui a finalement signé le chèque de cinquante millions d’euros qu’il avait promis… Plutôt que de déployer 12 000 soldats sur le territoire, le gouvernement devrait mettre un terme à ces amitiés nauséabondes avec un pays antidémocratique et profondément antisémite qui n’arrête pas de souffler sur les braises anti-républicaines, à grands coups de dollars en France mais aussi en Afrique. Plutôt que de militariser notre pays, il ferait mieux de revenir sur les coupes budgétaires qui anéantissent le travail de dizaines d’associations laïques et démocratiques œuvrant dans les « quartiers ».

Ne nous trompons pas d’ennemi!

Contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, la terrible histoire des frères Kouachi n’est pas l’expression d’une pseudo « guerre des civilisations » mais le résultat d’une politique discriminatoire et cynique qui, à bien des égards, s’apparente à l’apartheid (là-dessus je suis d’accord avec Manuel Valls). Il suffit de lire l’excellent papier de Reporterre sur l’enfance massacrée des deux tueurs pour comprendre que la boucherie de Charlie n’est pas un « fait de guerre » mais un atroce « fait divers » qui signe l’incapacité de la France à gérer son passé colonial, à stopper le racisme et la paupérisation galopante de sa population.

C’est pourquoi je dis à l’instar de Hervé Kempf : « Non, je ne suis pas en guerre ! », « non, je ne considère pas que le problème islamique est le plus important de l’époque ; non, je n’admets pas une unanimité qui couvrirait une inégalité stupéfiante ; non, je ne pense pas que nous avons besoin de plus de policiers et de prisons ».

 Comme mon confrère de Reporterre, je refuse de me laisser embarquer dans une guerre aussi opportuniste que dangereuse ! Comme lui, j’espère que les millions de Français qui ont manifesté en se revendiquant de Charlie ne l’ont pas fait pour qu’on militarise le pays – ce qui constituerait une insulte à la mémoire des victimes du journal satirique… Comme lui, je dis : Ne nous laissons pas confisquer le grand sursaut collectif qui a rassemblé des citoyens et citoyennes de tous horizons pour célébrer la vie et dénoncer la barbarie – sociale, économique , politique – qui engendre la barbarie et pousse des gamins des banlieues à devenir des monstres ! Ne nous trompons pas d’ennemi !

Avec Fabrice Nicolino, qui a repris la plume, malgré les douleurs physiques et morales (tiens bon, Fabrice, on a besoin de toi!), j’espère que le « déferlement » qui a suivi les tueries constituera «  un substrat, au sens agricole, un compost sur lequel pousseront les réponses que nous saurons formuler ensemble », car c’est «  l’heure idéale du tournant ».

Profitons de cet incroyable élan de fraternité et de solidarité pour exiger du gouvernement qu’il mène la seule guerre qui vaille : celle contre la machine capitaliste qui fabrique des pauvres à la chaîne, sème la haine et le désespoir, détruit la planète, dérègle le climat et menace l’avenir des nos enfants !

 

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