Télérama m’a accompagnée en Argentine:article cette semaine

Comme je l’ai expliqué sur ce Blog, j’ai participé début février à deux procès en Argentine contre les militaires de la dictature qui a décimé le pays de 1976 à 1982 ( 30 000 disparus). C’était la deuxième fois que je répondais à une citation à comparaître à la suite de mon film et livre « Escadrons de la mort: l’école française« , qui sont considérés comme des pièces à conviction.  Au cours des deux audiences à Mendoza et Resistencia) où a été projeté mon documentaire ainsi que les bonus du DVD, j’ai longuement présenté en espagnol le rôle qu’a joué la « doctrine française » dans la formation des officiers qui ont conduit la guerre sale.

Hélène Marzolf de Télérama m’a accompagnée pendant mon (très bref) séjour. Elle publie dans le numéro de cette semaine son reportage (sur trois pages) avec des photos de Sergio Goya.

Ne pouvant, pour l’heure, reproduire l’intégralité de ce reportage, intitulé « Quand la France exportait sa torture« , j’invite les internautes à le consulter dans le magazine actuellement en kiosque. Pour donner une idée du contenu, je mets en ligne la deuxième page qui présente notamment mon statut de « témoin protégé« .

Par ailleurs, je mets en ligne l’article qu’avait publié Sophie Bourdais dans  Télérama quelques jours avant la sortie du film sur Canal +, le 1er septembre 2003 (le film a été rediffusé sur ARTE un an plus tard).

A lire aussi (entre autres):

http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article2565

Cette enquête est la preuve que la télé peut « changer le monde »« , ainsi que le rappelait Télérama en décembre 2010. J’espère bien que mon film et livre Notre poison quotidien contribueront aussi à revoir de fond en comble le système de réglementation des produits chimiques pour que nos enfants et petits enfants ne soient plus empoisonnés...

http://television.telerama.fr/television/ces-docs-qui-ont-change-le-monde-1-5-les-escadrons-de-la-mort,63450.php

Les paysans s’organisent et la DJA (suite)

Les 19 et 20 mars , une soixantaine d’agriculteurs malades se sont réunis à Ruffec, pour lancer l’association Phyto Victimes. Soutenue par Générations futures, cette réunion vise à rassembler les agriculteurs, qui partout en France souffrent de pathologies liées à l’utilisation des pesticides, pour mener des actions communes – y compris judiciaires – à destination des pouvoirs publics et des fabricants de poisons agricoles. Elle fait suite à la réunion que j’avais filmée en janvier 2010 à Ruffec et qui commence mon film et livre Notre poison quotidien:

http://www.mdrgf.org/news/news190311_phyto_victimes.html

La veille de la réunion, le 18 mars, une projection de Notre poison quotidien a été organisée à La Salle de Villefagnan, à une dizaine de kilomètres de Ruffec, à laquelle j’ai participé avec François Veillerette de Générations Futures et Paul François, l’agriculteur victime d’une grave intoxication au Lasso de Monsanto, qui a été élu président de Phyto Victimes (photo).

Comme promis, je mets en ligne la suite du chapitre que j’ai consacré à la DJA dans mon livre Notre poison quotidien (en librairie le 24 mars).

Le concept clé de la NOAEL, « dose sans effet toxique observé »

Évidemment, tout cela n’est guère rassurant, surtout quand on sait, comme on l’a vu au cours des chapitres précédents, à quel point l’industrie est prête à tout pour maintenir sur le marché ses produits, aussi toxiques soient-ils. Et logiquement, on peut craindre qu’il en soit de même quand il s’agit d’obtenir l’homologation des dits produits. Concrètement, les « études toxicologiques » sont conduites sur des animaux de laboratoire, car, comme l’écrit Diane Benford, « il ne serait pas éthique de tester un produit chimique sur des volontaires humains, à moins qu’il y ait un degré raisonnable de confiance qu’ils ne souffriront pas de dommages[i] ». Cette remarque n’est pas anodine, car elle souligne la première approximation – d’aucuns diront « absurdité » – qui caractérise le système d’évaluation des produits toxiques que l’on a délibérément décidé d’introduire dans notre assiette, au nom d’une certaine idée du « progrès ». « Sans aucun doute, expliquait ainsi René Truhaut, des données provenant d’études humaines seraient plus satisfaisantes pour estimer le risque couru par les humains, […] mais cette approche idéale se heurte à de nombreuses difficultés et limitations. […] C’est pourquoi il a été postulé que, jusqu’à preuve du contraire, l’homme devrait se comporter comme l’espèce la plus sensible testée et, en conséquence, il est plus adéquat de sélectionner l’espèce animale la plus comparable à l’homme[ii]. » Voilà qui est pour le moins… « flou », pour reprendre le terme utilisé précédemment par le « père de la DJA », d’autant plus qu’aucun modèle expérimental n’a été développé pour déterminer quelle était l’espèce animale la plus susceptible de se comporter comme les humains, en cas d’intoxication par des produits chimiques. Faute de quoi on utilise généralement des rongeurs (souris, rats, lapins) et, dans les cas plus délicats, des chiens et des singes.

Dans un premier temps, on expose les cobayes à une dose élevée de la substance testée, généralement par voie orale, pour déterminer ce que l’on appelle la « dose létale » ou, dans le jargon la « DL 50 », c’est-à-dire la dose qui tue la moitié des animaux. On se souvient (voir supra, chapitre 2) que la fameuse « DL 50 » est une déclinaison de la « loi de Haber », du nom du chimiste allemand qui inventa les gaz de combat. Celle-ci exprimait une relation entre la concentration d’un gaz et le temps d’exposition nécessaire pour provoquer la mort d’un être vivant : plus le produit des deux facteurs était petit, plus le pouvoir létal du gaz était grand. Il en est de même pour la DL50, qui est une valeur indicative du degré de toxicité, par exemple, d’un pesticide. Et le « père de la guerre chimique » avait constaté que l’exposition à une concentration faible de gaz toxique pendant une longue période avait souvent le même effet mortel qu’une exposition à une dose élevée pendant une courte durée. Curieusement, les agences de réglementation, mais aussi le JECFA et le JMPR, semblent ignorer ces conclusions, car leurs experts s’évertuent à croire qu’il est possible de trouver une dose inoffensive à long terme, même quand la substance se révèle mortelle à forte dose.

En effet, la deuxième étape du processus d’évaluation toxicologique consiste à baisser la dose qui a servi à établir la DL50 pour observer quels sont les effets sur les cobayes. « On recherche toute une série d’effets nocifs possibles, m’a ainsi expliqué Diane Benford. Par exemple, on essaie de savoir si le produit endommage les tissus ou les organes, s’il provoque des effets sur le système nerveux ou immunitaire, et on s’intéresse tout particulièrement à son potentiel cancérigène, parce que bien sûr c’est quelque chose qui préoccupe les gens ».

De fait, quand on lit la monographie qu’a rédigée la toxicologue pour l’ILSI, on est impressionné par la liste des études toxicologiques que les industriels sont censés fournir aux agences de réglementation. Les « effets » qu’ils sont tenus d’investiguer concernent « les changements fonctionnels (comme la perte de poids), les changements morphologiques (taille accrue des organes ou anormalités pathologiques), la mutagénicité (modifications de l’ADN, des gènes et chromosomes transmissibles et ayant le potentiel de causer des cancers ou des malformations du fœtus), la cancérogénicité, l’immunotoxicité (hypersensibilité, allergie, dépression du système immunitaire conduisant à une susceptibilité accrue aux affections), la neurotoxicité (changements comportementaux, surdité, acouphènes), la reprotoxicité (baisse de la fertilité, avortement spontané, malformations congénitales) ».

Selon le type d’effet recherché, la durée des études varie entre deux semaines (toxicité à court terme) et deux ans (cancérogénicité), pendant lesquels les cobayes ingèrent quotidiennement une certaine dose de poison, car l’objectif de ces tests est de mesurer la toxicité chronique et donc les effets provoqués par une exposition prolongée et répétée dans le temps. Les expériences sont conduites jusqu’à obtenir une dose qui apparemment ne provoque aucun effet sur les animaux : c’est la « NOAEL » (acronyme de « no observed adverse effect level », « dose sans effet toxique observé »).

« Peut-on dire que la NOAEL est un seuil de sécurité ?, ai-je demandé à Diane Benford.

– Dans la vie, il n’y a aucun domaine où l’on puisse garantir une sécurité absolue, a-t-elle admis, en regardant résolument ses mains. En fait, cela dépend de la qualité des études conduites sur les animaux. Si l’étude est médiocre, on risque d’être passé à côté d’effets qu’on aurait pu observer dans une étude de très bonne qualité… C’est pourquoi il a été décidé d’appliquer un facteur de sécurité qui consiste à diviser la NOAEL par cent pour obtenir la DJA. »

Les « facteurs de sécurité » : un bricolage « absolument inacceptable »

« La NOAEL est une mesure floue, qui n’est pas extrêmement précise », m’a affirmé pour sa part Ned Groth, un biologiste qui fut expert pendant vingt-cinq ans de la Consumers Union, la principale organisation de consommateurs des États-Unis. À ce titre, il participa régulièrement aux forums organisés par la FAO et l’OMS sur la sécurité des aliments. « C’est pourquoi les gestionnaires du risque utilisent ce qu’ils appellent un facteur de “sécurité” ou d’ “incertitude”. L’approche standard utilisée depuis cinquante ans par les toxicologues consiste à diviser la NOAEL par un facteur de cent. En fait, ils appliquent un premier facteur de dix pour tenir compte des différences qui peuvent exister entre les animaux et les humains, car on n’est pas sûr que les hommes réagissent exactement de la même manière que les animaux au produit chimique ; puis, ils appliquent un deuxième facteur de dix pour prendre en compte les différences de sensibilité entre les humains eux-mêmes, car, bien sûr, celle-ci varie selon qu’on est une femme enceinte, un enfant, une personne âgée ou une personne atteinte d’une maladie grave. La question est de savoir si c’est suffisant. Nombreux sont ceux qui soutiennent qu’un facteur de dix pour tenir compte de la variabilité humaine est beaucoup trop faible. Pour une même dose, l’effet pourra être nul pour certaines personnes, mais il pourra être énorme pour d’autres.

– Mais sait-on sur quelle base scientifique ce facteur de cent a été fixé ?, ai-je demandé.

– Ça s’est décidé à quatre autour d’une table[1] !, m’a répondu l’expert en environnement. C’est ce qu’a rapporté Bob Shipman, un ancien de la Food and Drug Administration, dans une conférence à laquelle j’ai assisté. Il a dit : “C’était dans les années 1960, il fallait que nous trouvions une manière de déterminer quel niveau de produit toxique on pouvait autoriser sur les aliments. On s’est réuni et on l’a fait”[iii] ! »

Ce que raconte l’expert américain est confirmé par… René Truhaut en personne qui, dans son article de 1973, reconnaît que le fameux « facteur de sécurité », censé constituer l’ultime rempart contre la toxicité des poisons, relève de l’empirisme le plus pur : « Un facteur de sécurité quelque peu arbitraire de cent a été largement accepté et ce chiffre a été recommandé par le JECFA dans son deuxième rapport, écrit-il. Mais il ne serait pas raisonnable de l’appliquer d’une manière trop rigide[iv]. » Dans sa monographie, Diane Benford fait exactement le même constat : « Par convention, un facteur d’incertitude de cent est normalement utilisé, par défaut, car, à l’origine, ce fut, une décision arbitraire[v]. » Au passage, elle souligne que la principale source « de variation et d’incertitude » du processus d’évaluation réside dans la différence qui existe entre des animaux de laboratoire élevés dans des conditions d’hygiène maximales et exposés à une seule molécule chimique, et la population humaine qui présente une grande variabilité (génétique, maladies, facteurs de risque, âge, sexe, etc.) et est soumise à de multiples expositions.

Fidèle à son franc-parler, le Britannique Erik Millstone tranche d’une formule qui a le mérite de la clarté : « Le facteur de sécurité qui est censé être de cent est un chiffre tombé du ciel et griffonné sur un coin de nappe ! D’ailleurs, dans la pratique, les experts changent régulièrement la valeur du facteur au gré de leurs besoins : parfois, ils utilisent un facteur de mille, quand ils estiment qu’une substance présente des problèmes de sécurité très préoccupants ; parfois, ils le réduisent à dix, parce que, s’ils appliquaient un facteur de cent, cela rendrait impossible l’exploitation du produit par l’industrie. La réalité, c’est qu’ils utilisent toutes sortes de facteurs de sécurité qui sortent de leur chapeau d’une manière opportuniste et absolument pas scientifique. Ce bricolage est absolument inacceptable, quand on sait que c’est la santé des consommateurs qui est en jeu[vi] ! »

Cet avis est partagé par l’avocat américain James Turner, qui est aussi le président de l’association Citizens for Health et un spécialiste reconnu des questions de sécurité alimentaire et environnementale : « L’application du fameux “facteur de sécurité” ne répond à aucune règle, m’a-t-il expliqué lors de notre rencontre à Washington. Par exemple, actuellement l’EPA (l’agence de protection de l’environnement) utilise un facteur de mille pour des pesticides qui causent des dégâts neurologiques ou des troubles de comportement chez l’enfant. En fait, la détermination du facteur de sécurité dépend totalement des experts qui réalisent l’évaluation : s’ils sont sensibles à la protection de la santé et de l’environnement, ils vont prôner un facteur de mille et pourquoi pas d’un million ! S’ils sont plutôt du côté de l’industrie, ils vont appliquer un facteur de cent, voire de dix. Le système est complètement arbitraire et n’a rien à voir avec la science, car, en fait, il est éminemment politique[vii]. »

En résumé, pour qu’on comprenne bien l’incroyable amateurisme du système de réglementation censé nous protéger contre les méfaits des poisons chimiques qui entrent en contact avec nos aliments : pour établir des normes d’exposition prétendument « sûres », on réalise des expériences sur des animaux, en essayant de trouver une « dose sans effet » quelque peu aléatoire, car elle dépend de l’espèce utilisée et de la compétence, pour dire les choses sobrement, des laboratoires privés de l’industrie ; puis, on divise la dose obtenue par un facteur de sécurité qui varie selon le profil des experts…

Au bout du compte, la DJA est une valeur exprimée en milligramme de produit par kilo de poids corporel. Prenons l’exemple d’un pesticide qui a une DJA de 0,2 mg. Si le consommateur pèse 60 kg, il est donc censé pouvoir ingérer 60 x 0,2 mg, soit 12 mg, de pesticide par jour et pendant toute sa vie, sans que sa santé en soit affectée. Mais cette jolie construction somme toute très bureaucratique ne tient pas compte du fait que nous sommes exposés, chaque jour, à des centaines de substances chimiques qui peuvent interagir, ou avoir un effet nocif à des doses extrêmement faibles, comme les perturbateurs endocriniens, que seuls des outils très performants peuvent détecter, mais nous n’en sommes pas encore là (voir infra, chapitre 15)…

Les ressorts de la « société du risque »

« Est-ce que vous considérez que la DJA est un concept scientifique ? » Incontournable, la question semble pourtant surprendre Angelika Tritscher, la secrétaire du JECFA et du JMPR à l’Organisation mondiale de la santé. « Bien sûr que c’est un concept scientifique, me répond-elle sans hésiter, puisqu’elle est le résultat de l’évaluation de toutes les données scientifiques dont nous disposons sur un produit chimique. À partir de ces données, nous déterminons la dose qui ne provoque aucun effet et nous la divisons par un facteur d’incertitude, c’est un processus totalement scientifique[viii]. » J’ai obtenu le même type de réponse de Herman Fontier, le chef de l’Unité des pesticides de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) » : « J’ose bien espérer que la DJA est un concept scientifique ! », s’est-il exclamé, avec un large sourire[ix]. Ou de David Hattan, le toxicologue de la Food and Drug Administration en charge des additifs alimentaires : « Je pense vraiment que c’est un concept scientifique qui protège la santé des consommateurs », m’a-t-il assuré, avec un calme imperturbable.

Il serait tentant de considérer que ces experts qui travaillent pour des agences nationales ou internationales sont tous des menteurs ou des imposteurs. Je dois avouer que cette pensée m’a plusieurs fois effleurée, au fur et à mesure que je découvrais l’indigence du système réglementaire censé nous protéger des méfaits des poisons chimiques. La vérité est bien sûr beaucoup plus complexe, à l’image de la situation inextricable dans laquelle nous sommes plongés depuis que, poussés par la soif de profit des industriels mais aussi par une certaine vision du « progrès », les hommes politiques ont accepté l’idée qu’il était légitime d’introduire un nombre incommensurable de poisons dans notre environnement. Mais nous avons tous notre part de responsabilité dans cette évolution, ainsi que le faisait remarquer Rachel Carson dès 1962 : « Les agents chimiques du cancer sont imbriqués dans notre monde de deux manières, écrivait-elle dans Le Printemps silencieux. La première tient ironiquement au désir de l’homme d’avoir une vie meilleure et plus facile ; la seconde à la production et à la vente des produits chimiques qui sont devenues une part communément acceptée de notre économie et de notre mode de vie[x]. »

C’est en lisant La Société du risque d’Ulrich Beck que j’ai vraiment compris les répercussions politiques et sociales de ce que l’on appelle la « consommation de masse » et, du coup, l’insoutenable position dans laquelle sont enferrés les « experts » sollicités pour limiter les dégâts que ce modèle induit sui generis. Dans cet ouvrage capital, le sociologue allemand explique en effet comment, en cinquante ans, nous sommes passés de la « société de classes », qui était caractérisée par la « pénurie » et la question fondamentale de la répartition de la « richesse socialement induite », à la « société du risque », qui est la marque de la « modernité avancée » où « la production sociale de richesses est systématiquement corrélée à la production sociale de risques[xi] ».

« Les sociétés de classes restent attachées, dans la dynamique de leur évolution, à l’idéal de l’égalité, écrit-il, dans une démonstration magistrale. La situation est différente dans le cas de la société du risque. Son contre-projet normatif, qui en est le fondement et le moteur, est la notion de sécurité. […] Tandis que l’utopie de l’égalité est riche d’une quantité d’objectifs de transformations sociales à contenu positif, l’utopie de la sécurité reste singulièrement négative et défensive : au fond, il ne s’agit plus d’atteindre quelque chose de « bien », mais simplement d’empêcher que se produise le pire. Le rêve de la société de classes est le suivant : tous veulent et doivent avoir leur part du gâteau. L’objectif que poursuit la société du risque est différent : tous doivent être épargnés par ce qui est toxique[xii]. » Certes, poursuit Ulrich Beck, les « risques » ont toujours existé, mais ceux qui caractérisent la « machinerie industrielle du progrès » sont d’un autre ordre que ceux que courait Christophe Colomb en s’embarquant dans un improbable voyage ou les paysans guettés par la peste, car ils « se dérobent à la perception des sens » : « Ce sont des “produits parasites” que l’on ingurgite, que l’on inhale en même temps que quelque chose d’autre. Ils sont les “passagers clandestins” de la consommation normale. Ils sont véhiculés par le vent et par l’eau. Ils peuvent être présents n’importe où et sont assimilés avec les denrées dont notre survie dépend – l’air que l’on respire, l’alimentation, l’habitat, etc.[xiii]. »

C’est pourquoi, dans ce « nouveau paradigme de la société du risque », la question fondamentale que les politiques ont à résoudre est « comment les risques et les menaces qui sont systématiquement produits au cours du processus de modernisation avancée » et qui prennent la « forme d’effets induits latents » peuvent-ils être « endigués et évacués de sorte qu’ils ne gênent pas le processus de modernisation ni ne franchissent les limites de ce qui est “tolérable” (d’un point de vue écologique, médical, psychologique, social)[xiv] » ?

En lisant ces lignes, j’ai enfin compris pourquoi les textes réglementaires concernant la sécurité des aliments et environnementale faisaient systématiquement référence à des notions qui ont fait leur apparition après la Seconde Guerre mondiale, à savoir celles d’« évaluation des risques » ou de « gestion des risques ». Ces nouveaux concepts de la politique publique sont même la seule raison d’être des multiples « agences » qui ont fleuri en France au cours des dernières décennies (mais aussi dans les autres pays dits « développés »), comme l’Agence de sécurité sanitaire pour les produits de santé (Afssaps) ou l’Agence de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) ou encore l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset). De même, le docteur Jean-Luc Dupupet (voir supra, chapitre 3) se présente comme le « médecin en charge du risque chimique » à la Mutualité sociale agricole, une fonction similaire à celle de Diane Benford qui dirige le « département du risque chimique » à la Food Standards Agency, l’agence chargée des normes alimentaires au Royaume-Uni.

Dans le texte qu’elle a rédigé pour l’ILSI, celle-ci consacre un long développement à la notion de « risque » (en anglais risk) qu’elle relie à celle de « danger » (hazard). C’est d’autant plus fascinant que, je le rappelle, sa monographie concerne les… aliments. « Les experts désignent par “danger” tout agent biologique, chimique ou physique qui a le potentiel de causer un effet nocif pour la santé, écrit-elle. La probabilité ou le risque que ce danger se manifeste chez les humains dépend de la quantité de produit chimique qui entre dans le corps, c’est-à-dire de l’exposition. Le danger est une propriété inhérente à la substance chimique, mais s’il n’y a pas d’exposition, alors il n’y a pas de risque [sic !] que quelqu’un souffre des conséquences de ce danger. L’évaluation du risque est donc le processus qui permet de déterminer si un danger particulier va s’exprimer à un certain niveau d’exposition, de durée ou à un certain moment du cycle de la vie, et si c’est le cas l’étendue du risque est estimée. La gestion du risque consiste à essayer de réduire le risque en réduisant l’exposition[xv]… »

Les bénéfices contre la santé

« La DJA a l’apparence d’un outil scientifique, parce qu’elle est exprimée en milligramme de produit par kilo de poids corporel, une unité qui a le mérite de rassurer les politiques, car elle a l’air très sérieuse, m’a dit Erik Millstone avec un petit sourire en coin, mais ce n’est pas un concept scientifique ! D’abord, parce que ce n’est pas une valeur qui caractérise l’étendue du risque mais son acceptabilité. Or l’ “acceptabilité” est une notion essentiellement sociale, normative, politique ou commerciale. “Acceptable”, mais pour qui ? Et derrière la notion d’acceptabilité il y a toujours la question : est ce que le risque est acceptable au regard d’un bénéfice supposé ? Or, ceux qui profitent de l’utilisation des produits chimiques sont toujours les entreprises et pas les consommateurs. Donc ce sont les consommateurs qui prennent le risque et les entreprises qui reçoivent le bénéfice. »

De fait, si les politiques s’évertuent à réclamer de leurs « experts » des montagnes de chiffres – et nous allons voir avec les « limites maximales de résidus » (voir infra, chapitre 13) que l’ampleur de la tâche dépasse tout ce que l’on peut imaginer –, c’est parce qu’ils jugent que les « bénéfices » technologiques ou économiques que sont censés apporter les poisons chimiques valent bien quelques risques humains. Cet « important concept des bénéfices versus les risques » constitue même le fondement du système élaboré par René Truhaut, ainsi qu’il le reconnaît très crûment dans une phrase assez étonnante : « Il est évident que dans le cas d’une population sous-alimentée où l’espérance de vie ne dépasse pas les quarante ans, il est justifié de prendre des risques plus élevés que pour une population qui dispose d’une alimentation surabondante[xvi]. »

Plus prosaïquement, il suffit de lire le préambule de la directive européenne du 15 juillet 1991 « concernant la mise sur le marché des produits phytosanitaires » pour mesurer l’idéologie économique qui sous-tend la politique sanitaire et à quel point les « bénéfices » précèdent les « risques » dans l’ordre des priorités de nos dirigeants : « Considérant que la production végétale tient une place très importante dans la Communauté ; considérant que le rendement de cette production est constamment affecté par des organismes nuisibles et par des mauvaises herbes, et qu’il est absolument nécessaire de protéger les végétaux contre ces risques pour éviter une diminution du rendement et pour contribuer à assurer la sécurité des approvisionnements ; considérant que l’utilisation de produits phytopharmaceutiques constitue l’un des moyens les plus importants pour protéger les végétaux et produits végétaux et pour améliorer la production de l’agriculture ; considérant que ces produits phytopharmaceutiques n’ont pas que des répercussions favorables sur la production végétale ; que leur utilisation peut entraîner des risques et dangers pour l’homme, les animaux et l’environnement, notamment s’ils sont mis sur le marché sans avoir été examinés et autorisés officiellement et s’ils sont utilisés d’une manière incorrecte[xvii]… »

La phraséologie de ce texte est tellement incroyable qu’il m’a fallu le relire plusieurs fois pour comprendre ce qui me choquait profondément. Le mot « risque » y est utilisé à deux reprises : la première pour désigner celui que courent les végétaux à cause des « organismes nuisibles » ; la seconde pour évoquer celui qui menace la santé des hommes. Pour le législateur européen, il n’y a manifestement aucune différence de nature entre ces deux formes de « risque ». Pire : il justifie le second par l’élimination du premier, en reprenant à son compte les arguments des adeptes de l’agriculture chimique et des fabricants de pesticides, qui sont les seuls et uniques bénéficiaires de l’usage des « produits phytosanitaires ».

L’argument des « bénéfices » est aussi au cœur d’un rapport parlementaire français présenté en avril 2010 par Claude Gatignol, député UMP de La Manche, et Jean-Claude Étienne, sénateur UMP de la Marne, intitulé Pesticides et Santé, dont les « deux cents pages pourraient faire rire tant elles sont tendancieuses », pour reprendre les mots de Libération[xviii]. Après avoir auditionné les auteurs du fameux rapport Les Causes du cancer en France (voir supra, chapitre 10), qui, la main sur le cœur, affirment que « les risques pour la santé des insecticides actuellement autorisés en France et plus généralement des produits phytosanitaires, sont souvent très surestimés, alors que leurs avantages sont très sous-estimés », les deux représentants de la nation lancent un cri d’alarme absolument pathétique (pour dire les choses poliment) : « Vos rapporteurs souhaitent rappeler les bénéfices de l’usage des pesticides et invitent les pouvoirs publics à anticiper les conséquences d’une diminution trop brutale de l’utilisation des pesticides en France[xix]. »

Plus sérieusement, car le rapport des deux parlementaires constitue une telle parodie qu’il ne mérite pas qu’on s’y intéresse davantage, on retrouve la même rhétorique « bénéfices/risques » dans le texte de l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA) qui a fondé en 1972 l’homologation des pesticides et autorise la mise sur le marché de toute substance ne posant pas un « risque déraisonnable pour l’homme ou l’environnement, après avoir pris en compte tous les coûts et bénéfices économique, social et environnemental du pesticide[xx] ».

« Le point de vue des politiques, c’est que le danger d’un polluant environnemental doit être mesuré à l’aune de sa valeur économique, m’a expliqué l’avocat James Turner. Sur le fond, je ne suis pas opposé à ce qu’on fasse une évaluation des bénéfices et des risques qu’induit l’usage d’un produit chimique, à condition que la santé soit le seul étalon de l’arbitrage. Or, l’arbitrage ne se fait jamais santé contre santé, mais santé contre bénéfice économique. D’ailleurs, il y a une règle communément admise qui veut qu’un produit soit considéré comme sûr s’il ne tue pas plus d’une personne sur un million chaque année. C’est pour vous dire à quel point le système est pervers… »

L’information que m’a communiquée l’avocat de Washington est confirmée par Michel Gérin et ses coauteurs dans leur manuel Environnement et santé publique : « Bien que la notion de risque et de niveau acceptable soit très controversée, écrivent-ils, on s’accorde à dire qu’un risque de l’ordre de 10 – 6 (un cancer par million de personnes exposées) est acceptable dans le cas des produits chimiques qualifiés de cancérogène chez l’animal[xxi]. » Rapporté à la seule population française, ce « quota » signifie soixante morts annuelles pour un seul produit cancérigène. Quand on sait que des milliers de produits cancérigènes (mais aussi neurotoxiques ou reprotoxiques) sont actuellement en circulation, on mesure mieux l’étendue des dégâts et le malaise des « experts » dont la mission est de masquer l’hécatombe par des colonnes de « dose journalière acceptable » et autres « limites maximales de résidus », comme nous allons le voir.


[1] L’expression employée par Ned Groth est un américanisme : la « méthode BOGSAT », pour bunch of guys sitting around the table (une bande de mecs assis autour de la table).


[i] Diane Benford, « The acceptable daily intake, a tool for ensuring food safety », loc. cit.

[ii] René Truhaut, « Principles of toxicological evaluation of food additives », loc. cit.

[iii] Entretien de l’auteure avec Ned Groth, Washington, 17 octobre 2009.

[iv] René Truhaut, « Principles of toxicological evaluation of food additives », loc. cit. C’est moi qui souligne.

[v] Diane Benford, « The acceptable daily intake, a tool for ensuring food safety », loc. cit. C’est moi qui souligne.

[vi] Entretien de l’auteure avec Erik Millstone, Brighton, 12 janvier 2010.

[vii] Entretien de l’auteure avec James Turner, Washington, 17 octobre 2009.

[viii] Entretien de l’auteure avec Angelika Tritscher, Genève, 21 septembre 2009.

[ix] Entretien de l’auteure avec Herman Fontier, Parme, 19 janvier 2010.

[x] Rachel Carson, Silent Spring, op. cit., p. 242.

[xi] Ulrich Beck, La Société du risque, Flammarion, Paris, 2008, p. 35. C’est Ulrich Beck qui souligne.

[xii] Ibid., p. 89.

[xiii] Ibid., p. 74.

[xiv] Ibid., p. 36.

[xv] Diane Benford, « The acceptable daily intake, a tool for ensuring food safety », loc. cit. C’est moi qui souligne.

[xvi] René Truhaut, « Principles of toxicological evaluation of food additives », loc. cit.

[xvii] Directive 91/414/CEE du Conseil, du 15 juillet 1991, concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques, Journal officiel, n° L 230, 19 août 1991, p. 0001-0032. C’est moi qui souligne.

[xviii] Éliane Patriarca, « Le texte des rapporteurs UMP est révélateur du rétropédalage de la droite sur les objectifs du Grenelle », Libération, 4 mai 2010.

[xix] Claude Gatignol et Jean-Claude Étienne, Pesticides et Santé, Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, Paris, 27 avril 2010.

[xx] Federal Insecticide, Fungicide, and Rodenticide Act (FIFRA), § 3 (b) (5). C’est moi qui souligne.

[xxi] Michel Gérin et alii, Environnement et santé publique, op. cit., p. 371.

Ca chauffe!

Ca chauffe sur la toile et je m’en réjouis!

Les internautes auront remarqué le formidable retentissement qu’a provoqué la diffusion de mon film « Notre poison quotidien » mardi soir sur ARTE. Depuis, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont regardé le film sur ARTE + 7, et les commentaires vont bon train! La machine à désinformer s’est mise en marche, et on a vu Erik Orsenna déclarer que mon film était « malhonnête » ou Jean-François Narbonne, l’expert de l’ANSES qui roule pour l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), un groupuscule dont j’ai déjà montré les liens avec Monsanto (voir mon Blog Le monde selon Monsanto) affirmer qu’il est plein de « contre-vérités« . A lire leurs commentaires, je ne suis pas sûre qu’ils aient eu le courage et l’honnêteté de voir mon film, tant leurs propos outranciers semblent télécommandés.

A dire vrai, la riposte ne m’étonne guère, car je savais que mon film et livre allaient gêner aux entournures, car le coeur de mon enquête montre que le système de réglementation des produits chimiques qui contaminent notre environnement protège davantage les produits chimiques que les consommateurs.

Il montre aussi que la Dose journalière acceptable » ou « admissible » (DJA), qui constitue le dogme de la vieille école de toxicologie incarné par Jean-François Narbonne et qui représente le fondement de la fameuse « réglementation » est approximatif et inopérant. C’est aussi ce que dit André Cicolella, un autre toxicologue, porte-parole du réseau Environnement Santé (RES):

http://television.telerama.fr/television/on-nous-fait-avaler-n-importe-quoi,66580.php

L’affaire de la DJA étant au coeur de la polémique, j’ai décidé de livrer ici, en exclusivité, le chapitre que je lui ai consacré dans mon livre que j’ai lancé aujourd’hui au salon du livre de la Porte de Versailles. J’y serai de nouveau demain pour une nouvelle séance de signatures sur le stand de La Découverte:

Chapitre 10: La formidable imposture scientifique de la « dose journalière acceptable » de poisons

« La science s’est transformée en administratrice d’une contamination mondiale de l’homme et de la nature. »

Ulrich Beck.

« Le système réglementaire qui est censé protéger la santé publique contre les effets des produits cancérigènes ne fonctionne pas. S’il était efficace, le taux d’incidence du cancer aurait dû diminuer, mais cela n’est pas le cas. Je pense que le principe de la dose journalière acceptable, qui représente l’outil principal de la réglementation des produits toxiques contaminant la chaîne alimentaire, protège davantage l’industrie que la santé des consommateurs. » Physicien, reconverti dans la philosophie et l’histoire des sciences, le Britannique Erik Millstone est professeur de « politique scientifique » (science policy), une chaire qui n’a pas d’équivalent dans le reste de l’Europe. Concrètement, il s’intéresse à la manière dont les autorités publiques établissent leur politique dans le domaine de la santé et de l’environnement et, tout particulièrement, au rôle joué par la science dans le processus décisionnel. Il m’a reçue un jour enneigé de janvier 2010 dans son bureau de l’université du Sussex, à Brighton dans le sud de l’Angleterre, au milieu de ses livres et documents soigneusement étiquetés d’après les recherches auxquelles il a consacré les trente dernières années de sa carrière : « Pollution au plomb », « Encéphalopathie spongiforme bovine », « Organismes génétiquement modifiés », « Pesticides », « Additifs alimentaires », « Aspartame », « Obésité », « Dose journalière acceptable ».

La « boîte noire » de l’invention de la « DJA »

Connu pour son franc-parler et son art de décortiquer les dossiers les plus complexes, Erik Millstone est l’un des meilleurs spécialistes européens du système de réglementation qui régit la sécurité des aliments, mais aussi l’un de ses critiques les plus redoutés. « Je vous mets au défi de trouver une quelconque étude scientifique qui justifie le principe de la dose journalière acceptable, car il n’y en a pas, m’a-t-il expliqué avec conviction. La sécurité des consommateurs repose sur l’utilisation d’un concept qui a été imaginé à la fin des années 1950 et est devenu un dogme intangible, alors qu’il est complètement dépassé et que personne ne peut en expliquer la légitimité scientifique[i]. »

De fait, j’ai passé des semaines à essayer de reconstituer la genèse de la « dose journalière acceptable » (ou « admissible ») – dans le jargon « DJA », traduction de l’anglais acceptable daily intake (ADI) –, notion utilisée pour fixer les normes d’exposition aux produits chimiques qui entrent en contact avec nos aliments : pesticides, additifs et plastiques alimentaires. Quand on fait une recherche sur le Web, on trouve certes une définition affirmant en substance : « La DJA est la quantité de substance chimique que l’on peut ingérer quotidiennement et pendant toute une vie sans qu’il n’y ait de risque pour la santé. » Mais cette définition ne s’accompagne d’aucune référence scientifique qui permette de comprendre comment le concept a été élaboré. Et quand on interroge ceux qui, chaque jour, se servent de cet outil pour déterminer, par exemple, quelle quantité de pesticide peut être tolérée dans notre alimentation, on obtient en général des réponses évasives et quelque peu embarrassées, comme par exemple celle d’Herman Fontier, le chef de l’Unité des pesticidesne de sécurité des aliments à l’Autorité européen, à qui j’ai posé la question quand je l’ai rencontré à Parme en janvier 2010 : « Cela fait vingt-trois ans que je m’occupe de l’autorisation des produits phytosanitaires et j’ai toujours connu le concept de la dose journalière acceptable, mais je dois avouer que je ne me suis jamais demandé comment avait été conçu cet instrument qui réglemente l’ingestion des substances chimiques. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a un consensus dans le monde scientifique qu’il y a lieu de fixer une DJA pour protéger les consommateurs[ii]. »

En écoutant la très courte explication de l’expert européen, j’ai repensé à mon enquête sur Monsanto, où j’avais de la même manière essayé de remonter à l’origine du « principe d’équivalence en substance », qui faisait lui aussi consensus pour la réglementation des OGM. J’avais découvert que ce concept – consacré en 1992 par la FDA –, qui affirme qu’une plante transgénique est « similaire en substance » à la plante conventionnelle dont elle est issue, ne reposait sur aucune donnée scientifique : elle découlait d’une décision politique, fortement téléguidée par les intérêts commerciaux du leader mondial des biotechnologies. Pourtant, ce principe s’est imposé depuis auprès des agences de réglementation internationales, au point qu’elles continuent de l’invoquer pour justifier l’absence d’évaluation scientifique sérieuse des plantes transgéniques mises sur le marché.

Tout indique qu’il en est de même pour la « dose journalière acceptable », qui ressemble fort à ce que le sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour appelle une « boîte noire », pour désigner l’oubli des modalités de reconnaissance des acquis scientifiques ou techniques admis ensuite comme des évidences, le plus souvent après de vives controverses. Dans son passionnant ouvrage La Science en action[iii], celui-ci explique comment une découverte originale – comme la double hélice de l’ADN ou l’ordinateur Eclipse M V/8000 –, fruit d’un long processus de recherche expérimentale et théorique, devient un « objet stable froid » ou un « fait établi », dont plus personne – y compris les scientifiques qui s’en servent comme d’un outil – n’est en mesure de comprendre les « rouages internes » ni de « défaire les liens innombrables » qui ont présidé à sa création. De manière similaire, le principe de la dose journalière acceptable, auquel les toxicologues et les gestionnaires du risque chimique font sans cesse référence, est devenu une « connaissance tacite profondément encapsulée » dans la « pratique silencieuse de la science », qui « aurait pu être connue depuis des siècles ou donnée par Dieu dans les Dix commandements », tant son histoire se perd dans la nuit des temps.

« Le problème, a souligné Erik Millstone, c’est que la DJA est une boîte noire très différente de celles que Bruno Latour prend pour exemples. En effet, si la double hélice de l’ADN est une réalité scientifique établie sur laquelle se sont appuyés d’autres chercheurs pour faire progresser la connaissance, par exemple, sur le génome humain, il est toujours possible, pour qui en a la capacité et le temps, de reconstituer les multiples étapes qui ont conduit James Watson et Francis Crick à faire cette découverte. Mais pour la DJA, il n’y a rien de semblable, car elle est le résultat d’une décision arbitraire érigée en concept pseudoscientifique pour couvrir les industriels et protéger les politiciens qui ont besoin de se cacher derrière des experts pour justifier leur action. La dose journalière acceptable est un artefact indispensable pour ceux qui ont décidé qu’on avait le droit d’utiliser des produits chimiques toxiques, y compris dans le processus de la production agroalimentaire.

– Et on ne sait vraiment pas qui a inventé ce concept ?, ai-je insisté.

– D’après l’Organisation mondiale de la santé, la paternité en revient à un toxicologue français du nom de René Truhaut, m’a répondu Erik Millstone, même si aux États-Unis on préfère l’attribuer à Arnold Lehman et Garth Fitzhugh, deux toxicologues de la Food and Drug Administration qui travaillèrent sur des questions similaires. »

Le précurseur René Truhaut, toxicologue français adepte de Paracelse

Têtue comme un mulet de mon Poitou natal, je me suis donc rendue à Genève pour consulter les archives de l’OMS. Et dans le répertoire thématique de l’imposant centre de documentation, j’ai effectivement trouvé plusieurs références à René Truhaut (1909-1994), qui fut titulaire de la chaire de toxicologie de la faculté de Paris et est considéré comme l’un des pionniers de la cancérologie française. Auteur d’une thèse de doctorat en pharmacie, intitulée Contribution à l’étude des cancérigènes endogènes, ce « travailleur infatigable et acharné » est devenu un spécialiste de la toxicologie alimentaire qui tenta « d’élucider le devenir d’un grand nombre de substances chimiques dans l’organisme et d’en interpréter le mécanisme d’action », pour reprendre les termes de l’académicien belge Léopold Molle dans l’hommage qu’il lui rendit en 1984[iv]. « Précurseur de la toxicocinétique[1] », le professeur Truhaut a dirigé le laboratoire de toxicologie de la faculté de pharmacie de Paris, où il s’est consacré à « l’évaluation des potentialités toxiques, y compris la potentialité cancérigène, d’agents chimiques susceptibles d’être incorporés, volontairement ou involontairement, dans les aliments, comme les résidus de pesticides et d’anabolisants, les agents conservateurs et émulsifiants, les colorants naturels et synthétiques ».

J’ai pu visionner l’une des rares interviews accordées par René Truhaut, dans le cadre d’un documentaire réalisé en 1964 par Jean Lallier (1928-2005). Intitulé Le Pain et le Vin de l’an 2000, ce film posait déjà toutes les (bonnes) questions auxquelles j’essaie de répondre dans ce livre, près de cinquante ans plus tard. Il s’interrogeait notamment sur l’efficacité de la réglementation alors balbutiante des produits chimiques qui contaminent la chaîne alimentaire et sur le rôle joué par les toxicologues dans ce processus. Sur les images, on voit René Truhaut en blouse blanche, installé dans son laboratoire de la faculté de pharmacie. « Si vous me permettez de faire une comparaison, expliquait-il avec un souci pédagogique évident, au siècle dernier, lorsque ce citoyen du monde que fut Pasteur a découvert le danger des bactéries, eh bien dans le domaine alimentaire spécifiquement, on a accordé une très grande importance au contrôle microbiologique des aliments et on a fondé toute une série de laboratoires pour effectuer ce contrôle. Eh bien, il faudrait qu’il en soit de même dans le cadre du contrôle des agents chimiques ajoutés aux aliments, parce que leurs dangers, pour être plus insidieux, moins spectaculaires, si vous voulez, n’en sont à mon avis certainement pas moins graves[v]. »

Membre des académies françaises de médecine et des sciences, René Truhaut avait son entrée dans toutes les grandes instances internationales, ainsi que le révèle son impressionnant curriculum vitae : il fut membre de la Commission internationale permanente des maladies professionnelles, du Bureau international du travail, de l’Union internationale contre le cancer, de l’Union internationale de chimie pure et appliquée, ainsi que de nombreux comités scientifiques des Communautés européennes, dont le Comité sur l’écotoxicité et la toxicité des produits chimiques, qu’il présida. Mais son nom est surtout associé à l’OMS, qu’il fréquenta assidûment pendant plus de trente ans. C’est dans le cadre de l’institution onusienne qu’il développa le principe de la DJA, ainsi qu’il l’a revendiqué dans un article publié en 1991 : « Je crois avoir vraiment été l’initiateur du concept de la dose journalière acceptable (DJA), comme cela a d’ailleurs été reconnu dans plusieurs articles écrits par des experts qui ont vécu avec moi, pendant la période des années 1950 à 1962, écrit-il alors avec une certaine retenue dont on ne sait si c’est de la prudence ou de la modestie. Malheureusement et paradoxalement, je n’ai, à l’époque, rien publié dans des périodiques scientifiques[vi]. »

C’est effectivement fort dommage, car on n’en saura pas plus sur la genèse scientifique du fameux principe qui, à lire le toxicologue français, ne semble pas découler d’un modèle expérimental dûment éprouvé, mais plutôt d’une idée théorique, certes lumineuse et généreuse, qu’il développa au fil de ses recherches : « Engagé depuis le début de ma carrière dans l’évaluation toxicologique des agents chimiques à l’absorption prolongée desquels l’homme est exposé dans différents domaines, j’ai toujours considéré comme une règle d’or le principe émis par Paracelse il y a maintenant cinq siècles : “Sola dosis facit venenum” (c’est seulement la dose qui fait le poison), explique-t-il. Cela m’a conduit à accorder une importance primordiale à l’établissement de doses-effets dans la méthodologie d’évaluation toxicologique, de manière à pouvoir fixer des limites admissibles. »

On se souvient du rôle qu’avait joué le « père de la toxicologie » dans les travaux conduits par Robert Kehoe sur la toxicité du plomb (voir supra, chapitre 8). Le directeur du Laboratoire Kettering, qui travaillait à la solde des industriels, avait autopsié les cadavres de nouveaux nés, victimes d’une intoxication au plomb, et mené des expériences sur des « volontaires » pour déterminer une dose d’exposition qui lui paraisse sans danger et ainsi contrer les attaques des opposants à l’essence au plomb. Kehoe avait réussi à imposer une théorie fondée sur quatre principes et qui ressemble étrangement au concept de la DJA : « 1) l’absorption du plomb est naturelle ; 2) le corps dispose de mécanismes permettant de l’assimiler ; 3) au-dessous d’un certain seuil, le plomb est inoffensif ; 4) l’exposition du public est bien inférieure à ce seuil et n’est donc pas préoccupante. »

1961 : l’officialisation « scientifique » du principe « un peu flou » de la DJA

Il y a fort à parier que René Truhaut connaissait les travaux du toxicologue attitré des fabricants de poison, car, comme lui, il s’intéressait aux effets des polluants professionnels : c’est lui qui promut les « limites admissibles des toxiques dans les atmosphères de travail et/ou dans les milieux biologiques des sujets exposés », auprès de la Commission internationale permanente des maladies professionnelles qui se réunit à Helsinki en 1957. Ses recherches dans le domaine de la santé au travail lui valurent en 1980 le « Yant Havard » de l’Association américaine de l’hygiène industrielle, dont Robert Kehoe fut le président.

Mais dans les documents que j’ai retrouvés à l’OMS, l’« initiateur du concept de la DJA », comme il se présente lui-même, ne dit rien sur les travaux qui ont inspiré son invention ni sur les études qu’il aurait pu réaliser pour la nourrir. Il se contente de dresser une chronologie des événements qui ont conduit l’OMS et la Food and Agriculture Organization (FAO) à adopter sa proposition. On découvre ainsi, dans un texte qu’il a rédigé en 1981, qu’en « 1953, la sixième assemblée mondiale de la santé [l’organe qui détermine la politique de l’OMS] a exprimé l’avis que l’utilisation croissante de multiples substances chimiques par l’industrie alimentaire au cours des dernières décennies avait créé un nouveau problème de santé publique qu’il était nécessaire d’étudier[vii] ». De son côté, la FAO notait « le manque sérieux de données concernant de nombreux additifs alimentaires tant sur leur pureté que sur les dangers sanitaires que peut impliquer leur usage ».

C’est ainsi qu’en septembre 1955, les deux organisations de l’ONU décidèrent de créer un comité d’experts chargé d’« étudier les multiples facettes des problèmes liés à l’utilisation d’additifs alimentaires afin de fournir des lignes directives ou des recommandations aux autorités de santé publique et aux autres agences gouvernementales des différents pays du monde ». La préoccupation première de cette conférence fondatrice ne concerne donc que les « additifs alimentaires », qu’elle définit alors comme des « substances non nutritives ajoutées intentionnellement à la nourriture dans de faibles quantités, pour améliorer son apparence, sa saveur, sa texture ou ses facultés de conservation ». L’initiative conduira à la création du Joint FAO/WHO Expert Meeting Committee on Food Additives (JECFA), dont la première session s’est tenue à Rome, en décembre 1956. Nommés par la FAO et l’OMS, les experts, dont faisait partie René Truhaut, adoptèrent le principe dit des « listes positives », selon lequel « l’emploi de toute substance, non autorisée sur des bases toxicologiques adéquates, est interdit[viii] ». Concrètement, cette recommandation signifie qu’aucun nouvel additif alimentaire ne peut être utilisé par l’industrie agroalimentaire sans avoir subi au préalable des tests toxicologiques qui doivent être soumis pour évaluation au JECFA (ou à une agence nationale). Sur le fond, c’était une avancée spectaculaire, allant clairement dans le sens de la protection des consommateurs. Mais nous verrons avec l’exemple de l’aspartame (voir infra, chapitres 14 et 15) comment ce système d’évaluation sera régulièrement détourné par l’industrie à son seul et unique profit.

Les experts soulignaient aussi la nécessité d’accorder une « importance primordiale à l’utilité technologique de l’additif soumis à l’évaluation toxicologique[ix] ». Cette remarque est intéressante, car elle permet de comprendre le contexte idéologique dans lequel s’inscrivait la démarche de René Truhaut et de ses collègues. À aucun moment, ils ne questionnent la nécessité sociale d’utiliser des substances chimiques pour la production d’aliments, même si celles-ci sont a priori toxiques, ainsi qu’il l’a lui-même reconnu dans la deuxième interview télévisée que j’ai pu consulter : « Un consommateur qui absorbe par exemple une petite quantité de colorant pendant deux semaines, pendant deux mois, pendant un ou deux ans, peut n’avoir aucun effet nocif, déclarait-il ainsi de sa voix haut perchée. Mais il faut prévoir que ces petites doses longtemps répétées, jour après jour, pendant toute une vie, peuvent parfois comporter des risques extrêmement insidieux et même parfois des risques irréversibles, car il y a certains colorants, par exemple, qui au moins chez l’animal se sont avérés capables de provoquer des proliférations malignes, c’est-à-dire des cancers[x]. »

À l’évidence sincèrement soucieux des risques pour la santé publique liés à la présence d’adjuvants chimiques dans les aliments, René Truhaut exprime ainsi une préoccupation, pas si fréquente à l’époque, sur les « risques du progrès ». Pour autant, il n’entend aucunement remettre en cause l’idée que ces innovations auraient une « utilité technologique » : il ne s’agit pas pour lui de demander l’interdiction pure et simple de substances cancérigènes « ajoutées intentionnellement à la nourriture » dans le seul intérêt économique des fabricants, mais de gérer au mieux le risque qu’elles engendrent pour le consommateur, en essayant de le réduire au minimum. C’est ainsi que lors de la deuxième session du JECFA, qui s’est tenue à Genève en juin 1957, les experts ont longuement disserté sur le type d’études toxicologiques qu’il fallait exiger des industriels pour déterminer la dose de poison qu’on pouvait tolérer dans les aliments. Je dis bien « poison », car si la substance concernée n’était pas suspectée d’en être un, le JECFA n’aurait aucune raison d’exister, ni d’ailleurs la fameuse DJA.

Pour bien comprendre le caractère pour le moins approximatif de la démarche, il faut citer le récit qu’en a fait postérieurement René Truhaut, en 1991 : « J’ai contribué à introduire, dans le rapport final un nouveau chapitre “Évaluation des concentrations probablement inoffensives pour l’homme” avec les phrases suivantes : “En s’appuyant sur ces diverses études, on peut fixer dans chaque cas la dose maximale qui ne provoque, chez les animaux employés, aucun effet décelable (ci-après appelés pour plus de brièveté “dose maximum sans effet décelable”, en anglais, maximum ineffective dose). Lorsqu’on extrapole cette dose à l’homme, il est opportun de prévoir une certaine marge de sécurité”. » Et d’ajouter, avec une étonnante franchise : « C’était un peu flou[xi]. »

C’est effectivement le moins que l’on puisse dire, mais cela n’empêcha pas le JECFA d’adopter le principe de la dose journalière acceptable lors de sa sixième session de juin 1961, où les experts décidèrent d’exprimer la « dose ne provoquant, dans l’expérimentation, aucun effet ayant une signification toxicologique en mg/kg de poids corporel/jour ». Avant d’expliquer plus en détail ce que signifie précisément cette unité de mesure cabalistique, il convient de souligner, une fois de plus, la lucidité du « père de la DJA », qui avoue dans un même élan les limites de sa création : « Lorsqu’on parle de doses sans effet dans l’expérimentation toxicologique, il faut savoir que seule la dose zéro doit être ainsi considérée, toute autre dose comportant un effet, si minime soit-il[xii]. » En d’autres termes : la DJA n’est pas la panacée, mais elle permet de limiter les dégâts que causeront immanquablement les substances chimiques ingérées, comme les additifs alimentaires, mais aussi les résidus de pesticides.

En effet, en 1959, alors qu’ont lieu les premières sessions du JECFA, la FAO propose la création d’un comité similaire, chargé d’étudier les « dangers posés aux consommateurs par les résidus de pesticides que l’on trouve sur et dans les aliments et fourrages[xiii] ». Cette nouvelle initiative est la preuve, s’il en était besoin, qu’avant cette date personne ne s’était sérieusement préoccupé des effets que pouvaient avoir les pesticides sur la santé humaine, alors que les poisons agricoles avaient déjà largement conquis les champs des paysans. Trois ans plus tard, au moment où Le Printemps silencieux de Rachel Carson défraye la chronique internationale, la FAO réunit une conférence pour « formuler et recommander un programme d’action future concernant les aspects scientifiques, législatifs et réglementaires de l’usage des pesticides dans l’agriculture », ainsi que le rapportera en 1981 René Truhaut, qui fut l’un des principaux protagonistes de ces rencontres[xiv].

Il raconte notamment qu’il a participé à un groupe de travail « sur la lutte contre la mouche de l’olive, culture fort importante, comme chacun sait, dans le bassin méditerranéen ». Et de préciser : « J’ai été confronté au problème de la fixation, dans l’huile d’olive livrée à la consommation humaine, de limites maximales de résidus de divers insecticides organophosphorés et notamment du parathion[2]. La limite de concentration généralement adoptée dans les divers pays du monde était alors de 1 mg/kg d’huile. Mais, sur le plan toxicologique, tout dépend de la quantité d’huile consommée par jour. Le pâtre grec qui a des olives à sa disposition plonge son pain dans l’huile et peut en absorber jusqu’à 60 g par jour. Il absorbe donc beaucoup plus de parathion que des consommateurs qui n’ingèrent de l’huile d’olive qu’avec la salade. Et, raisonnant sur cet exemple, j’ai été conforté dans mon idée qu’il fallait inverser le problème et fixer une dose à partir de laquelle on pourrait calculer les tolérances à fixer pour tel ou tel aliment en fonction de la quantité moyenne consommée dans telle ou telle région[xv]. » Ce que décrivait là le toxicologue français en 1991 correspond exactement à la tâche assignée au Joint FAO/WHO Meeting on Pesticides Residues (JMPR), le comité d’experts institué par l’OMS et la FAO en octobre 1963, pour établir la DJA des pesticides, mais aussi ce que l’on appelle les « limites maximales de résidus » (LMR), à savoir la quantité de résidus de pesticides autorisée sur chaque produit agricole traité (voir chapitre suivant).

Le lobby des industriels, actif promoteur de la DJA

« L’application du concept ainsi défini a rendu de grands services aux autorités chargées de l’établissement des régulations dans le domaine agroalimentaire et a, d’autre part, grandement facilité le commerce international[xvi] », conclut sobrement René Truhaut dans son article rétrospectif – lequel était en fait la retranscription d’une allocution donnée dans le cadre d’un atelier intitulé « Le concept de la DJA, un instrument pour assurer la sécurité des aliments », organisé en octobre 1990 en Belgique par l’International Life Sciences Institute (ILSI)[xvii].

C’est intéressant, car l’ILSI est de longue date un actif promoteur de la notion de dose journalière acceptable, en la promouvant à grand renfort de colloques et de publications. Or, cet « institut » est loin d’être neutre, puisqu’il a été fondé à Washington en 1978 par de grandes firmes de l’agroalimentaire (Coca-Cola, Heinz, Kraft, General Foods, Procter & Gamble), auxquelles se sont jointes ensuite bien d’autres firmes leaders de ce secteur (Danone, Mars, McDonald, Kellog ou Ajinomoto, le principal fabricant d’aspartame), mais aussi sur le marché des pesticides (comme Monsanto, Dow AgroSciences, DuPont de Nemours, BASF) ou sur celui des médicaments (Pfizer, Novartis)[3]. À l’exception de l’industrie pharmaceutique, toutes ces entreprises ont prospéré grâce à l’avènement des révolutions verte et agroalimentaire : elles fabriquent ou utilisent des produits chimiques qui contaminent nos aliments.

Sur son site Web[xviii], l’ILSI Europe, qui se présente comme une « organisation à but non lucratif », affirme que sa « mission » est de « faire avancer la compréhension des sujets scientifiques liés à la nutrition, la sécurité des aliments, la toxicologie, l’évaluation des risques et l’environnement » ; et qu’« en mettant en relation des scientifiques issus de l’université, des gouvernements, de l’industrie et du secteur public », il « vise une approche équilibrée permettant de résoudre des préoccupations communes pour le bien-être du public général ». Mais derrière ces bonnes intentions affichées, se cache une réalité beaucoup plus prosaïque.

Jusqu’en 2006, en effet, l’ILSI disposait d’un statut exceptionnel auprès de l’OMS, car ses représentants pouvaient participer directement aux groupes de travail visant à établir les normes sanitaires internationales. L’institution onusienne lui a retiré ce privilège après qu’ont été révélées les pratiques de lobbying de l’organisme industriel qui, sous couvert d’une pseudo-indépendance, promouvait les intérêts de ses membres[xix]. C’est ainsi qu’on découvrit qu’il avait financé un rapport sur les hydrates de carbone (glucides), publié par l’OMS et la FAO, qui concluait à l’absence de lien direct entre la surconsommation de sucre et l’obésité ou toute autre maladie chronique[xx]. De même, en 2001, un rapport interne de l’OMS dénonçait les « liens politiques et financiers » de l’ILSI avec l’industrie du tabac[xxi], pour laquelle l’institut avait financé un certain nombre d’études minimisant l’impact sanitaire du tabagisme passif, au moment où le CIRC envisageait de le classer comme cancérigène pour les humains. Ces révélations étaient fondées sur sept cents documents déclassifiés issus des cigarettes papers (voir supra, chapitre 8), qui attestaient seize ans de collaboration intense entre 1983 et 1998[xxii].

Et en 2006, l’Environmental Working Group de Washington a révélé que l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) avait fondé ses normes d’exposition aux hydrocarbures perfluorés (PFC, pour perfluoro-carbon) – entrant notamment dans la composition du Téflon, que l’on retrouve par exemple dans les poêles antiadhésives – sur un rapport fourni par l’ILSI[xxiii]. Ce dernier concluait que les cancers induits chez des rats par ces substances hautement toxiques n’étaient pas extrapolables aux humains et qu’on pouvait donc considérer le produit comme inoffensif. Finalement, l’EPA portera plainte en juillet 2004 contre DuPont, membre de l’ILSI et principal fabricant de Téflon, qui sera condamné en décembre 2006 à une amende de 16,6 millions de dollars pour avoir caché, pendant plus de vingt ans, des études expérimentales montrant que l’exposition aux PFC provoquait « des cancers du foie et des testicules, une réduction du poids à la naissance et une suppression du système immunitaire[xxiv] ».

Comme le soulignait en 2005 le biologiste américain Michael Jacobson, cofondateur en 1971 du Center for Science in the Public Interest, l’ILSI se vante de vouloir « œuvrer pour un monde plus sûr et plus sain, mais la question est de savoir : à qui cela profite-t-il véritablement[xxv] ? ». Ce qui est sûr, c’est que l’institut dispose de moyens financiers importants, lui permettant de « financer des conférences et d’envoyer des scientifiques aux réunions gouvernementales pour représenter les intérêts de l’industrie sur des sujets controversés ». Parmi eux : la dose journalière acceptable, à laquelle l’ILSI a consacré une « monographie » entière en 2000, preuve que la création de René Truhaut lui tient particulièrement à cœur.

Diane Benford : « Pourquoi nous avons besoin de la DJA »

Intitulé « La dose journalière acceptable, un outil pour assurer la sécurité des aliments »[xxvi] – ce qui était aussi le titre de l’atelier (workshop) auquel avait participé René Truhaut dix ans plus tôt –, le document constitue une pièce rare, car, on l’a vu, la DJA est une « boîte noire » créée ex nihilo pour laquelle on peine à trouver des études de référence. Le texte a été rédigé, à la demande de l’ILSI, par Diane Benford, qui dirige le département du risque chimique à la Food Standards Agency, l’agence chargée des normes alimentaires au Royaume-Uni. Il est instructif de noter que pour vanter les mérites de l’outil favori des toxicologues et industriels, l’ILSI a fait appel à une représentante de l’autorité publique, dont la mission est de veiller à la santé des consommateurs. Et je dois avouer qu’il ne fut pas simple d’obtenir un rendez-vous avec la toxicologue britannique, dont je soupçonne qu’elle m’avait « googlelisée » et craignait sans doute quelques questions dérangeantes. Pourtant, j’avais été autorisée à me recommander d’Angelika Tritscher, la secrétaire du JECFA et du JMPR à l’OMS (que nous rencontrerons bientôt), qui m’avait indiqué l’existence de la monographie de l’ILSI, un organisme dont elle fréquente régulièrement les instances. Finalement, après moult échanges de courriels, Diane Benford a accepté de me rencontrer, à condition que je lui envoie au préalable les questions que j’entendais lui poser. En fait, ce n’était pas vraiment un problème, puisque j’avais justement l’intention de lui demander de m’expliquer comment était calculée concrètement la dose journalière acceptable, une activité dont elle était l’une des spécialistes patentées.

Pendant mon voyage dans l’Eurostar qui me conduisait à Londres, j’avais soigneusement épluché son texte qui commence par cette introduction : « Le concept de la DJA est accepté internationalement comme la base de l’estimation de la sécurité des additifs alimentaires et des pesticides ainsi que de l’évaluation des polluants, et donc de la réglementation dans le domaine de la nourriture et de l’eau potable. Les préoccupations du public pour la sécurité des aliments ont conduit à une exigence de plus grande transparence concernant les évaluations des experts qui sont en lien avec la santé humaine. […] La compréhension du concept de la DJA ne peut qu’améliorer la transparence et la confiance dans les évaluations réalisées[xxvii]. »

Dans ce genre de document, où chaque mot a été pesé, il faut savoir lire entre les lignes et, ici, tout indique que la commande de l’ILSI répond à un souci de ses membres de désamorcer les critiques récurrentes par rapport à l’opacité du système de réglementation des poisons dont la DJA est le pilier. Ces critiques ne sont pas nouvelles, ainsi que le prouve cet aveu surprenant de René Truhaut rédigé à la première personne du pluriel : « Nous sommes parfaitement conscients que, en raison de la multiplicité et de la complexité des problèmes, l’approche retenue est loin d’être parfaite, écrivait-il dans un document de 1973 que j’ai retrouvé dans les archives de l’OMS. C’est pourquoi nous comprenons et parfois nous partageons les critiques exprimées contre la doctrine appliquée jusqu’à présent par les comités d’experts de la FAO et de l’OMS. Le corollaire, c’est de savoir garder un esprit ouvert à toute nouvelle connaissance qui permette de corriger ou d’améliorer la méthodologie de l’évaluation toxicologique. La recherche dans ce domaine typiquement pluridisciplinaire doit être encouragée et financée[xxviii]. »

Pour être franche, cette « confession » du toxicologue français m’a définitivement réconciliée avec lui, car il m’est soudainement apparu comme un homme de bonne foi, désireux d’éviter le désastre sanitaire annoncé et incapable d’imaginer à quel point l’embryon de système qu’il avait contribué à mettre en place allait être détourné par les industriels, dont le seul objectif fut précisément d’empêcher que celui-ci soit « corrigé » ou « amélioré » au profit des consommateurs (ce qui était sans aucun doute le souhait de Truhaut). Donc, si l’ILSI a demandé à Diane Benford de rédiger une monographie sur la DJA, c’est parce que ses très généreux financeurs craignent que la valeureuse « doctrine », qui a si bien servi leurs intérêts, finisse par pâtir des critiques concernant le manque de transparence du système qu’elle incarne.

Après son introduction, la toxicologue britannique reprend les poncifs de l’industrie dans une première partie intitulée « Pourquoi nous avons besoin de la DJA », où le « nous » désigne les consommateurs, à qui la « monographie » est manifestement destinée : « Tout au long du xxe siècle, on a constaté une tendance croissante à utiliser des aliments transformés et stockés. Initialement, c’était la réponse à l’industrialisation et au besoin de fournir de la nourriture à la population nombreuse vivant dans les villes. […] Les processus de production et de stockage des aliments exigent généralement l’addition de produits chimiques (naturels ou fabriqués par l’homme) pour améliorer la sécurité (microbiologique) ou pour préserver la qualité nutritionnelle. Un bénéfice supplémentaire est une saveur accrue et une meilleure apparence des aliments pour le consommateur. Il est évident que la sécurité de ces produits chimiques doit être garantie et leur usage contrôlé pour éviter des effets nocifs. » Après ce morceau d’anthologie, Diane Benford rappelle le rôle de René Truhaut, le « père de la DJA », puis cite l’incontournable Paracelse : « Rien n’est poison, tout est poison : seule la dose fait le poison. »

Études falsifiées et « bonnes pratiques de laboratoire »

« Le concept qui constitue la base de la DJA, c’est le principe de Paracelse : “Seule la dose fait le poison.” Qu’est ce que cela veut dire exactement ?, ai-je demandé à la responsable de l’agence britannique des normes sanitaires.

– Cela signifie que la probabilité d’avoir des effets toxiques augmente avec la dose, m’a-t-elle répondu, avec un air crispé dont elle ne s’est pas départie tout au long de l’entretien. Mais fondamentalement, c’est vrai pour tout, y compris pour l’eau ou l’oxygène, sans lesquels nous ne pouvons pas vivre : si nous en absorbons en trop grandes quantités, cela peut être aussi nocif.

– Certes, dis-je, un peu surprise par la comparaison. Mais entre l’eau et un pesticide conçu pour tuer, il y a tout de même une différence, n’est-ce pas ?

– Oui… Mais, d’une manière générale, avec la plupart des éléments, plus la dose est faible, plus la probabilité d’avoir des effets négatifs diminue…

– C’est ce que les toxicologues appellent la “relation dose-effet” ?

– C’est cela… Non seulement la gravité de l’effet augmente avec la dose, mais aussi le nombre d’individus qui ont une réaction négative…

– Si je comprends bien, tout le processus d’évaluation part du principe que les substances chimiques sont toxiques et on essaie de trouver une dose qui est censée ne produire aucun effet ?

– Oui, a lâché la toxicologue britannique après un long silence. Les études toxicologiques recherchent toute une série d’effets qu’un produit chimique peut provoquer en essayant de trouver une dose qui ne cause aucun de ces effets…

– C’est un système très compliqué, n’est ce pas ?

– Ah oui ! Il y a beaucoup de choses à évaluer et nous faisons du mieux que nous pouvons pour protéger les consommateurs…

– Et qui conduit les études toxicologiques ?

– C’est l’industrie. Ces études sont très chères et ce serait une charge considérable pour les contribuables si elles devaient être financées par des fonds publics. Bien sûr, comme c’est l’intérêt des industriels d’obtenir l’autorisation de mise sur le marché de leur produit, on peut se demander s’ils conduisent les tests de manière adéquate. C’est pourquoi on a développé des lignes directives qui définissent les protocoles expérimentaux, avec des indications précises sur le profil des chercheurs, qui doivent être formés, ou sur la manière dont les données brutes doivent être enregistrées, pour pouvoir, au besoin, réaliser des contrôles sur la validité des résultats.

– C’est ce qu’on appelle les “bonnes pratiques de laboratoire” ?

– Oui…

– Le règlement des “bonnes pratiques de laboratoire” a été conçu par l’OCDE après plusieurs scandales qui ont révélé que de grands laboratoires américains travaillant pour l’industrie trichaient et manipulaient le résultat de leurs études, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est pour cela qu’il y a maintenant ce règlement qui permet d’effectuer des inspections dans les laboratoires privés pour vérifier qu’ils travaillent correctement[xxix]… »

Dans mon livre Le Monde selon Monsanto, je racontais, en effet, qu’à la fin des années 1980, un procès avait défrayé la chronique : il concernait les Industrial Bio-Test Labs (IBT) de Northbrook, un laboratoire privé dont l’un des dirigeants était Paul Wright, un toxicologue venu de Monsanto, recruté au début des années 1970 pour superviser les études sur les effets sanitaires du PCB, mais aussi d’un certain nombre de pesticides. En fouillant dans les archives du laboratoire, les inspecteurs de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) avaient découvert que des dizaines d’études présentaient de « sérieuses déficiences et incorrections » et une « falsification routinière des données » destinée à cacher un « nombre infini de morts chez les rats et souris » testés[xxx]. Parmi les études incriminées se trouvaient trente tests conduits sur le glyphosate (la matière active du Roundup)[xxxi]. « Il est difficile de ne pas douter de l’intégrité scientifique de l’étude, notait ainsi un toxicologue de l’EPA, notamment quand les chercheurs d’IBT expliquent qu’ils ont conduit un examen histologique des utérus prélevés sur des… lapins mâles[xxxii]. »

En 1991, les laboratoires Craven étaient à leur tour accusés d’avoir falsifié des études censées évaluer les effets de résidus de pesticides, dont le Roundup, présents sur des fruits et légumes, ainsi que dans l’eau et les sols[xxxiii]. « L’EPA a expliqué que ces études étaient importantes pour déterminer les niveaux de pesticide autorisés dans les aliments frais ou transformés, écrivait le New York Times. Le résultat de la manipulation, c’est que l’EPA a déclaré sains des pesticides dont il n’a jamais été prouvé qu’ils l’étaient véritablement[xxxiv]. » La fraude généralisée a valu au propriétaire des laboratoires une condamnation à cinq ans de prison, alors que Monsanto et les autres compagnies chimiques, qui avaient profité des études complaisantes, ne furent jamais inquiétées…

(suite: demain!)


[1] La toxicocinétique étudie le devenir des médicaments et des substances chimiques dans l’organisme en analysant les mécanismes de résorption, distribution, métabolisme et excrétion.

[2] Le parathion a été interdit en Europe en 2003, en raison de sa haute toxicité. Il fait partie des insecticides qui ont rejoint la liste de la « sale douzaine » des polluants persistants, à bannir à tout prix. Jusqu’à son interdiction, il avait une DJA de 0,004 mg par kg de poids corporel…

[3] On peut consulter la liste complète des soixante-huit membres financeurs de la branche européenne de l’ILSI, créée en 1986, sur le site d’ILSI Europe, <www.ilsi.org/Europe>. Siégeant à Washington, l’ILSI est implanté sur tous les continents.


Notes du chapitre 12

[i] Entretien de l’auteure avec Erik Millstone, Brighton, 12 janvier 2010.

[ii] Entretien de l’auteure avec Herman Fontier, Parme, 19 janvier 2010. C’est moi qui souligne.

[iii] Bruno Latour, La Science en action. Introduction à la sociologie des sciences, La Découverte, Paris, 1989. Toutes les citations qui suivent sont extraites des pages 59, 64 et 107.

[iv] Léopold Molle, « Éloge du professeur René Truhaut », Revue d’histoire de la pharmacie, vol. 72, n° 262, 1984, p. 340-348.

[v] Jean Lallier, Le Pain et le Vin de l’an 2000, documentaire diffusé sur l’ORTF le 17 décembre 1964. Ce film fait partie des bonus du DVD de mon film Notre poison quotidien.

[vi] René Truhaut, « Le concept de la dose journalière acceptable », Microbiologie et Hygiène alimentaire, vol. 3, n° 6, février 1991, p. 13-20.

[vii] René Truhaut, « 25 years of JECFA achievements », Rapport présenté à la 25e session du JECFA, 23 mars-1er avril 1981, OMS Genève (archives de l’Organisation mondiale de la santé).

[viii] René Truhaut, « Le concept de la dose journalière acceptable », loc. cit.

[ix] Ibid.

[x] Interview diffusée dans le journal télévisé de l’ORTF le 3 juin 1974.

[xi] René Truhaut, « Le concept de la dose journalière acceptable », loc. cit. C’est moi qui souligne.

[xii] Ibid. C’est moi qui souligne.

[xiii] René Truhaut, « 25 years of JECFA achievements », loc. cit.

[xiv] Ibid.

[xv] René Truhaut, « Le concept de la dose journalière acceptable », loc. cit.

[xvi] Ibid.

[xvii] « The ADI concept. A tool for insuring food safety », lLSI Workshop, Limelette, Belgique, 18-19 octobre 1990.

[xviii] <www.ilsi.org/Europe>.

[xix] « WHO shuts Life Sciences Industry Group out of setting health standards », Environmental News Service, 2 février 2006.

[xx] WHO/FAO, « Carbohydrates in human nutrition », FAO Food and nutrition paper, n° 66, 1998, Rome.

[xxi] Tobacco Free Initiative, « The tobacco industry and scientific groups. ILSI : a case study », <www.who.int>, février 2001.

[xxii] Derek Yach et Stella Bialous, « Junking science to promote tobacco », American Journal of Public Health, vol. 91, 2001, p. 1745-1748.

[xxiii] « WHO shuts Life Sciences Industry Group out of setting health standards », loc. cit.

[xxiv] Environmental Working Group, « EPA fines Teflon maker DuPont for chemical cover-up », <www.ewg.org>, Washington, 14 décembre 2006. Voir aussi : Amy Cortese, « DuPont, now in the frying pan », The New York Times, 8 août 2004.

[xxv] Michael Jacobson, « Lifting the veil of secrecy from industry funding of nonprofit health organizations », International Journal of Occupational and Environmental Health, vol. 11, 2005, p. 349-355.

[xxvi] Diane Benford, « The acceptable daily intake, a tool for ensuring food safety », ILSI Europe Concise Monographs Series, International Life Sciences Institute, 2000.

[xxvii] Ibid. C’est moi qui souligne.

[xxviii] René Truhaut, « Principles of toxicological evaluation of food additives », Joint FAO/WHO Expert Committee on Food Additives, OMS, Genève, 4 juillet 1973. C’est moi qui souligne.

[xxix] Entretien de l’auteure avec Diane Benford, Londres, 11 janvier 2010.

[xxx] House of Representatives, Problems Plague the EPA Pesticide Registration Activities, U.S. Congress, House Report 98-1147, 1984.

[xxxi] Office of Pesticides and Toxic Substances, Summary of the IBT Review Program, EPA, Washington, juillet 1983.

[xxxii] « Data validation. Memo from K. Locke, Toxicology Branch, to R. Taylor, Registration Branch », EPA, Washington, 9 août 1978.

[xxxiii] Communications and Public Affairs, « Note to correspondents », EPA, Washington, 1er mars 1991.

[xxxiv] The New York Times, 2 mars 1991.

Jour J!

N’oubliez pas ARTE, ce soir, à 20 heures 40! C’est l’heure de diffusion de mon film « Notre poison quotidien ».

J’invite les internautes à lire les deux pages que Libération a consacrées à mon film et livre, avec un « face à face » qui m’a gentiment opposée à Jean-Charles Bocquet, le directeur de l’UIPP, l’association des fabricants de pesticides.

L’intégrité de l’échange est visible sur Libération.labo:

http://www.liberation.fr/labo

A lire aussi l’article sur Télérama.fr:

http://television.telerama.fr/television/on-nous-fait-avaler-n-importe-quoi,66580.php

Par ailleurs, je retranscris ici un entretien passionnant que j’ai réalisé avec Dawn Forsythe qui était lobbyste chez Agro Sandoz (aujourd’hui Syngenta) au moment où le professeur Theo Colborn publiait son livre Our stolen Future (traduit en français: L’homme menacé de disparition?) où elle présentait des centaines d’études montrant les effets des perturbateurs endocriniens, ces hormones de synthèse dévastatrices que l’on retrouve dans les pesticides, les additifs alimentaires et les plastiques (comme le Bisphénol A).

Cet entretien (dont je mettrai bientôt la vidéo en ligne) révèle les méthodes de désinformation, de manipulation et d’intoxication de l’opinion publique et des politiques utilisées par les fabricants de pesticides pour freiner toute réglementation de leurs produits.

C’est ce qu’on appelle « la fabrique du doute » (j’y reviendrai longuement) , un système développé par l’industrie du tabac pour cacher les méfaits de la cigarette, et repris ensuite par les industriels de la chimie. Nous sommes en présence d’un véritable système qui s’appuie sur des agences de communication, de pseudos « associations » ou « groupes indépendants » (comme, en France,  les sites « Agriculture et environnement », « Alerte environnement » ou « les imposteurs ») qui sont grassement payés par l’industrie pour faire de la désinformation et fabriquer le doute, en salissant systématiquement la réputation de ceux qui osent questionner l’innocuité des produits, car, en général, ils sont incapables d’argumenter sereinement, tant il leur est impossible de défendre l’indéfendable.

Leur seule arme est donc la diffamation systématique ainsi que je l’avais déjà révélé dans mon livre Le monde selon Monsanto.

Dans mon nouveau livre Notre poison quotidien, je consacre quatre chapitres très documentés à la « fabrique du doute » , un terme emprunté à un livre américain, rédigé par l’épidémiologiste David Michaels, qui a été nommé par le président Obama (ce qui est une bonne nouvelle) à la tête de l’Occupational Safety and Health Administration (OSHA), l’agence des Etats Unis chargée de la sécurité au travail. Son livre que j’invite tous les anglophones à lire s’appelle Doubt is their product: How industry’s assault on science threatens your health (Le doute est leur produit: comment l’assaut de l’industrie sur la science menace votre santé ».

Voici donc mon entretien avec Dawn Forsythe, qui participa à cette entreprise d’intoxication organisée:

« Quand le livre de Theo Colborn est sorti le 18 mars 1996, ma direction m’a aussitôt demandé d’en acheter une vingtaine d’exemplaires pour les distribuer à tous les cadres supérieurs, afin de pouvoir préparer la contre-offensive. » Ce ne fut pas facile de rencontrer Dawn Forsythe, qui a dirigé jusqu’à la fin 1996 le département des affaires gouvernementales de la filiale américaine de Sandoz Agro, un fabricant suisse de pesticides (qui a fusionné en 1996 avec Ciba-Geigy, pour former Novartis). Pourtant, son témoignage est précieux, car, comme on l’a vu (voir supra, chapitre 13), il est pratiquement impossible d’obtenir une interview de représentants de l’industrie chimique, y compris d’anciens salariés. « Je suis bien placée pour savoir que la communication des multinationales de la chimie est complètement verrouillée, m’a expliqué Dawn Forsythe, lorsqu’elle m’a reçue à son domicile de Washington, le 18 octobre 2009. Quant à ceux qui quittent la “famille”, comme je l’ai fait moi-même, ils préfèrent, en général passer à autre chose et se faire oublier.

– Pourquoi m’avez-vous accordé cette interview ?, ai-je demandé.

– Parce que vous m’avez été recommandée par Theo Colborn, en qui j’ai toute confiance…

– Pourtant, elle représente la bête noire de votre ancien employeur ?

– Oui… Son livre a été épluché par tous les cadres de Sandoz, d’autant plus que nous avions plusieurs pesticides soupçonnés d’être des perturbateurs endocriniens. Je me souviens d’un rendez-vous avec le vice-président qui, en guise d’introduction, m’a dit : “Je viens de lire le chapitre sur la baisse des spermatozoïdes. Les militants écologistes devraient être contents, car ils sont favorables au contrôle des naissances, n’est-ce pas ?” Plus sérieusement, les fabricants de pesticides avaient peur que Theo devienne une nouvelle Rachel Carson. Alors, ils ont commencé à faire courir la rumeur qu’elle avait un cancer, ils ont loué les services d’entreprises de communication, chargées de la suivre à la trace, de noter le moindre de ses faits et gestes. J’ai gardé une malle de documents internes, beaucoup sont des comptes rendus de conférences ou débats publics auxquels Theo a participé et qui étaient soigneusement consignés par une “taupe”. J’étais notamment chargée de les évaluer. Il faut noter que la “traque” avait commencé avant la publication du livre, comme le prouve un rapport anonyme concernant une conférence qu’a donnée Theo à Ann Arbor (Michigan), le 2 décembre 1995[1].

– Quel était l’enjeu pour les fabricants de pesticides ?

– Il était énorme ! Cela faisait trente ans qu’ils essayaient de donner le change sur le problème du cancer. Tous les tests qu’ils étaient censés réaliser étaient fondés sur le principe de “la dose fait le poison”. Ils ne comprenaient rien au concept de “perturbateurs endocriniens” et ne voyaient pas comment ils pourraient tester les effets de leurs produits sur les fœtus ou sur la reproduction. Chez Sandoz, comme dans toute l’industrie chimique, nous n’avions pas un seul endocrinologue parmi notre personnel scientifique ! J’ai ici un document du 11 mars 1996, classé “interoffice correspondence” et non signé, qui résume bien la panique qui s’est emparée de ma direction : “Les intelligences les plus brillantes de l’histoire de l’humanité essaient depuis des décennies de découvrir les causes du cancer et des traitements pour le soigner, et ils n’y sont toujours pas arrivés. Cela prendra d’autres décennies pour parvenir à déchiffrer le processus biologique des perturbateurs endocriniens.”

– Mais à l’intérieur de l’entreprise, on ne niait pas que les pesticides puissent être des perturbateurs endocriniens ?

– Pas du tout ! J’ai un autre document, daté du 30 juillet 1996, qui est un énième brouillon de la déclaration officielle de l’American Crop Protection Association (ACPA), lequel sera finalement signée par tous les fabricants de pesticides. J’ai moi-même coordonné la rédaction de cette déclaration commune, qui a fait plusieurs fois la navette entre toutes les firmes signataires. Ce brouillon a été rédigé par neuf scientifiques de l’industrie, qui proposaient de remplacer le terme “perturbation endocrinienne” par “modulation endocrinienne reproductive”, en précisant que “le mot modulation est moins chargé émotionnellement que perturbation”. Ensuite, ils écrivaient : “Il y a des preuves scientifiques convaincantes que certains produits chimiques organiques, y compris certains pesticides, ont causé des effets sur la reproduction de populations locales de poissons et de la faune fortement exposées et que ces effets sont fondés sur la modulation du système endocrinien reproductif. De plus, les études de laboratoire exigées actuellement par l’EPA (l’Agence de protection de l’environnement) ne permettent pas généralement d’évaluer si un produit chimique peut causer ces effets[i].” Je dois préciser que ce paragraphe a disparu de la déclaration finale ! Ce n’est pas surprenant, car l’un des arguments que j’étais chargée de promouvoir auprès de tous mes interlocuteurs, c’était précisément le contraire ! J’ai ici un mémorandum de la National Agricultural Chemicals Association, que j’ai largement distribué. Il reprend les questions clés concernant les perturbateurs endocriniens et fournit des réponses toutes faites. Comme par exemple : “Est-ce que les études exigées par l’EPA permettent de détecter l’activité œstrogénique des produits ?” La réponse : “Oui ! L’étude clé qui permet de signaler l’activité œstrogénique potentielle est l’étude de reproduction sur deux générations.”

– Quelle fut la stratégie de l’industrie pour contrer l’impact de Our Stolen Future ?

Attaquer l’attaquant, mais pas directement ! Nombreux étaient ceux dans l’industrie qui voulaient attaquer personnellement Theo Colborn. Mais d’autres disaient : si vous l’attaquez, vous lui donnerez plus de crédibilité. Il n’y a probablement rien de mieux, pour un scientifique environnementaliste, que d’être attaqué personnellement par l’industrie des pesticides, qui n’a pas bonne presse. C’est ce qui s’était passé pour Rachel Carson et cela avait été un désastre en termes d’image. Au cours des nombreuses réunions que nous avons organisées – l’année 1996 fut vraiment très éprouvante ! –, nous avons donc décidé de montrer notre bonne volonté : nous avons créé un groupe de travail, baptisé Endocrine Issue Coalition, qui était censé fournir des propositions pour améliorer l’évaluation des pesticides et autres produits chimiques. Le message que je devais faire circuler était : “Nous prenons tout cela au sérieux, nous travaillons…” Parallèlement, j’étais chargée de contacter tous les “groupes pro-pesticides” que l’industrie avait créés dans les cinquante États de l’Union…

– Des “groupes pro-pesticides” ? C’est quoi ?, ai-je demandé, car je n’étais pas sûre d’avoir bien compris.

Ce sont des associations de paille que nous avions montées de toutes pièces et vers qui nous renvoyions la presse, quand elle sollicitait une interview d’un représentant de l’industrie. Regardez, j’ai la liste ici : comment ne pas faire confiance à la “Coalition de l’Indiana pour la défense de l’environnement” ? Ou au “Conseil du Kansas pour la protection et l’éducation environnementale” ? Ou aux “Amis des fermes et forêts de Washington” ? Nous leur donnions de l’argent et des informations et leur rôle était de défendre nos positions, tout en prétendant être indépendantes.

– Le but était de créer le doute ?

– Tout à fait ! Quand les journalistes leur demandaient leur avis sur le débat autour des perturbateurs endocriniens, ils répondaient : “Ah ! Vous savez, il ne faut pas s’emballer, on a besoin des pesticides pour produire une alimentation abondante et bon marché… Il faut faire plus de recherche…” J’ai ici une lettre qui émane de Terry Witt, le président de “Oregonians for Food and Shelter”, l’un de nos groupes. Il est adressé conjointement à ses contacts chez Sandoz, Ciba, DuPont, Monsanto, ACPA et DowElanco. Il demande qu’on lui envoie “des informations et des noms d’experts” pour contrer une campagne contre les herbicides organochlorés menée par ce qu’il appelle la “faction environnementale et antitechnologie”. J’imagine que nous avons dû lui fournir le nom de quelques universitaires que nous avions recrutés.

– Des universitaires ?

– Oui ! C’était une autre partie de mon travail : constituer et entretenir un réseau d’universitaires amis que l’on puisse solliciter pour faire des études, bien payées ; et éventuellement prendre publiquement la parole pour défendre nos intérêts… »

À ce stade de l’interview, Dawn Forsythe s’est brutalement arrêtée de parler. Après un long silence, elle a repris la parole, la voix entrecoupée de sanglots : « Pour moi, cela a été très douloureux, surtout dans les années qui ont suivi mon départ, quand j’ai compris le rôle que j’avais joué pour faire échouer des lois destinées à protéger la population, ou pour convaincre les gens de croire à nos mensonges. C’était très douloureux et cela l’est encore… Je suis désolée d’avoir passé une partie de ma vie de cette manière. J’étais une enfant des années 1960 et 1970 qui voulait faire le bien et je pensais sincèrement qu’on avait besoin des pesticides pour nourrir le monde.

– Pourquoi êtes-vous partie ?

– J’ai assisté à une conférence d’Ana Soto sur le lien entre les perturbateurs endocriniens et le cancer du sein, où elle a évoqué plusieurs pesticides, dont l’atrazine. À l’époque, Sandoz avait le projet de mélanger cet herbicide à un produit maison et je m’en suis inquiétée auprès de la direction. J’ai très vite compris que ce n’était pas son problème. Petit à petit, j’ai senti qu’on se méfiait de moi, non seulement chez Sandoz, mais aussi dans le reste de l’industrie : un jour, lors d’une réunion interfirmes, le représentant de Dow Chemical m’a traitée de “terroriste écoféministe”. J’ai profité de la fusion entre Sandoz et Ciba-Geigy pour partir… Après, ce ne fut pas facile : j’étais bien sûr grillée dans l’industrie, mais aussi dans le monde environnementaliste : qui va faire confiance à une ancienne lobbyiste des pesticides ? Grâce au soutien de Theo Colborn, j’ai réussi à remonter la pente et à retrouver du travail dans une administration. En attendant, les manœuvres de l’industrie ont payé : en août 1996, le Congrès a voté une loi, demandant à l’EPA de mettre en place un programme pour évaluer les effets potentiels des produits chimiques sur le système endocrinien, mais treize ans plus tard, cela n’a toujours pas été fait. Que de temps perdu[2] ! »

Dawn Forsythe a raison : comme nous allons le voir dans les deux chapitres suivants, avec les affaires du distilbène et du bisphénol A, l’alarme sonnée en 1991 par les scientifiques de la Déclaration de Wingspread a été suivie de peu d’effets… Mais avant de partir vers d’autres horizons, j’avais une dernière question à lui poser. Celle-ci n’a cessé de me tarauder tout au long de mon enquête sur la planète chimique : « Les gens qui travaillent chez Sandoz ou Monsanto ont une famille : comment font-ils pour la protéger ?

– Ils vivent entre eux, m’a répondu l’ancienne lobbyiste des pesticides. Sauf quand il y a une fusion ou des licenciements massifs, il est rare que l’on quitte la grande famille que représente l’industrie chimique. Et dans leur univers, les risques chimiques n’existent pas. Ils sont comme j’ai moi-même été pendant de nombreuses années : ils croient sincèrement que leur entreprise est “responsable” et que les produits sont sérieusement testés avant d’être mis sur le marché. En tout cas, la grande majorité en est convaincue… »


[1]Dawn Forsythe m’a laissé photocopier une centaine de documents issus de ses archives personnelles, dont tous ceux qu’elle cite dans cette interview.

[2] Il s’agit du Food Quality Protection Act (FQPA) et des amendements de 1996 au Safe Drinking Water Act (SDWA). En 2010, l’administration Obama aurait demandé à l’EPA d’accélérer le programme. Sur son site, l’Agence de protection de l’environnement écrivait en 1998 que son problème était le « manque de données scientifiques pour la majorité des [87 000] produits chimiques et de leurs dérivés », qui permettraient d’évaluer leurs risques associés au système endocrinien (EDSTAC Final Report, <www.epa.gov>, chapitre 4, août 1998).


[i] Les auteurs de ce « brouillon » sont Dave Fischer (Bayer), Richard Balcomb (American Cyanamid), C. Holmes (BASF), T. Hall (Sandoz), K. Reinert et V. Kramer (Rohm & Haas), Ellen Mihaich (Rhône-Poulenc), R. McAllister et J. McCarthy (ACPA).

L’introduction de mon livre

Impossible de rapporter ici tous les articles qui parlent de mon film et livre « Notre poison quotidien » qui ont inspiré les unes de l’Express, le Nouvel Observateur et Télérama. Outre les articles du Monde, Le Pélerin, Sud-Ouest, Le Figaro Madame, Les Inrockuptibles, VSD, Télé 7 Jours, etc, je signale cet article de la Croix:

http://www.la-croix.com/Ce-danger-insidieux-niche-dans-nos-assiettes/article/2458059/5548

Par ailleurs, j’ai participé, hier, à un « face à face » d’une heure avec Jean-Charles Boquet, le directeur de l’Union des Industries de la Protection des Plantes (UIPP) qui sera mis en ligne sur le site de Libération et fera l’objet d’un compte-rendu de deux pages dans le journal de mardi 15 mars, le jour de la diffusion de mon film.

J’informe également les internautes que je je participerai , mardi à 18 heures 20, à l’émission Le Grain à moudre, de France Culture, avec Bruno Lemaire, le ministre de l’agriculture (voir mon agenda sur ce Blog)

L’avant-première de Berlin s’est très bien passée. Après la projection, j’ai répondu aux questions du public et de Thomas Kausch (photo) qui animera le débat à la suite de la diffusion du film mardi.

Dès la semaine du 20 mars, j’entreprendrai une tournée en France pour participer à de nombreuses projections/débats. L’agenda réactualisé en permanence est déjà consultable sur le site de « Notre poison quotidien »:

http://www.arte.tv/fr/Comprendre-le-monde/Notre-poison-quotidien/3750866.html

Je mets en ligne l’introduction de mon livre qui explique ma démarche pour cette nouvelle enquête.

Savoir, c’est pouvoir

« Est-ce que ce livre sera la suite du Monde selon Monsanto[i][1] ? » Cette question n’a cessé de m’être posée depuis 2008, lorsqu’au cours d’un débat ou d’une conférence, j’annonçais que je travaillais sur un nouveau projet. Oui et non, ce livre est et n’est pas la « suite de Monsanto », même si sa matière a évidemment à voir avec celle de mon enquête précédente. En effet, il en est des livres et des films – pour moi, les deux sont intimement liés – comme des perles d’un collier ou des pièces d’un puzzle : ils se succèdent et s’emboîtent sans que j’y prenne garde. Ils naissent et se nourrissent par ricochets des interrogations suscitées par le travail qui les a précédés. Et ils finissent par s’imposer comme les maillons d’une même chaîne. Dans tous les cas, le processus à l’œuvre est toujours le même : le désir de comprendre, pour ensuite transmettre au plus grand nombre les connaissances accumulées.

Trois questions à propos du rôle de l’industrie chimique

Notre poison quotidien est donc le fruit d’un long processus, commencé en 2004. À l’époque, je m’inquiétais des menaces qui pesaient sur la biodiversité : dans deux documentaires diffusés sur Arte sur le brevetage du vivant et l’histoire du blé[ii], j’avais raconté comment des multinationales obtenaient des brevets indus sur des plantes et savoir-faire des pays du Sud. Au même moment, je tournais un reportage en Argentine, qui dressait le bilan (désastreux) des cultures de soja transgénique, le fameux soja Roundup ready de Monsanto[iii]. Pour ces trois films, j’avais voyagé aux quatre coins de la planète, en m’interrogeant sur le modèle agroindustriel mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dont le but affiché était de « nourrir le monde ». J’avais constaté qu’il induisait une extension des monocultures au détriment de l’agriculture vivrière et familiale, provoquant une réduction draconienne de la biodiversité qui, à terme, constituait une menace pour la sécurité et la souveraineté alimentaires des peuples. Je notais aussi que la fameuse « révolution verte » s’accompagnait d’un appauvrissement des ressources naturelles (qualité des sols, eau) et d’une pollution généralisée de l’environnement, en raison de l’usage massif de produits chimiques (pesticides ou engrais de synthèse).

Tout naturellement, cette trilogie m’a conduite à m’intéresser à la firme américaine Monsanto, l’un des grands promoteurs et bénéficiaires de la « révolution verte » : d’abord parce qu’elle fut (et continue d’être) l’un des principaux fabricants de pesticides du xxe siècle ; ensuite, parce qu’elle est devenue le premier semencier du monde et qu’elle tente de mettre la main sur la chaîne alimentaire grâce aux semences transgéniques brevetées (les fameux « OGM », organismes génétiquement modifiés). Je ne dirais jamais assez à quel point je fus surprise de découvrir les multiples mensonges, manipulations et coups tordus dont était capable la firme de Saint Louis (Missouri), pour maintenir sur le marché des produits chimiques hautement toxiques, quel qu’en soit le prix environnemental, sanitaire et humain.

Et au fur et à mesure que j’avançais dans ce « thriller des temps modernes », pour reprendre l’expression de la sociologue Louise Vandelac, qui a préfacé l’édition canadienne du Monde selon Monsanto, trois questions ne cessaient de me tarauder. Est-ce que Monsanto constitue une exception dans l’histoire industrielle ou, au contraire, son comportement criminel – je pèse mes mots – caractérise-t-il la majorité des fabricants de produits chimiques ? Et puis, une question en appelant une autre, je me demandais aussi : comment sont évaluées et réglementées les quelque 100 000 molécules chimiques de synthèse qui ont envahi notre environnement et nos assiettes depuis un demi-siècle ? Enfin, y a-t-il un lien entre l’exposition à ces substances chimiques et la progression spectaculaire des cancers, maladies neurodégénératives, troubles de la reproduction, diabète ou obésité que l’on constate dans les pays « développés », au point que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) parle d’« épidémie » ?

Pour répondre à ces questions, j’ai décidé de m’attacher dans cette nouvelle enquête aux seules substances chimiques qui entrent en contact avec la chaîne alimentaire, du champ du paysan (pesticides) à l’assiette du consommateur (additifs et plastiques alimentaires). Ce livre n’abordera donc pas les ondes électromagnétiques, ni les téléphones portables ni la pollution nucléaire, mais uniquement les molécules de synthèse auxquelles nous sommes exposés, dans notre environnement ou notre alimentation – notre « pain quotidien » largement devenu notre « poison quotidien ». Sachant que le sujet était hautement polémique – et ce n’est pas surprenant, étant donné l’importance des enjeux économiques qui y sont rattachés –, j’ai choisi de procéder méthodiquement, en partant du plus « simple » et du moins contestable, à savoir les intoxications aiguës, puis chroniques, des agriculteurs exposés directement aux pesticides, pour aller progressivement vers le plus complexe, les effets à faibles doses des résidus de produits chimiques que nous avons tous dans le corps.

Assembler les pièces du puzzle

Notre poison quotidien est le fruit d’une longue investigation, qui a mobilisé trois types de ressources. D’abord, j’ai consulté une centaine de livres, écrits par des historiens, sociologues et scientifiques, majoritairement d’Amérique du Nord. Mon enquête doit ainsi beaucoup au précieux travail de recherche accompli par des universitaires de grand talent, comme Paul Blanc, professeur de médecine du travail et de l’environnement à l’université de Californie ou ses confrères historiens Gerald Markowitz et David Rosner, ou encore David Michaels, un épidémiologiste nommé en décembre 2009 à la tête de l’OSHA (Occupational Safety and Health Administration), l’agence américaine chargée de la sécurité au travail. Très documentés et malheureusement non traduits en français, leurs ouvrages m’ont permis d’accéder à une masse d’archives inédites et m’ont aidée à replacer l’objet de mon enquête dans le contexte beaucoup plus large de l’histoire industrielle.

C’est ainsi que je suis remontée aux origines de la « révolution industrielle » qui a précédé la « révolution verte », deux faces d’un même monstre insatiable : le progrès, censé nous apporter le bonheur et le bien-être universels, dont tout indique pourtant que, tel un Saturne des temps modernes, il menace de « dévorer ses propres enfants ». Si l’on n’effectue pas cet indispensable retour dans le temps, il est en effet impossible de comprendre comment le système de réglementation des produits chimiques a été inventé et fonctionne encore aujourd’hui – un système nourri du mépris récurrent des industriels et des autorités publiques pour les ouvriers des usines qui ont payé un lourd tribut à la folie chimique des sociétés dites « développées ».

Ce livre se nourrit aussi des multiples documents d’archives que j’ai pu glaner auprès d’avocats, organisations non gouvernementales, experts ou particuliers, particulièrement « têtus » et qui ont réalisé un travail considérable pour documenter les méfaits de l’industrie chimique. Comme par exemple l’incroyable Betty Martini, à Atlanta, dont je salue la persévérance à rassembler les pièces à conviction contre cet édulcorant de synthèse hautement suspect qu’est l’aspartame. J’ai bien évidemment gardé précieusement une copie de tous les documents que je cite au cours de ces pages, exclusifs ou méconnus de la presse et du grand public. Toutes ces pièces m’ont aidé, de façon décisive, à reconstituer le puzzle dont ce livre entend donner une image claire, sinon définitive.

Mais cette tache eût été incomplète si elle n’avait été également nourrie par la cinquantaine d’entretiens personnels que j’ai menés dans les dix pays où m’a conduite mon investigation : France, Allemagne, Suisse, Italie, Grande-Bretagne, Danemark, États-Unis, Canada, Inde et Chili. Parmi les « grands témoins » que j’ai interrogés, figurent notamment dix-sept représentants des agences d’évaluation des produits chimiques, comme l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), la Food and Drug Administration (FDA) américaine ou le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé – de même que le Joint Meeting on Pesticides Residues (JMPR), le comité commun de l’OMS et de la FAO, chargé d’évaluer la toxicité des pesticides. J’ai aussi interrogé trente et un scientifiques, principalement européens et américains, à qui je voudrais rendre hommage, car ils continuent de se battre pour maintenir leur indépendance et défendre une conception de la science au service du bien commun, et non des intérêts privés. Ces longs entretiens ont tous été filmés, puisqu’ils font aussi partie de la matière de mon film Notre poison quotidien, qui accompagne ce livre.

« Le diable est dans le détail »

Notre poison quotidien est enfin le fruit d’une conviction que j’aimerais faire partager : il faut se réapproprier le contenu de notre assiette, reprendre en main ce que nous mangeons pour qu’on cesse de nous infliger de petites doses de poisons qui ne présentent aucun avantage. Comme me l’a expliqué Erik Millstone, un universitaire britannique, dans le système actuel, « ce sont les consommateurs qui prennent les risques et les entreprises qui reçoivent les bénéfices ». Mais pour pouvoir critiquer les (multiples) failles du « système » et exiger qu’il soit revu de fond en comble, il faut comprendre comment il fonctionne.

Je dois admettre qu’il ne fut pas aisé de décrypter les mécanismes qui président à l’établissement des normes régissant l’exposition à ce que le jargon édulcoré des experts appelle les « risques chimiques ». Ce fut par exemple un véritable casse-tête que de reconstituer la genèse de la fameuse « dose journalière acceptable » – ou « admissible », dite « DJA » – des poisons auxquels nous sommes tous exposés. Je soupçonne même que la complexité du système d’évaluation et de réglementation des poisons chimiques, qui fonctionne toujours derrière des portes closes et dans le plus grand secret, est aussi une manière d’assurer sa pérennité. Qui va en effet mettre son nez dans l’histoire de la DJA, ou des « limites maximales de résidus » ? Et si, par hasard, un journaliste ou un consommateur trop curieux ose poser des questions, la réponse des agences de réglementation est généralement : « Ça marche grosso modo. Et puis, vous savez, c’est très compliqué, faites-nous confiance, nous savons ce que nous faisons… »

Le problème, c’est qu’il ne peut pas y avoir de grosso modo quand il s’agit de données toxicologiques dont l’enjeu est la santé des consommateurs, y compris ceux des générations futures. C’est pourquoi, persuadée au contraire que « le diable est dans le détail », j’ai décidé de prendre le parti inverse. J’espère donc que le lecteur me pardonnera ce qu’il pourra considérer parfois comme un souci exagéré de la précision ou de l’explication, la multiplication des notes et des références. Mais mon objectif, c’est que chacun puisse devenir, s’il le désire, son propre expert. Ou, en tout cas, que chacun dispose d’arguments rigoureux qui lui permettent d’agir autant que ses moyens le lui permettent, voire d’influer sur les règles du jeu qui gouvernent notre santé. Car savoir, c’est pouvoir…


[1] Toutes les notes de référence sont classées par chapitre, en fin de ce livre, p. xxx.


Notes de fin

Notes de l’introduction

[i] Marie-Monique Robin, Le Monde selon Monsanto. De la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien, La Découverte/Arte Éditions, Paris, 2008.

[ii] Marie-Monique Robin, Les Pirates du vivant et Blé : chronique d’une mort annoncée ?, Arte, 15 novembre 2005.

[iii] Marie-Monique Robin, Argentine : le soja de la faim, Arte, 18 octobre 2005. Avec Les Pirates du vivant, il est disponible en DVD, dans la collection « Alerte verte ».