J’appelle tous les internautes à se mobiliser contre l’accord de libre échange avec les Etats Unis que la Communauté européenne envisage de signer dans un avenir proche. J’ai réalisé récemment un documentaire, intitulé « Les déportés du libre échange« , diffusé sur ARTE, qui racontait les conséquences désastreuses de l’Accord de Libre Echange Nord Américain (ALENA) , entré en vigueur le 1er janvier 1994, pour les paysans, travailleurs et citoyens mexicains:
http://www.mariemoniquerobin.com/deportedulibreechangesynopsis.html
J’y ai consacré un chapitre entier dans mon livre Les moissons du futur (voir ci-dessous).
Qu’on ne s’y trompe pas: au nom du « libre échange » et de « l’harmonisation« , le futur accord entraînera un alignement européen sur le modèle américain: privatisation des services publics – santé, éducation-, remise en cause des lois environnementales, des droits du travail, poulets et lait aux hormones, OGM, etc.
Comme le rappelle le député européen Yannick Jadot dans Libération d’aujourd’hui, récemment, le Québec a décidé d’un moratoire sur l’exploitation des gaz de schiste, et les compagnies des Etats Unis ont brandi l’ALENA pour exiger des centaines de millions de dollars d’indemnisation.
Certes, on peut se féliciter de la position ferme du président Hollande qui a exigé que soit retiré du cadre des négociations le secteur audiovisuel, mais ce n’est pas suffisant! Je crains même que ce soit un moyen de nous faire avaler la pilule…
Les accords de libre échange promus par les Etats Unis sont pilotés par les grandes multinationales qui visent ainsi à terminer leur besogne: mettre la planète en coupe réglée. C’est ce que j’ai expliqué, en juin 2012, au parlement japonais, qui m’avait sollicitée lors de mon séjour en terre nippone pour mes films Les moissons du futur et Terre souillée. Le pays est aussi en négociation avec les Etats Unis pour la signature d’un accord de « libre échange »:
http://www.arte.tv/sites/fr/robin/2012/06/24/message-au-parlement-japonais/
À chacun de se mobiliser pour que l’accord américano-européen ne soit jamais signé!
Je mets ici en ligne le début du chapitre que j’ai consacré à l’ALENA dans mon livre Les moissons du futur:
Le « libre-échange » affame le Mexique
« Aujourd’hui, les États-Unis, le Mexique et le Canada embarquent ensemble dans une entreprise extraordinaire. Nous allons créer le marché le plus grand, le plus riche et le plus productif du monde, un marché de 6 milliards de dollars et de 360 millions de personnes. […] L’Accord de libre-échange nord-américain va créer de nouveaux emplois avec de bons salaires dans les trois pays, parce qu’un marché ouvert stimule la croissance et crée de nouveaux produits à des prix compétitifs. […] Le libre-échange est la voie du futur. » C’était le 7 octobre 1992, à San Antonio, au Texas, le fief du président George W. Bush qui prononçait ces mots exaltés. Ce jour-là, il avait convié ses homologues canadien, Brian Mulroney, et mexicain, Carlos Salinas de Gortari, pour un grand raout à la hauteur de l’enjeu : la signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), prévoyant la libre circulation des biens et des services, y compris des produits agricoles, dans les trois pays de la zone.
L’Accord de libre-échange nord-américain : une « bonne affaire » ?
N’en déplaise à nos amis canadiens, mais je passerai l’allocution de leur Premier ministre pour me concentrer sur celle du président mexicain, qui était alors sur le point d’engager son pays sur une voie dévastatrice. Vêtu d’un costume bleu, il avait l’air tout petit à côté de ses deux grands voisins du Nord, un peu comme une pièce rapportée qu’on rajoute au dernier moment sur la photo de famille. Il semble que ce fut aussi l’impression de mes collègues de l’Associated Press qui ont couvert l’événement. Quand j’ai consulté leurs rushes (les images brutes), j’ai découvert qu’ils avaient très peu filmé le discours de Carlos Salinas de Gortari, préférant faire de longs plans de coupe sur Bush et Mulroney, pendant qu’il parlait. Du coup, quand en janvier 2012, j’ai voulu monter le reportage que j’ai réalisé pour Arte sur l’ALENA[i], j’ai dû faire appel à la télévision mexicaine pour avoir le discours de leur président parlant avec le son et l’image. L’anecdote n’est pas anodine, car elle en dit long sur ce qui se préparait ce 7 octobre 1992 : la mise en coupe réglée de l’économie mexicaine par la première puissance du monde.
« Avec le traité de libre-échange, nos peuples prennent acte des nouvelles conditions de l’économie mondiale, a déclaré sur un ton monocorde Carlos Salinas. […] Le traité permettra aux producteurs de faire des économies d’échelle, en profitant des avantages comparatifs de chacune de nos économies. Il favorisera la croissance économique du Mexique […] et entraînera une augmentation de la productivité et de meilleurs salaires pour les travailleurs. Grâce à l’ALENA, nous serons tous gagnants ! »
S’ensuivent des images où l’on voit les trois dirigeants apposer leur paraphe sur de volumineux livres reliés de cuir, contenant des milliers de pages de documents. Mais l’affaire n’était pas encore dans le sac, car pour pouvoir entrer en vigueur, l’ALENA devait être approuvé par les trois Parlements nationaux. Et ce fut aux États-Unis que la bataille fut la plus rude. Celle-ci incomba au démocrate Bill Clinton, qui gagna les élections contre le républicain Bush, un mois après la signature de San Antonio, et se révéla un défenseur invétéré du « libre-échange ». C’est ainsi que, le 14 septembre 1993, il organisa une cérémonie somptueuse à la Maison-Blanche. Pour cette occasion exceptionnelle, il avait convié ses trois prédécesseurs, Gerald Ford, Jimmy Carter et George W. Bush. Car l’heure était à l’union nationale : pour convaincre le Congrès de ratifier l’ALENA, l’administration Clinton avait dû négocier l’adjonction de trois accords annexes portant sur le respect de l’environnement, le droit des travailleurs, la sécurité au travail et le droit des enfants. Autant de domaines qui concentraient les critiques des opposants à l’ALENA, aussi bien dans le camp démocrate que républicain, sans oublier les organisations de la société civile ou les syndicats. La suite prouvera qu’ils n’avaient pas tort, et les trois accords annexes n’y changeront pas grand-chose.
« Je transmettrai l’ensemble des accords au Congrès pour approbation », a expliqué Bill Clinton, après avoir chaleureusement remercié George Bush, qui a « largement contribué aux négociations pour l’ALENA ». « Bien que le combat risque d’être difficile, je suis profondément convaincu que nous pouvons gagner, a-t-il poursuivi. D’abord, parce que l’ALENA signifie des emplois américains bien payés. Si ce n’était pas le cas, je ne soutiendrai pas ce traité. Je suis convaincu que l’ALENA créera un million d’emplois dans les cinq années qui suivront son entrée en vigueur. […] L’ALENA créera ces emplois en promouvant un boom des exportations vers le Mexique, en supprimant les taxes douanières que l’administration du président Salinas a déjà réduites mais qui restent plus élevées que les taxes américaines. […] Cela signifie que l’on va pouvoir combler plus rapidement le fossé qui existe entre les niveaux de salaires de nos deux pays. Et au fur et à mesure que les bénéfices de la croissance économique irrigueront le Mexique et profiteront aux gens qui travaillent, que se passera-t-il ? Ceux-ci auront plus de revenus disponibles pour acheter des produits américains et il y aura moins d’immigration illégale, parce que les Mexicains seront capables d’entretenir leurs enfants en restant chez eux. »
Après avoir été copieusement applaudi, le président américain a conclu avec l’emphase des grands moments : « Nous pouvons gagner. L’heure n’est pas au défaitisme. […] Dans un monde imparfait, nous avons la possibilité d’avancer et de créer un futur qui vaut la peine pour nos enfants et nos petits-enfants, digne de l’héritage de l’Amérique et conforme à ce que nous avons fait à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous devons créer une nouvelle économie mondiale. […] C’est l’occasion de fournir un nouvel élan à la liberté et à la démocratie en Amérique latine et de créer de l’emploi aux États-Unis. C’est une bonne affaire et nous devons la saisir. » Bill Clinton a gagné : l’ALENA a été ratifié par le Congrès à une majorité honorable[1], le 17 novembre 1993. Il est entré en vigueur le 1er janvier 1994.
« La disparition des petits paysans était programmée »
Considéré comme le « laboratoire de la mondialisation », l’ALENA est un sujet complexe. Avant d’aller voir sur le terrain, au Mexique, mais aussi aux États-Unis, quelles ont été ses conséquences dans le domaine agricole, j’ai voulu rencontrer un témoin de premier plan : Laura Carlsen, qui vit depuis 1986 à Mexico, où elle dirige le « programme des Amériques » du Center for International Policy de Washington. Elle a notamment coécrit un livre, intitulé Confronting Globalization et paru en 2003, qui dressait un premier bilan économique et social de l’ALENA. Elle a suivi de très près la genèse du traité et le débat intense qu’il a suscité de part et d’autre du Rio Grande[ii].
« J’étais au Mexique pendant toute la période de négociations de l’ALENA et personne ne savait ce qu’était un traité de libre-échange et quelles conséquences cela allait avoir, m’a-t-elle expliqué, lors de ma visite à son domicile, le 16 octobre 2011. C’est la première fois, en effet, qu’un accord de libre-échange était signé entre des pays dont l’économie est si différente, comme celles des États-Unis, la première puissance mondiale, et du Mexique, un pays sous-développé. Jusqu’à présent, ce genre de traité concernait des pays avec des économies proches, comme en Europe. L’argument des promoteurs du traité était qu’il allait être un exemple parfait d’intégration régionale, permettant à chacun des trois pays de tirer parti de ses “avantages comparatifs”. Par exemple, grâce à son climat, le Mexique allait pouvoir vendre des fruits et légumes produits hors saison aux États-Unis ou au Canada. En fait, les “avantages comparatifs” étaient des niches que le Mexique était censé occuper sur le marché de la première puissance mondiale. Dans les faits, l’ALENA a entraîné un vaste processus de réorganisation de la chaîne alimentaire en Amérique du Nord.
– Pourquoi avez-vous écrit que l’ALENA était “mal nommé” ?
– Parce que la plupart des termes qui constituent le nom de l’accord sont erronés. Il n’y a rien de “libre” dans l’“échange” qu’a permis l’ALENA. Si on prend l’exemple du marché des aliments en Amérique du Nord, il est dominé par une poignée de multinationales qui contrôlent toute la chaîne, avec une intégration verticale comprenant la production, la distribution, l’importation ou l’exportation des aliments. Leur objectif n’est pas de produire des aliments pour nourrir les gens, mais de faire le maximum de profit. Le terme “accord” est aussi trompeur : l’ALENA a été négocié par les gouvernements avec les multinationales. Étaient absents de la table des négociations des millions de petits paysans et de travailleurs, dont les représentants n’ont jamais été consultés, alors que le traité allait affecter la vie de millions de personnes. Clairement, ce sont les multinationales qui ont gagné, notamment celles de l’agrobusiness, et ceux qui ont perdu ce sont les petits paysans, les ouvriers et les petites entreprises locales.
– Quelles ont été les conséquences pour les petits paysans mexicains ?
– Ils représentent sans aucun doute le secteur le plus touché par l’ALENA. Ils ont perdu tout soutien du gouvernement mexicain, qui a démantelé le système des aides à l’agriculture familiale. Ce système comprenait des prix garantis aux producteurs, un accès aux crédits et un soutien des prix à la consommation, qui permettaient aux petits paysans de vivre et aux consommateurs de se nourrir bon marché, notamment pour les tortillas. Tout a disparu. Après l’entrée en vigueur de l’ALENA, les importations de maïs en provenance des États-Unis ont quintuplé et les prix se sont effondrés. Les familles paysannes, qui avaient l’habitude de consommer un tiers de leur production et de vendre les surplus sur les marchés, ont vu leur pouvoir d’achat se réduire comme peau de chagrin, ce qui a entraîné une augmentation de la pauvreté et de la malnutrition. Le résultat de l’ALENA, c’est que ceux qui produisent les aliments ont commencé à avoir faim. La malnutrition concerne aujourd’hui 19 millions de personnes, dont 60 % vivent à la campagne.
– Mais les promoteurs de l’ALENA pouvaient-ils prévoir ce qui allait se passer ?
– Ils le savaient parfaitement ! Je me souviens avoir rencontré, en 1991, l’attaché commercial des États-Unis au Mexique. Il m’a dit, sans ambages : “Nous savons que 3 millions de petits paysans seront mis hors circuit.” J’ai demandé : “Qu’est ce qui va leur arriver ?” Il m’a répondu qu’ils étaient “obsolètes”. Je n’oublierai jamais ce mot terrible ! Il m’a dit : “Nous allons investir dans l’industrie et ce sera mieux pour eux de devenir des ouvriers plutôt qu’ils restent dans ces zones arriérées.” Or ces industries n’ont jamais vu le jour, car à part les sinistres maquiladoras, les usines de montage sur la frontière entre les deux pays, l’ALENA n’a apporté aucun emploi industriel, c’est même tout le contraire ! Le résultat, en tout cas, c’est que 3 millions de petits paysans, majoritairement des producteurs de maïs, ont abandonné l’agriculture. Et cet exode rural massif était programmé.
– Pourquoi les producteurs de maïs ont-ils été particulièrement touchés ?
– Les États-Unis ont un mode de production très intensif, grâce à l’usage massif d’intrants – pesticides et engrais chimiques, énergie, irrigation – et des monocultures qui s’étendent sur des milliers d’hectares, au détriment de l’environnement. De plus, les producteurs américains reçoivent des subventions que les Mexicains n’ont pas. C’est probablement l’un des aspects les plus scandaleux de l’ALENA. Les États-Unis ont été autorisés à maintenir non seulement leurs subventions, mais aussi certaines barrières douanières, notamment pour le riz et le sucre. Et c’est au Mexique – un pays qui a de sérieux problèmes de pauvreté et de sous-développement – qu’on a demandé d’éliminer ses barrières douanières, de s’ouvrir totalement aux capitaux étrangers et de supprimer les aides à l’agriculture familiale. Les petits paysans ont complètement été exclus du jeu et, pour survivre, ils n’avaient que deux options : émigrer vers les États-Unis ou rejoindre l’économie informelle de Mexico ou la filière de la drogue qui, aujourd’hui, gangrène le pays. »
[1] La Chambre des représentants a approuvé l’ALENA par 234 voix (132 républicains et 102 démocrates) contre 200, et le Sénat par 61 voix (34 républicains et 27 démocrates) contre 38.
Notes du chapitre 10
[i] Marie-Monique Robin, Les Déportés du libre-échange, « Arte Reportage », 4 février 2012.
[ii] Timothy A. Wise, Hilda Salazar et Laura Carlsen, Confronting Globalization, Kumarian Press, Blue Hills, 2003.