Au moment où j’écris ces lignes, j’apprends que les membres de l’association Phyto Victimes, dont j’ai raconté la naissance dans mon livre Notre poison quotidien, ont obtenu un rendez-vous avec … Bruno Lemaire au salon de l’agriculture. Campagne électorale oblige : je sais , pour avoir croisé le ministre de l’agriculture sur le plateau de France 2 (Mots croisés) et dans une émission de France Culture (Le grain à moudre) que celui-ci n’a que peu d’intérêt pour ces paysans qui se « prétendent malades des pesticides ». De plus, il a toujours manifesté un soutien sans faille aux positions de la FNSEA, qui continue de nier, avec en tête Xavier Beulin, son patron, le lien entre l’exposition aux pesticides et certains cancers ou maladies neurodégénératives. Le déni de la FNSEA est tel que le syndicat agricole a voté contre la création d’un nouveau tableau de maladie professionnelle, associant l’utilisation de poisons agricoles (encore appelés « produits phytosanitaires ») et la maladie de Parkinson ! La commission supérieure des maladies professionnelles en agriculture (COSMAP), lors de sa réunion du 1er juin 2011, a, cependant, adopté la proposition par 19 voix contre 4 (FNSEA et Coop de France !) et une abstention !
http://www.fnafcgt.fr/IMG/pdf/07-11_PARKINSON.pdf
Comment expliquer ce déni ? Je ne vois qu’une explication : les liens intimes (et notamment financiers) qui unissent certains dirigeants de la FNSEA et des coopératives agricoles aux fabricants d’ « élixirs de mort », pour reprendre l’expression de Rachel Carson dans Le printemps silencieux. Comme je l’ai déjà écrit sur ce Blog, il serait pourtant temps qu’ils se réveillent, car la roue tourne, et continuer dans le déni pourrait leur coûter très cher…
Hier matin, en tout cas, les membres de Phyto Victimes, qui ont désormais un site internet (http://www.phyto-victimes.fr/) ont mené une série d’actions au salon de l’agriculture. Les connaissant personnellement, car j’ai raconté leur histoire dans Notre poison quotidien, je reproduis ici les pages que j’ai consacrées à chacun d’entre eux dans mon livre, avec des photos prises par Olivier Picard au salon de l’agriculture.
Photo : Gilbert Vendé,atteint de la maladie de Parkinson, et reconnu en maladie professionnelle
Extrait de Notre poison quotidien
« Qu’on n’aille pas me dire que la maladie de Parkinson est une maladie de vieux : moi, je l’ai eue à quarante-six ans ! » Aujourd’hui âgé de cinquante-cinq ans, Gilbert Vendé est un ancien salarié agricole qui a participé en janvier 2010 à l’appel de Ruffec. Avec une grande difficulté d’élocution, caractéristique des parkinsoniens, il a raconté son histoire, provoquant l’attention émue de l’auditoire. Il travaillait comme chef de cultures sur une grande exploitation (1 000 hectares) de la « Champagne berrichonne », lorsqu’en 1998, il a été victime d’une intoxication aiguë au Gaucho.
Maladie de Parkinson et Gaucho : le cas exemplaire de Gilbert Vendé
Les amateurs de miel ont sans doute entendu parler de ce produit à base d’imidaclopride fabriqué par la firme Bayer, qui a fait des « milliards de victimes », pour reprendre les mots de Fabrice Nicolino et François Veillerette, évoquant bien sûr les indispensables butineuses[i]. De fait, mis sur le marché en France en 1991, cet insecticide dit « systémique » est un redoutable tueur : appliqué sur les semences, il pénètre dans la plante par la sève pour empoisonner les ravageurs de la betterave, du tournesol ou du maïs, mais aussi tout ce qui ressemble de près ou de loin à un insecte piqueur-suceur, y compris les abeilles. On estime qu’entre 1996 et 2000, quelque 450 000 ruches ont purement et simplement disparu en France notamment du fait de son utilisation et de celle d’autres produits insecticides[ii].
Il faudra la ténacité des syndicats d’apiculteurs, qui saisiront la justice, et les travaux courageux de deux scientifiques – Jean-Marc Bonmatin, du CNRS, et Marc-Édouard Colin, de l’INRA – pour qu’un avis du Conseil d’État parvienne à faire plier le ministère français de l’Agriculture[1]. Celui-ci finira par interdire le Gaucho en 2005, malgré les manœuvres de certains de ses hauts fonctionnaires pour soutenir jusqu’au bout son fabricant. Parmi eux, ou plutôt parmi « elles » : Marie Guillou, directrice de la très puissante Direction générale de l’alimentation (DGAL) de 1996 à 2000 (que nous avons déjà croisée dans l’affaire de Dominique Marchal, quand elle dirigeait en 2005 l’Institut national de la recherche agronomique – voir supra, chapitre 4) ; et Catherine Geslain-Lanéelle, qui lui a succédé à la DGAL de 2000 à 2003, en y faisant preuve d’un zèle tout à fait remarquable : elle refusa de communiquer le dossier d’autorisation de mise sur le marché du Gaucho au juge Louis Ripoll, alors qu’il perquisitionnait au siège de la DGAL après l’ouverture d’une instruction ! En juillet 2006, cette haute fonctionnaire sera nommée à la tête de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) à Parme, où je la rencontrerai en janvier 2010 (voir infra, chapitre 15)[iii].
Ce bref rappel historique était nécessaire pour comprendre à quel point les décisions – ou non-décisions – de ceux qui nous gouvernent ont des répercussions directes sur la vie des citoyens qu’ils sont censés servir : en l’occurrence, les manœuvres dilatoires pour maintenir le Gaucho sur le marché, en niant sa toxicité malgré les preuves accablantes, ont contribué à mettre quelque 10 000 apiculteurs sur le carreau[2] et ont rendu malades un certain nombre d’agriculteurs, comme Gilbert Vendé.
En effet, après avoir « inhalé toute une journée du Gaucho » en octobre 1998, le salarié agricole souffre de violents maux de tête, accompagnés de vomissements. Il consulte son médecin, qui confirme l’intoxication ; puis il reprend peu après le travail, « comme si de rien n’était ». « Pendant des années, j’ai pulvérisé des dizaines de produits, a-t-il expliqué à Ruffec. J’étais certes enfermé dans une cabine, mais je refusais de mettre le masque à gaz, parce que c’est insupportable de passer des heures comme cela, on a l’impression d’étouffer. » Un an après son intoxication, Gilbert Vendé ressent régulièrement d’insoutenables douleurs à l’épaule : « C’était si fort que je descendais du tracteur pour me rouler par terre », a-t-il expliqué. En 2002, il décide de consulter une neurologue à Tours, qui l’informe qu’il a la maladie de Parkinson. « Je n’oublierai jamais ce rendez-vous, a raconté l’agriculteur, la voix voilée par l’émotion, car la spécialiste a carrément dit que ma maladie pouvait être due aux pesticides que j’avais utilisés. »
Il y a fort à parier que cette neurologue connaissait la « littérature scientifique abondante suggérant que l’exposition aux pesticides augmente le risque d’avoir la maladie de Parkinson », ainsi que l’écrit Michael Alavanja[iv]. Dans sa revue systématique de 2004, l’épidémiologiste de l’Institut du cancer de Bethesda cite une trentaine d’études de cas-témoins qui montrent un lien statistiquement significatif entre cette affection neurodégénérative et l’exposition chronique aux « produits phytos » (organochlorés, organophosphorés, carbamates), notamment à des molécules très utilisées, comme le paraquat, le maneb, la dieldrine ou la roténone. Deux ans plus tard, lorsqu’avec son collègue Aaron Blair, le chercheur a analysé une première série de données provenant de l’Agricultural Health Study, il est parvenu à des conclusions similaires.
En effet, cinq ans après leur inclusion dans la méga-cohorte, 68 % des participants (57 251) ont été interrogés. Entre-temps, soixante-dix-huit nouveaux cas de maladie de Parkinson (cinquante-six applicateurs de pesticides et vingt-deux conjoints) avaient été diagnostiqués, s’ajoutant aux quatre-vingt-trois cas enregistrés lors de l’« enrôlement » (soixante applicateurs et vingt-trois conjoints). Les résultats de l’étude montrent que la probabilité de développer la maladie de Parkinson augmente avec la fréquence d’utilisation (le nombre de jours par an) de neuf pesticides spécifiques, le risque pouvant être multiplié par 2,3. Dans leurs conclusions, les auteurs notent que « le fait d’avoir consulté un médecin à cause des pesticides ou d’avoir vécu un incident provoqué par une forte exposition personnelle est associé à un risque accru[v] ». En lisant cela, j’ai bien sûr pensé à Gilbert Vendé, car tout indique que son intoxication aiguë au Gaucho fut une circonstance aggravante qui a accéléré le processus pathologique, initié par l’exposition chronique aux pesticides.
Quant à la suite de son histoire, elle ressemble étrangement à celles que j’ai déjà racontées. Devant le refus de la MSA de lui accorder le statut de maladie professionnelle, au motif que la maladie de Parkinson ne figure pas dans les fameux tableaux professionnels, l’agriculteur s’est tourné vers le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles d’Orléans, qui a émis un avis défavorable. Il saisit alors le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bourges, qui finalement lui donne raison en mai 2006. Pour fonder sa décision, le TASS s’appuie sur un avis favorable émis par le CRRMP de Clermont-Ferrand, qui n’a manifestement pas fait la même lecture de la littérature scientifique disponible que son homologue d’Orléans.
À l’époque, Gilbert Vendé est le deuxième agriculteur atteint de la maladie de Parkinson à être reconnu en maladie professionnelle. Quatre ans plus tard, ils étaient « une dizaine », d’après les statistiques de la MSA fournies par le docteur Jean-Luc Dupupet. L’agriculteur berrichon a alors quitté son « pays d’origine » pour s’installer à Paris, où il travaille comme bénévole à l’association France Parkinson. « Pourquoi ?, a-t-il interrogé lors de la réunion de Ruffec. Tout simplement parce que dans la capitale je vis incognito, je suis libre ! Je serais dans ma campagne, on me montrerait du doigt. Je ne pourrais pas vivre… »
[1]Il faut noter que la couleur politique n’a rien changé à l’affaire : l’immobilisme des deux ministres de l’Agriculture concernés, le socialiste Jean Glavany (octobre 1998-février 2002) et le RPR Hervé Gaymard (mai 2002-novembre 2004), fut strictement identique.
[2] On estime qu’entre 1995 et 2003, la production française de miel est passée de 32 000 à 16 500 tonnes. Au même moment, un autre insecticide tout aussi toxique, le Régent de BASF, décimait également les abeilles. Il a été aussi interdit en 2005.
Notes du chapitre 6
[i] Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, op. cit., p. 56.
[ii] « Le gaucho retenu tueur officiel des abeilles. 450 000 ruches ont disparu depuis 1996 », Libération, 9 octobre 2000.
[iii] Pour plus de détails sur la carrière de Catherine Geslain-Lanéelle, voir Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, op. cit., p. 60.
[iv] Michael Alavanja et alii, « Health effects of chronic pesticide exposure : cancer and neurotoxicity », loc. cit., p. 155-197.
[v] Freya Kamel, Caroline Tanner, Michael Alavanja, Aaron Blair et alii, « Pesticide exposure and self-reported Parkinson’s disease in the Agricultural Health Study », American Journal of Epidemiology, 2006, vol. 165, n° 4, p. 364-374.
Photo: Catherine Marchal, deuxième à gauche
Extrait de Notre poison quotidien
Seuls contre tous
« J’avais toujours entendu dire qu’il y avait du benzène dans les produits phytos, a raconté Dominique Marchal lors de la rencontre de Ruffec, et j’ai pensé que je n’aurais pas de mal à obtenir le statut de maladie professionnelle. Ce fut une grave erreur ! » À ses côtés, sa femme Catherine avait opiné du chef, d’un air entendu. En effet, en décembre 2002, le couple adresse une demande de reconnaissance à la Mutualité sociale agricole en invoquant le tableau 19 des maladies professionnelles du régime agricole. La MSA classe le dossier sans suite, au motif que le benzène n’apparaît pas dans les fiches de sécurité des pesticides utilisés par le céréalier entre 1986 et 2002, soit la bagatelle de deux cent cinquante produits, dont il avait eu la bonne idée de garder les factures. Inutile de préciser que s’il avait été un « agriculteur bordélique », pour reprendre ses termes, il n’aurait eu que ses « yeux pour pleurer ».
Comme on l’a vu avec l’affaire de Paul François, les fabricants ne sont pas tenus de déclarer les adjuvants qui interviennent dans la formulation à moins de 7 % et, quand ils le font, c’est au mieux sous la vague appellation de « solvant aromatique » ou de « dérivé de produits pétroliers ». De plus, pour justifier sa décision, la MSA invoque un rapport établi par le docteur François Testud, médecin du travail et toxicologue au centre antipoison de Lyon, qui affirme que « les hydrocarbures pétroliers utilisés pour mettre en solution certaines matières actives sont exempts de benzène depuis le milieu des années 1970 ». Interrogé plus tard sur sa grossière « erreur » par L’Express, l’expert, qui une fois de plus fait le jeu de l’industrie, bottera en touche : « Il s’agit d’une imprécision, argumentera-t-il. J’aurais dû indiquer que le benzène n’était pas présent dans des proportions comportant un risque pour la santé[v]. »
Enfin, enfonçant le clou, la mutuelle souligne que l’activité professionnelle invoquée par Dominique Marchal, à savoir l’épandage de pesticides, ne fait pas partie de la « liste indicative des travaux susceptibles de provoquer la maladie », ainsi que stipulée dans la colonne de droite du tableau 19 : « Préparation et emploi des vernis, peintures, émaux, mastics, colles, encres, produits d’entretien renfermant du benzène. »
Devant le refus de la MSA, le couple Marchal décide de saisir le tribunal des affaires de sécurité sociale d’Épinal, qui nomme un toxicologue incapable de faire avancer le dossier car il butte toujours sur le même problème : l’absence de données concernant la composition exacte des pesticides utilisés. « J’étais découragé et je voulais tout abandonner, a raconté l’agriculteur lorrain. Mais ma femme ne voulait pas lâcher ! » Et comment ! Le récit de Catherine a littéralement bouleversé l’audience de Ruffec, tant il est incroyable !
D’abord, persuadée que le benzène est bien la cause de la grave maladie de son mari, elle décide de solliciter Christian Poncelet, sénateur des Vosges et président du Sénat, lequel s’adresse à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA). Dans un courrier daté du 28 janvier 2005, sa présidente Marie Guillou refuse d’intervenir en arguant que « la composition intégrale des produits phytosanitaires est soumise au secret industriel[v] » ! Le lecteur a bien lu : la présidente d’un institut public, dont les liens avec les fabricants de pesticides sont un secret de polichinelle, refuse de venir en aide à un agriculteur malade en invoquant un « secret industriel » qui n’a d’autre justification que de protéger les intérêts privés de ces fabricants.
Mais Catherine effectivement ne lâche pas. Encouragée par l’avocate du couple, Me Marie-José Chaumont, elle décide de mener elle-même l’enquête. Munie des noms des molécules que son mari a utilisées et de… gants à vaisselle, elle fait le tour des fermes avoisinantes pour récupérer des échantillons qu’elle transvase minutieusement dans des pots à confiture. Elle parvient ainsi à récupérer seize « élixirs de mort ». Reste à les faire analyser. Plusieurs laboratoires refusent d’exécuter la délicate mission, mais la société Chem Tox d’Illkirch, dans la banlieue de Strasbourg, accepte[v]. « La moitié des pesticides analysés contenaient du benzène, a conclu Catherine Marchal, sous les applaudissements des participants de l’appel de Ruffec. À partir de là, nous savions que l’affaire était gagnée ! »
De fait, dans son jugement du 18 septembre 2006, le TASS des Vosges a classé le syndrome myéloprolifératif de Dominique Marchal en maladie professionnelle. Après Sylvain Médard, le technicien de la coopérative agricole picarde, il était le deuxième utilisateur de pesticides à obtenir ce statut. La décision courageuse du TASS lorrain a ouvert la voie pour d’autres paysans atteints de leucémies. D’après le docteur Jean-Luc Dupupet, quatre ans plus tard, quatre d’entre eux ont obtenu le statut de maladie professionnelle, comme Yannick Chenet, qui avait fait l’énorme effort de participer à la rencontre de Ruffec.
Photo : Caroline Chénet, veuve de Yannick Chénet, décédé en janvier 2011 d’une leucémie, reconnue comme une maladie professionnelle.
Extrait de Notre poison quotidien
Le témoignage de cet agriculteur qui exploite une ferme à Saujon (Charente-Maritime), comprenant soixante hectares de céréales et six hectares et demi de vignes pour la production de cognac, a une fois de plus bouleversé l’assistance. Après avoir développé une « leucémie myéloïde de type 4 » en octobre 2002, il subit « une greffe de moelle osseuse, qui n’était pas compatible à 100 % », a-t-il expliqué, avec une grande difficulté d’élocution. « Mon corps réagit contre le greffon et, aujourd’hui, je souffre d’une rétraction des tendons et de sclérodermie de la peau, sécheresse des yeux et plein d’autres problèmes… » Reconnu en maladie professionnelle en 2006, l’agriculteur touche certes une pension d’invalidité, mais doit continuer à faire tourner sa ferme et, pour cela, il a dû embaucher un salarié. « Toutes les économies que nous avions pu faire avant ma maladie ont été injectées dans l’entreprise pour tenter de la sauver, mais là, avec ma femme, nous sommes au bout du rouleau… J’aimerais savoir à quoi j’ai droit pour pouvoir m’en sortir[v]… »
« La seule chose que vous puissiez faire, a répondu en substance Me François Lafforgue, l’avocat de Paul François, c’est de porter plainte contre les fabricants pour obtenir une compensation financière qui vous permettrait de payer le salarié dont vous avez besoin. Ce n’est pas facile et l’issue est incertaine, mais plus vous serez nombreux à le faire, plus vous aurez la chance d’obtenir réparation du préjudice que vous avez subi. C’est ce qui s’est passé avec les victimes de l’amiante qui, en s’organisant et en portant systématiquement plainte, ont fini par être indemnisées… »
Photo: Jean-Marie Dion, atteint d’un myélome multiple (premier à droite)
Extrait de Notre poison quotidien
La première fois que j’ai entendu parler de cette pathologie, qui représente 1 % des cancers et dont les chances de survie sont très faibles, c’était à Ruffec, par la voix de Jean-Marie Desdion, un producteur de maïs venu spécialement du Cher. Accompagné de son épouse, il avait raconté son calvaire, qui a commencé en 2001 avec la rupture spontanée et brutale des deux humérus, suivie de la disparition de la moitié des côtes. Le diagnostic est sans appel : « Myélome multiple à chaînes légères. » Hospitalisé à l’hôpital parisien de l’Hôtel-Dieu, le céréalier subit deux autogreffes de moelle osseuse, puis des traitements très lourds – chimiothérapie, radiothérapie et corticothérapie – à l’hôpital Georges-Pompidou. « Pour finir, a-t-il expliqué, j’ai reçu un don de cellules souches, qui m’ont été injectées dans une chambre stérile, après destruction totale de ma moelle osseuse. Ce fut un long processus, très éprouvant… Aujourd’hui, je vais mieux, mais d’un point de vue professionnel, je me retrouve dans une situation inextricable : j’ai entrepris les démarches pour obtenir le statut de maladie professionnelle et, en attendant, c’est très dur. En effet, j’ai touché des indemnités journalières pendant trois ans, comme c’est prévu par mon contrat d’assurance. Et puis après, plus rien… Le paradoxe, c’est que je ne rentre dans aucune case : normalement, après trois ans d’arrêt-maladie, on est soit mort, soit guéri. Comme je ne suis ni l’un ni l’autre, je dois travailler et faire tourner mon exploitation, ce qui est vraiment très difficile. »
Encouragé par son avocat, Me François Lafforgue – qui est aussi celui de Paul François –, Jean-Marie Desdion a décidé de porter plainte contre Monsanto. « Paul et moi avons beaucoup de choses en commun, a expliqué l’agriculteur du Cher avec un sourire. Comme nous sommes tous les deux producteurs de maïs, nous avons beaucoup utilisé le Lasso. La différence, c’est que lui a été victime d’une intoxication aiguë et moi d’une intoxication chronique. Pourtant, je suivais toutes les recommandations de la MSA, qui préconisait d’échelonner les traitements le plus possible dans le temps. En général, mes applications de Lasso duraient deux à trois semaines, à raison de deux ou trois heures par jour. C’était une erreur fondamentale… »
Je me souviens du sentiment de colère sourde qui m’a envahie quand j’ai entendu Jean-Marie Desdion raconter son histoire. En relisant les notes que j’avais prises ce jour-là, j’ai retrouvé une question soulignée de deux traits rageurs : combien sont-ils, aujourd’hui, à mourir de cancer sur les fermes de France et de Navarre ? Le saura-t-on jamais ? « À ce jour, une trentaine d’études épidémiologiques ont exploré le risque de tumeur cérébrale en milieu agricole et la majorité d’entre elles met en évidence une élévation de risque, de l’ordre de 30 % », écrivent Isabelle Baldi et Pierre Lebailly, deux spécialistes français de médecine agricole, dans un article publié en 2007, « Cancer et pesticides[v] ». Ils confirmaient ainsi les conclusions de la revue systématique canadienne, qui notait que parmi les tumeurs dites « solides », celle qui frappait le plus les agriculteurs était le cancer du cerveau.
Isabelle Baldi, qui travaille au Laboratoire de Santé travail environnement de l’université de Bordeaux, et Pierre Lebailly, du Groupe régional d’études sur le cancer de l’université de Caen (GRECAN), connaissent particulièrement bien le sujet, puisqu’ils ont participé à l’étude CEREPHY (comme tumeurs CÉRÉbrales et produits PHYtosanitaires), publiée en 2007 dans la revue Occupational and Environmental Medicine[v]. Conduite en Gironde, cette étude de cas-témoins a examiné le lien entre l’exposition aux pesticides et les maladies du système nerveux central : 221 patients atteints de tumeurs bénignes ou malignes, diagnostiquées entre le 1er mai 1999 et le 1er avril 2001, ont été comparés à un groupe de 422 témoins ne présentant pas les pathologies étudiées et tirés au sort sur les listes électorales du département (l’âge et le sexe ont bien sûr été pris en considération). Parmi les patients, dont l’âge moyen était de cinquante-sept ans, 57 % étaient des femmes ; et 47,5 % souffraient d’un gliome, 30,3 % d’un méningiome, 14,9 % d’un neurinome de l’acoustique et 3,2 % d’un lymphome cérébral.
Lors d’entretiens réalisés au domicile des participants ou à l’hôpital, les psychologues enquêteurs ont soigneusement évalué les modalités de l’exposition aux pesticides, en les classant par catégories : activité de jardinage, traitement des plantes d’intérieur, pulvérisation sur les vignes ou, tout simplement, résidence près des cultures traitées. Ils ont aussi noté les autres facteurs qui pouvaient contribuer à l’apparition de la maladie, comme les antécédents familiaux, l’utilisation d’un téléphone portable ou de solvants, etc. Les résultats sont sans ambigüité : les viticulteurs, qui utilisent massivement les « produits phytopharmaceutiques »[v] – comme j’ai pu le vérifier lors de ma visite au lycée agricole de Pézenas –, présentent un risque deux fois plus élevé d’être atteints d’une tumeur cérébrale (OR : 2,16) et trois fois plus élevé d’avoir un gliome (OR : 3,21). De même, les personnes qui traitent régulièrement leurs plantes d’intérieur avec des pesticides ont deux fois plus de « chance » de contracter une tumeur cérébrale (OR : 2,21).
Photos: Paul François qui vient de gagner son procès contre Monsanto (lire sur ce blog)
Photo: Denis Camus, atteint d’un lymphome non hodgkinien, reconnu en maladie professionnelle