Actuellement en « repos » dans les Pyrénées, sans télé, radio ni internet, je suis de loin les événements qui bouleversent la France depuis la tuerie de Charlie Hebdo (dont j’ai été informée par des amis). Je n’ai donc pas participé à la grande manifestation de dimanche. Je suis heureuse de savoir que les jours de Fabrice Nicolino ne sont plus en danger et j’espère qu’il retrouvera la force de reprendre la plume, car nous avons besoin de lui !
Fidèle à mes engagements, je suis descendue de ma montagne pour mettre en ligne mon troisième papier commentant l’intervention de François Hollande sur France Inter le 5 janvier.
« La croissance économique spectaculaire que nous avons connue au cours des deux derniers siècles constitue une parenthèse tout à fait unique dans l’histoire de l’humanité. Elle fut possible grâce à la découverte et à l’exploitation des énergies fossiles, abondantes et bon marché, qui nous ont permis de développer des technologies extrêmement sophistiquées, mais aussi le commerce à une échelle jusque-là inconnue. Sans le charbon, le gaz naturel et le pétrole, nous vivrions encore dans une société agraire, semblable à celle qu’ont connue nos ancêtres au xviiie siècle ». Voilà ce que m’a dit Richard Heinberg, auteur de La fin de la croissance, et expert chargé des questions énergétiques au Post Carbon Institute (Californie), lorsque je l’ai interviewé pour Sacrée croissance !
Avec les Trente Glorieuses, les pays dits « développés » sont devenus extrêmement dépendants des énergies fossiles, pétrole en tête, « pour leur production, leur consommation, leur alimentation, leurs déplacements, leurs structures urbaines et commerciales, etc. Au point que les mouvements du prix du pétrole ont fini par être presque parallèles à ceux du chômage et de l’inflation aux États-Unis, pays dont la dépendance au pétrole est très forte», constate pour sa part Jean Gadrey dans son livre L’adieu à la croissance.
De fait, une étude publiée en 2011 dans la revue BioScience montre « une relation proportionnelle entre la consommation énergétique par habitant et le PIB par habitant » [1]. En d’autres termes : plus le PIB d’un pays est élevé, plus son niveau de consommation de pétrole est important, et vice versa. En conséquence, dès que l’accès aux champs pétroliers subit des soubresauts, conduisant à une augmentation du prix du pétrole, le PIB enregistre une baisse spectaculaire, comme ce fut le cas lors du premier choc pétrolier (1973) et, dans une moindre mesure, lors du second choc pétrolier (1979) que provoquèrent la révolution iranienne de l’ayatollah Khomeiny et la guerre entre l’Iran et l’Irak.
Une autre étude de l’économiste californien James Hamilton montre aussi « l’étroite corrélation entre les flambées des cours du pétrole et les récessions économiques durant les cinquante dernières années. » Décortiquant le troisième choc pétrolier de 2007-2008 où le prix du baril a brutalement flambé pour atteindre le record historique de 147 dollars, James Hamilton conclut que « si l’on avait pu anticiper la flambée des cours en 2007-2008 en se fondant sur cette relation historique, on aurait pu prédire avec une relative précision les taux de PIB réels des troisième et quatrième trimestres 2008»[2].
Ce constat est confirmé par Charles Hall et David Murphy, deux chercheurs de l’université de New York, qui soulignent que « depuis 1970 les flambées des cours du pétrole ont toujours précédé des récessions, tandis que la baisse des cours augurait des périodes d’expansion économique »[3].
Pour dire les choses clairement : la « croissance » après laquelle le président Hollande court désespérément dépend d’une ressource limitée que, de surcroît, la France ne possède pas (elle importe 99 % de sa consommation de pétrole), et dont le prix sera immanquablement à la hausse au cours des prochaines années. Autant dire que le chef de l’État et son gouvernement courent après une arlésienne, car la croissance ne pourra tout simplement pas revenir !
De fait, ne nous laissons pas aveugler par les manipulations américano-saoudiennes qui visent à mettre à genoux la Russie et l’Iran, en maintenant le cours du pétrole artificiellement bas : l’effondrement du prix du baril est conjoncturel et ne représente qu’un soubresaut passager (l’histoire du pétrole en regorge) dans une tendance globale à la hausse entamée il y a une dizaine d’années et contre laquelle personne ne pourra rien, car nous avons passé le fameux « pic pétrolier » (et gazier). Certes, pour les raisons que j’ai évoquées plus haut, l’ « embellie » momentanée (un baril à 55 dollars) sera bonne pour la croissance et gageons qu’en 2015 la France parviendra à grappiller quelques dixièmes de point d’augmentation du PIB, mais cela ne changera rien sur le moyen et long terme : le prix des énergies fossiles va augmenter, empêchant toute reprise durable de la « croissance » !
Nous avons passé le « pic pétrolier » (et gazier)
Paralysés par le syndrome Post-Trente Glorieuses, les dirigeants de France et d’ailleurs continuent d’ignorer les mises en garde des experts qui, dès les années 1950, ont annoncé l’épuisement programmé des énergies fossiles. Le premier à avoir tiré la sonnette d’alarme fut le géophysicien américain Marion King Hubbert. En 1956, cet ingénieur de la compagnie Shell fit devant l’American Petroleum Association une présentation qui deviendra célèbre, où il y expliqua que la production du pétrole suivait une courbe en forme de cloche (on parle de « cloche de Humbert »), en augmentant jusqu’à atteindre un pic, avant de décliner de manière irrémédiable en raison de l’épuisement des réserves facilement exploitables. Il alla jusqu’à prédire le « pic pétrolier » de la production américaine, qu’il fixa à 1970. Il se trompa de peu : le pic américain eut lieu un an plus tard (1971) !
Il faut noter que le fait de passer le pic ne signifie pas la fin immédiate du pétrole, mais que le niveau de la demande va progressivement dépasser l’offre, entraînant une irrésistible ascension des prix.
Alors qu’elle a longtemps réfuté la possibilité même de “pic pétrolier” (jusqu’en 2008), l’Agence internationale de l’énergie a estimé dans son rapport World Energy Outlook de 2010 que la production annuelle de pétrole brut ne dépassera probablement jamais son niveau de 2006. En effet, les nouveaux gisements découverts ne compensent pas l’épuisement des plus gros champs pétroliers. Ces nouvelles réserves demandent des investissements très lourds soit pour le forage, comme l’offshore en eaux profondes, ou pour l’extraction car la teneur en pétrole est de moins bonne qualité. D’une manière générale, on exploite deux fois plus de puits, avec des investissements deux fois supérieurs pour extraire la même quantité de produit qu’il y a dix ans. Ce qu’on appelle « le taux de retour énergétique » (TRE), à savoir la quantité d’énergie récoltée pour chaque unité d’énergie investie dans l’exploitation, ne cesse de chuter. Aux États-Unis, il était environ de 100 pour 1 en 1930, il est descendu à 30 pour 1 vers 1970, et n’était plus que de 12 pour 1 en 2005. Et on peut faire le même constat dans la plupart des pays producteurs.
En 2005, l’Américain Robert Hirsch a rédigé un rapport à la demande du ministère de l’Énergie des États-Unis, dans lequel il a dressé un tableau pour le moins inquiétant. « Au fur et à mesure que le pic approche, écrit l’expert, la volatilité des prix du pétrole va augmenter, et sans mesures d’atténuation idoines, les coûts économiques, sociaux et politiques seront sans précédent. Le pic pétrolier provoquera des problèmes sérieux d’approvisionnement en carburant aux États-Unis et dans le reste du monde. Il ne s’agit pas d’une “crise énergétique” au sens habituel du terme, mais de difficultés économiques prolongées dues à une augmentation dramatique du prix du pétrole. […] L’intervention des gouvernements sera nécessaire, car les implications économiques et sociales seront chaotiques : coûts de production plus élevés des biens et services, inflation, chômage, baisse de la demande pour les produits autres que le pétrole, chute des investissements […] et une dégradation du niveau de vie[4]. » Dans une interview qu’il accorda à Global Public Media, Robert Hirsch ne cacha pas son inquiétude : « C’est un problème terrifiant dont je n’ai jamais connu d’équivalent pendant toute ma vie. Plus j’y pense, plus je regarde les chiffres, plus je me sens mal. » Cinq ans plus tard, c’était au tour du Centre de prospective de l’armée allemande de secouer le cocotier. Dans un rapport destiné à la chancelière Angela Merkel qui a fuité, les militaires énumèrent les mêmes conséquences du pic pétrolier que l’expert américain, mais en ajoutent deux : « La perte de confiance dans le processus politique et l’émergence potentielle de positions politiques extrême, [et] la famine. » Et de conclure : « Une contraction de l’économie sur une période de temps indéterminée engendrera une situation des plus instables, laquelle conduira inévitablement à l’effondrement du système. Il est impossible d’évaluer les risques en termes de sécurité d’une telle situation ».
Au cours de la première décennie du xxie siècle, le prix du baril de pétrole a été multiplié par cinq. Évidemment, ce ne fut pas bon pour l’économie des pays dépourvus de ressources en hydrocarbures comme la France, qui en 2012 a vu sa facture pétrolière atteindre les 55 milliards d’euros (soit une hausse de 8,4 % par rapport à 2011), tandis que celle du gaz grimpait à 13,5 milliards (+16,3 %) ; au total, sa facture énergétique (pétrole + gaz) représentait 3,4 % du PIB (contre 2,4 % en 2010 et 1 % dans les années 1990)[5].
En juin 2014, la compagnie British Petroleum confirma que le pic pétrolier était bel et bien derrière nous : en 2013 la production mondiale de pétrole fut de 86,5 millions de barils par jour, tandis que la consommation atteignit les… 91,3 millions de barils (dont 1,7 million pour la France)[6]. En d’autres termes, la consommation excédait la production ! Le rapport précisait que les réserves mondiales prouvées en 2013 s’élevaient à 1 688 milliards de barils, ce qui signifiait que si le niveau de consommation se maintenait, il n’y aurait plus de pétrole en 2066[7]. Or, le taux de croissance de la demande est d’environ 2,5 % par an depuis déjà une décennie[8]…
Certes, en 2014, la demande mondiale a baissé, en raison de l’entrée en récession de pays émergents comme le Brésil, mais , encore une fois, cela ne change rien sur le fond : l’ère du pétrole bon marché, qui est la condition sine qua non de la « croissance »- est définitivement terminée.
Certains se raccrochent désespérément à cette nouvelle « bonanza » qu’est censée incarner l’exploitation du gaz de schiste, laquelle explique (partiellement) l’effondrement du cours du pétrole. Mais tout indique que c’est un mirage, ainsi que me l’a expliqué Richard Heinberg, dont je retranscris les mots : « Mon institut a conduit une étude pour laquelle il a acheté le droit d’accéder aux données concernant 63 000 puits de forage. Nous avons analysé ces données et constaté qu’il y a très peu de secteurs où les puits sont véritablement rentables et que, de plus, ils s’épuisent très vite. C’est pourquoi les exploitants ont abandonné ces petits gisements pour se tourner vers ceux plus grands des schistes de Marcellus en Pennsylvanie ou d’Eagle Ford au Texas. Mais il s’est avéré que l’exploitation n’était pas non plus rentable et que les foreurs perdaient de l’argent avec chaque mètre cube de gaz qu’ils produisaient. C’est pourquoi mon institut a conclu que l’exploitation des gaz de schiste constituait une bulle dans l’industrie qui allait éclater très vite ».
En résumé : La croissance ne reviendra pas car la France de 2015 n’est pas celle des années 1950 et 1960 où il fallait reconstruire un pays ruiné par la guerre et dont la population avait encore de nombreux besoins à satisfaire ; cette « croissance » ne fut possible que parce que les pays occidentaux disposèrent d’énergies fossiles et de minerais bon marché, en imposant leurs conditions aux pays producteurs (majoritairement situés dans le sud). Aujourd’hui, ces ressources s’épuisent ( y compris celles de tous les minerais, à l’exception de la bauxite) d’autant plus vite que les pays dits « émergents » (c’est-à-dire longtemps maintenus à l’écart des bienfaits de la « croissance ») veulent aussi leur part du gâteau. La baisse des ressources conjuguée avec l’augmentation de la demande signe définitivement le glas de la « croissance »…
Source : Sacrée croissance ! Editions La Découverte/ ARTE Edition
Pour des informations synthétiques sur le pic pétrolier ou celui des minerais, le rapport entre le PIB et la pauvreté, le chômage, etc, consultez les 30 fiches pédagogiques en ligne sur ce blog.
Prochain article : Le réchauffement climatique coûte de plus en plus cher.
[1] James Brown et al., « Energetic limits to economic growth », BioScience, vol. 61, n° 1, janvier 2011.
[2] James Hamilton, « Causes and consequences of the oil shock of 2007-08 », Brookings Papers on Economic Activity, mars 2009.
[3] Charles Hall et David Murphy, « EROI, insidious feedbacks, and the end of economic growth », Sustainable Use of Renewable Energy (SURE) conference, Syracuse, New York, novembre 2010
[4] Robert Hirsch et al., Peaking of World Oil Production, op. cit.
[5] En 2013, le pétrole représentait 32 % de la consommation énergétique mondiale, avant le charbon (30 %) et le gaz (24 %).
[6] BP Statistical Review of World Energy, juin 2014.
[7] Pour le gaz, la production avait légèrement dépassé la consommation : 9,3 milliards de m3/jour contre 9,2 milliards, les réserves prouvées couvrant cinquante ans de besoins. D’après l’INSEE, « les réserves prouvées sont les quantités d’hydrocarbures qui, selon les informations géologiques et techniques disponibles, ont une forte probabilité (>90%) d’être récupérées dans le futur, à partir des gisements connus et dans les conditions technico-économiques existantes ».
[8] Si le taux de croissance de la consommation de pétrole est de 2,5 % par an, cela signifie qu’il faut découvrir environ tous les trente ans de nouvelles quantités de pétrole équivalentes à toutes les quantités découvertes auparavant.