Diane Forsythe ou comment l’industrie des pesticides fabrique le doute

Sur ce blog (le 15 mars 2012), j’ai déjà retranscrit les pages que j’ai consacrées à Dawn Forsythe dans mon livre Notre poison quotidien .  Celle-ci a dirigé jusqu’à la fin 1996 le département des affaires gouvernementales de la filiale américaine de Sandoz Agro, un fabricant suisse de pesticides (qui a fusionné en 1996 avec Ciba-Geigy, pour former Novartis). Comme elle le raconte dans cette interview, que j’avais montée pour mon film , mais que je n’ai pu garder pour cause de longueur, elle était chargée d »intoxiquer » l’opinion et les pouvoirs publics, en participant à ce que l’ épidémiologiste américain (et aujourd’hui secrétaire adjoint du travail dans le gouvernement Obama) David Michaels appelle « la fabrique du doute« .

J’ai longuement décrit dans mon livre les multiples techniques auxquelles les industriels de la chimie – avec en tête les fabricants de pesticides – ont recours pour maintenir sur le marché des produits hautement toxiques, en dépit de leurs effets sanitaires et environnementaux. Dans Le monde selon Monsanto, je racontais, par exemple, comment la firme avait payé un scientifique (le Dr. Suskind de l’Université du Cincinatti) pour manipuler les résultats de deux études clés qu’il avait conduites en suivant pendant plusieurs années des ouvriers qui avaient été exposés à des émanations toxiques lors d’un accident survenu dans l’usine de Nitro, où ils produisaient l’herbicide 2,4,5-T, l’un des composants de l’agent orange, comprenant de la dioxine. Il avait suffi à  cette « prostituée de la science« , pour reprendre les termes de Peter Infante, un autre épidémiologiste américain, de mélanger des ouvriers non exposés au groupe des ouvriers exposés (le groupe expérimental), puis d’ajouter des ouvriers exposés dans celui des non exposés (groupe contrôle), et le tour était joué! Après cette manipulation, qu’on appelle sobrement « l’effet dilution« , il avait pu conclure qu’il y avait autant de cancers dans les deux groupes, et, donc, que la dioxine n’était pas cancérigène! Résultat: publiées dans des revues scientifiques de renom, qui n’y ont vu que du feu, ces études ont retardé la réglementation de la dioxine pendant plus de dix ans, empêchant notamment les vétérans de la guerre du Vietnam d’obtenir des réparations pour les cancers qu’ils avaient déclarés après leur exposition à l’agent orange.

Le témoignage courageux de Dawn Forsythe, qui a fini par quitter « la grande famille » de  l’industrie des pesticides et a eu beaucoup de mal à retrouver du travail, m’a convaincue que le système de manipulations et de mensonges que j’avais décortiqué dans Le monde selon Monsanto n’était malheureusement pas une exception mais, au contraire,  la règle chez les industriels de la chimie, ainsi que le montrent les affaires de l’essence au plomb, du chlorure de vinyl ou PBC, du benzène, de l’amiante, des PCB ou de l’atrazine (cf: Notre poison quotidien). C’est pourquoi, connaissant les désastres sanitaires qu’ont provoqués et  continuent de provoquer ces produits (des dizaines de milliers de malades et de morts de par le monde), je dis que le comportement de ces entreprises est tout simplement criminel.

C’est ce que j’ai clairement dit à Hervé Kempf, journaliste du Monde, que j’ai rencontré lors des assises chrétiennes de l’écologie, qui se sont tenues en novembre à Saint Etienne. Vous pouvez entendre cette interview sur le site Reporterre que, par ailleurs, je vous recommande très vivement!

http://www.reporterre.net/spip.php?article2304

Le récent jugement du tribunal de Turin qui a condamné à de lourdes peines de prison deux anciens responsables de la société Eternit, l’un des principaux fournisseurs d’amiante (avec le français Everit, qui appartenait au groupe Saint Gobain), ainsi que la condamnation, en première instance de Monsanto dans l’affaire de Paul François (voir sur ce blog) prouvent que les choses sont en train de bouger.

Il sera bientôt fini le temps où les industriels pouvaient contaminer l’environnement – les hommes, l’air, l’eau et les aliments- en toute impunité, sans sans qu’on ne puisse jamais poursuivre les responsables au pénal.

C’est pourquoi, quand les organisateurs de la 4ème édition de « Faites sans OGM » m’ont demandé de témoigner dans le tribunal populaire qui allait juger « Monsanto pour crime contre l’humanité« , j’ai accepté sans aucune hésitation.

http://84sansogm.sosblog.fr/Foll-Avoine-II-b1/Du-10-au-12-Ferier-prochain-4eme-edition-de-la-Faites-sans-OGM-au-Thor-84-b1-p59448.htm

J’y ai notamment rapporté comment Monsanto était parvenu à infiltrer la Food and Drug Administration (FDA) pour imposer le fameux « principe d’équivalence en substance » qui prétend qu’un OGM est similaire à une plante conventionnelle, empêchant ainsi toute étude sérieuse sur la toxicité éventuelle des plantes transgéniques pesticides. J’ai rapporté aussi les pressions, campagnes de diffamation et tentatives de corruption exercées par la firme pour décourager ou faire enterrer toute étude scientifique indépendante. Après avoir rappelé, bien sûr, que des pratiques similaires avaient permis à la multinationale de maintenir sur le marché pendant des décennies des poisons comme les PCB, le 2,4,5-T, ou le Lasso qui a rendu Paul François malade.

Photos (Guillaume de Crop) : Mon témoignage lors du procès contre Monsanto, et le face à face qui m’a opposée à l’avocat de la firme ( Olivier Florent, un élu de EELV).

Faites sans OGM!

Le week end dernier, j’ai eu le plaisir de parrainer avec Christian Vélot, la quatrième édition de  « Faites sans OGM », organisée par l’association Foll’Avoine, sur la commune de Le Thor. Administrée par Jacques Olivier (EELV), cette commune fut l’une des premières à se déclarer « sans OGM », à l’instar de nombreuses collectivités, un peu partout en Europe.  Lors de la première journée , les participants (environ 300 personnes, malgré le froid glacial !) se sont répartis dans des ateliers, où différents experts ont dressé le bilan des OGM, en Europe, Amérique du Nord, et en Afrique (étaient présents Jean-Didier Zongo, professeur de génétique à l’Université de Ouagadougou, et Ibrahim Coulibaly, fondateur de la coordination nationale des organisations paysannes du Mali).

Photos Guillaume de Crop

Pour ma part, j’ai rapporté mon expérience récente en Amérique du Nord, où , par deux fois, alors que je ne travaillais pas précisément sur la question des OGM, j’ai constaté le ras le bol des producteurs américains qui voudraient arrêter les cultures transgéniques, s’ils le pouvaient…

J’ai raconté ma visite, en octobre 2009,  dans l’Etat du Minnesota (USA), et très précisément dans la Red River Valley, une région d’agriculture intensive où l’on cultive à perte de vue le soja Roundup Ready de Monsanto. Je tournais alors mon documentaire Notre poison quotidien.

Accompagnée du professeur Vincent Garry et d’un technicien agricole de l’Université de Minneapolis, j’avais rencontré des farmers qui m’ont confirmé ce que je décrivais déjà dans mon livre Le monde selon Monsanto: leurs champs sont envahis par des mauvaises herbes résistantes au roundup, entraînant une augmentation exponentielle de leur consommation d’herbicides!

Mieux: ils m’ont assuré qu’ils voulaient renoncer aux OGM de Monsanto pour retourner à des semences de soja conventionnel, qu’ils ont d’ailleurs bien du mal à trouver, en raison du (quasi) monopole de Monsanto sur les semences (cf. mon livre).

« Les paysans de la région se détournent de plus en plus des OGM » m’a , pour sa part , raconté Nick Kgar, un journaliste d’une télévision locale de Fargo (le « Fargo » des Frères Cohen!) , qui a tenu à m’interviewer, dès qu’il a su que j’étais de passage dans la région (voir photos).

Tout ce que je rapportais déjà dans mon livre a été confirmé par un rapport, publié par Charles Benbrook , qui fut directeur de la division agricole de la prestigieuse Académie nationale des sciences, avant de créer un centre de promotion de l’agriculture biologique.

Intitulé « Impacts of Genetically Engineered Crops on Pesticide Use: the Firts Thirteen Years« , ce rapport confirme ce que Charles Benbrook avait déjà constaté dans ses études précédentes : contrairement aux promesses de Monsanto, les OGM roundup ready n’ont pas entraîné une baisse de la consommation d’herbicides, mais une augmentation de + 382 millions de livres  depuis leur introduction en 1996.

Les anglophones peuvent lire ce rapport ici:

www.organiccenter.org/science.latest.php

Les non anglophones peuvent lire cet article du Monde, publié le 29 novembre 2009 , intitulé « Aux Etats Unis, la généralisation des OGM aboutirait à une surutilisation des pesticides » :

mobile.lemonde.fr/planete/article/2009/11/28/aux-etats-unis-la-generalisation-des-ogm-aboutirait-a-une-surutilisation-de-pesticides_1273432_3244.html

Plus récemment, alors que je tournais mon prochain film, intitulé provisoirement « Comment on nourrit les gens ?? » (www.m2rfilms.com), j’ai rencontré un  producteur du Michigan, qui exploite plus de 600 hectares de maïs et de soja transgéniques. (voir photos). Cet agriculteur d’une cinquantaine d’années m’avait été proposé par des agronomes de l’Université du Michigan, car il représentait très bien le type d’agriculture intensive pratiquée dans le Midwest : à savoir un « désert vert » de monocultures, s’étendant sur des milliers d’hectares, sans arbres ni diversité. Contre toute attente, je suis tombée sur un producteur , complètement déprimé, qui ne sait plus comment se sortir de la spirale infernale dans laquelle l’a plongé Monsanto. Le jour de ma visite (octobre 2011), il s’apprêtait à moissonner un maïs transgénique manipulé par Monsanto pour présenter trois « caractéristiques » : deux gènes BT« insecticides », censés combattre la chrysomèle des racines du maïs et la pyrale du maïs, et un gène Roundup ready, censé tolérer les épandages de roundup. La totale !

« Les semences de Monsanto sont excessivement chères, m’a-t-il expliqué, mais si les cultures remplissaient leurs promesses, ça pourrait aller, mais ce n’est pas le cas : j’ai de plus en plus de mauvaises herbes résistantes au roundup, ce qui fait que je dois utiliser d’autres herbicides, et puis le BT ne marche plus très bien non plus, car les parasites ont aussi développé une résistance. J’ai commencé à chercher des semences conventionnelles, pour sortir des OGM, mais c’est très difficile à trouver… J’en suis à me demander s’il ne faudrait pas que je reparte de zéro, en passant au bio, mais à qui demander conseil ? »

Photos: Marc Duployer

Vous découvrirez cette interview dans mon prochain film et livre, en octobre prochain, mais en attendant, je suis surprise de voir que les grands céréaliers français et leurs représentants, -avec en tête l’ineffable Xavier Beullin, le patron de la FNSEA -, continuent de se battre , bec et ongles, pour semer du maïs transgénique dans leurs champs. De sources bien informées ( !), on sait qu’ils ont déjà acheté les semences de Monsanto, espérant pourvoir semer dans quelques semaines, alors que le gouvernement fait preuve d’une belle cacophonie : d’un côté, Bruno Le Maire, le ministre de l’agriculture et allié de la FNSEA, a déposé, le 30 janvier, un arrêté de mise en cultures des OGM, en s’appuyant sur la décision du Conseil d’Etat du 28 novembre 2011, qui a annulé le moratoire sur le maïs MON 810, en vigueur depuis janvier 2008 ; de l’autre, Nathalie Kosciusko-Morizet ,la ministre de l’écologie , a promis  une mesure d’interdiction gouvernementale pour la fin février, en s’appuyant, elle, sur  un jugement de la Cour de justice de l’Union européenne, qui a reconnu le tort causé par les OGM aux abeilles et aux apiculteurs.

Au même moment, on découvrait « la crise ouverte au Haut Conseil des Biotechnologies » (HCB), (Le Monde su 14 février), dont la mission est d’éclairer le gouvernement sur les enjeux des OGM. Toutes les organisations favorables aux OGM ont quitté l’instance, comme la FNSEA et l’ANIA, la fédération de l’industrie agro-alimentaire de mon « ami » Jean-René Buisson (voir sur mon site www.m2rfilms.com).

Dans un courrier adressé au   premier ministre, les défenseurs invétérés  de l’agro-business,  « déplorent l’absence de consensus sur la volonté même de parvenir à mettre en place des règles permettant une véritable coexistence des cultures OGM et non OGM en France ».

Et pour cause : la coexistence est impossible, ainsi que le montre l’exemple du colza au Canada (où le colza conventionnel et biologique a carrément disparu en raison de la contamination transgénique), même si on décide de « l’encadrer de nombreuses et difficiles précautions », pour reprendre les termes du  HCB.

Pour le maïs, la « coexistence » reviendrait à découper les campagnes françaises en camps retranchés et déboucherait sur une litanie de conflits entre les paysans conventionnels ou biologiques, et les grands industriels de la culture, comme ceux que représente Xavier Beullin. Tout cela pour un piètre résultat : le maïs BT finirait, de toutes les façons, par contaminer le maïs non transgénique, car la nature n’a que faire des « distances de sécurité » et autres « refuges » concoctés par les technocrates d’un modèle agricole , basé sur le pétrole (tous les pesticides et autres engrais chimiques dépendant des énergies fossiles, dont l’épuisement est déjà en cours), l’exploitation non durable des ressources en eau, l’érosion  des sols, la pollution environnementale et la destruction de la biodiversité.

Comme le soulignait très justement Hervé Kempf, (Le Monde du 6 février) : « Les OGM restent un problème politique. Qui ne pourra pas se résoudre tant qu’on ne formulera pas clairement le choix qu’ils impliquent : une agriculture productiviste et destructrice d’emplois, ou une agriculture écologique et créant du travail ».

En attendant, on peut s’interroger sur l’identité et les motivations de ces « paysans » qui sont prêts à semer des OGM dans leurs champs, pour nourrir les élevages intensifs, alors que tous les sondages (français et européens) montrent que leurs concitoyens et les consommateurs n’en veulent pas. Pensent-ils qu’ils vont survivre à une guerre déclarée avec la société  civile, alors que tous les signaux sont au rouge, montrant clairement que le modèle issu de la révolution verte nous mène dans l’impasse et a échoué à nourrir le monde ? La roue tourne inéluctablement  , et tout indique que l’aveuglement et la crispation des grands céréaliers de France sur un modèle qui appartient au passé (le XXème siècle) , soutenus par le principal syndicat agricole,  finiront par leur coûter très cher, en termes d’image mais aussi financiers…

Paul François a gagné son procès contre Monsanto!

Paul François, l’agriculteur de Charente, dont j’ai raconté l’histoire dans mon livre Notre poison quotidien, a gagné son procès contre Monsanto!

Le céréalier, qui fut victime d’une intoxication au Lasso (un herbicide de Monsanto, aujourd’hui interdit) ayant entraîné de graves troubles neurologiques persistants, avait lancé une procédure en responsabilité civile contre la multinationale américaine, dont la filière française est installée dans la banlieue lyonnaise. L’audience a eu lieu le 12 décembre 2011, devant la 4è chambre civile du TGI de Lyon. Le TGI de Lyon  a rendu sa décision, aujourd’hui, et a reconnu    la responsabilité de Monsanto dans l’intoxication de Paul François.  Comme le souligne très justement François Veillerette, le porte-parole de Genérations Futures, c’est une décision très importante, qui  fera jurisprudence, car  »  les firmes phytosanitaires savent dorénavant qu’elles ne pourront plus se défausser de leurs responsabilités sur les pouvoirs publics ou l’utilisateur et que des comptes leurs sont demandés. »

Mon film Notre poison quotidien commençait par une rencontre inédite d’une trentaine d’agriculteurs malades à cause des pesticides, – souffrant de cancers ou de maladies neurodégénératives comme la maladie de Parkinson, dont certains avaient obtenu le statut de maladie professionnelle -, qui avait été organisée par Générations futures à Ruffec, non loin de la ferme de Paul François (photos ci-dessous). Cette réunion avait conduit à la création de l’association  Phyto victimes, dont Paul François est le président.

Je reproduis ici le chapitre que j’ai consacré dans mon livre à l’affaire de Paul François, qui retrace son incroyable parcours du combattant et qui révèle , une fois de plus, les manoeuvres de Monsanto pour nier ses responsabilités…

Victime d’une intoxication aiguë, par l’herbicide « Lasso » de Monsanto

Ce n’est pas la première que je rencontrais Paul François. En avril 2008, j’avais participé à une projection de mon film Le Monde selon Monsanto, à la demande d’une association de Ruffec présidée par Yves Manguy, un ancien de la Jeunesse Agricole Catholique (JAC) qui avait bien connu mon père et qui fut le premier porte-parole de la Confédération paysanne, à sa création en 1987[1]. Près de cinq cents personnes s’étaient pressées dans la salle des fêtes de la commune, et la soirée s’était terminée par une séance de signature de mon livre. Un homme s’était approché en demandant à me parler. C’était Paul François, quarante-quatre ans à l’époque, qui, au milieu de la cohue, avait commencé à me raconter son histoire. Encouragée par Yves Manguy, qui m’avait fait comprendre que son affaire était sérieuse, j’avais invité l’agriculteur à me rendre visite à mon domicile de la région parisienne, dès qu’il « monterait » sur la capitale. Il avait débarqué, quelques semaines plus tard, un énorme dossier sous le bras et nous avions passé la journée à le décortiquer ensemble.

Installé sur une ferme de 240 hectares où il cultivait du blé, du maïs et du colza, Paul François avait avoué, avec un sourire contrit, qu’il avait été le « prototype de l’agriculteur conventionnel ». Entendez : un adepte de l’agriculture chimique, qui utilisait sans état d’âme les multiples molécules – herbicides, insecticides et fongicides – recommandées par sa coopérative pour le traitement des céréales. Jusqu’à ce jour ensoleillé d’avril 2004 où sa « vie a basculé[i] », après un accident grave dû à ce que les toxicologues appellent une « intoxication aiguë » (poisoning en anglais), un empoisonnement provoqué par l’inhalation d’une grande quantité de pesticide.

Le céréalier venait de pulvériser sur ses champs de maïs du Lasso, un herbicide fabriqué par la multinationale américaine Monsanto. Dans une publicité télévisée de la firme vantant les mérites du désherbant, on voit un agriculteur d’une quarantaine d’années, casquette vissée sur la tête, qui, après avoir énuméré les mauvaises herbes « polluant » ses champs, conclut, regard fixé sur la caméra : « Ma réponse, c’est le contrôle chimique des mauvaises herbes. S’il est bien utilisé, personne n’est affecté, sauf les mauvaises herbes. » Ce genre de spot était monnaie courante aux États-Unis dans les années 1970, quand les industriels de la chimie n’hésitaient pas à recourir au petit écran pour convaincre les agriculteurs, mais aussi les consommateurs, de l’utilité de leurs produits pour le bien de tous.

Après l’épandage, Paul François avait vaqué à d’autres occupations, puis était revenu quelques heures plus tard pour vérifier que la cuve de son pulvérisateur avait bien été rincée par le système de nettoyage automatique. Contrairement à ce qu’il pensait, la cuve n’était pas vide mais contenait des résidus de Lasso, et notamment de monochlorobenzène, encore appelé « chlorobenzène », le principal solvant de la formulation. Chauffé par le soleil, celui-ci s’était transformé en gaz, dont les vapeurs ont assailli l’agriculteur. « J’ai été saisi de violentes nausées et de bouffées de chaleur, m’a-t-il expliqué. J’ai aussitôt prévenu ma femme, infirmière, qui m’a conduit aux urgences de Ruffec, en prenant soin d’emporter l’étiquette du Lasso. J’ai perdu connaissance en arrivant à l’hôpital, où je suis resté quatre jours en crachant du sang, avec de terribles maux de tête, des troubles de la mémoire, de la parole et de l’équilibre. »

Première (étrange) anomalie – et nous verrons que le dossier de Paul François en est truffé –, contacté par le médecin urgentiste de Ruffec, qui avait pris connaissance du produit inhalé, le centre antipoison de Bordeaux a déconseillé par deux fois de réaliser des prélèvements sanguins et urinaires, qui auraient permis de mesurer le niveau de l’intoxication en détectant les traces de la matière active[2] du Lasso, l’alachlore, ainsi que du chlorophénol, le principal métabolite – c’est-à-dire le produit de sa dégradation par l’organisme – du chlorobenzène. L’absence de ces prélèvements fera cruellement défaut quand l’agriculteur portera plainte contre la célèbre multinationale de Saint Louis (Missouri). Mais nous n’en sommes pas encore là…

Après son hospitalisation, Paul François est en arrêt de travail pendant cinq semaines, pendant lesquelles il souffre de bégaiements et de périodes d’amnésie plus ou moins longues. Puis, malgré un « profond état de fatigue », il décide de « reprendre le boulot ». Au début du mois de novembre 2004, soit plus de six mois après son accident, il est frappé d’un « moment d’absence » : alors qu’il conduit sa moissonneuse-batteuse, il quitte brutalement le champ où il est en train de récolter, pour traverser un chemin. « J’étais totalement inconscient, raconte-t-il aujourd’hui. J’aurais très bien pu foncer sur un arbre ou dans un fossé. » Pensant qu’il s’agit des séquelles de l’intoxication d’avril, son médecin traitant contacte le centre antipoison d’Angers, lequel, comme son homologue de Bordeaux, refuse de l’examiner et de faire des prélèvements sanguins et urinaires…

En 2007, lorsque Me Laforgue, l’avocat de Paul François, sollicitera le professeur Jean-François Narbonne, directeur du groupe de toxicologie biochimique de l’université de Bordeaux et expert auprès d’institutions comme l’AFSSA, pour établir un rapport, celui-ci ne mâchera pas ses mots : « Il faut insister ici sur le comportement aberrant des centres antipoisons français qui, contre toute logique scientifique, ont à plusieurs reprises déconseillé de réaliser des mesures de biomarqueurs d’exposition, malgré les demandes réitérées de la famille de Paul François, écrit-il le 20 janvier 2008. Ces absences ahurissantes sont incompréhensibles pour un toxicologue et laissent la porte ouverte à toutes les hypothèses, allant de l’incompétence grave à une volonté délibérée de ne pas fournir de preuves pouvant impliquer un produit commercialisé et éventuellement la firme productrice. […] Cette faute grave justifie des suites judiciaires. »

Pourtant, s’ils avaient fait leur travail, en respectant leur mission de santé publique, les toxicologues des centres antipoisons de Bordeaux et d’Angers auraient pu sans mal consulter les fiches techniques du Lasso, dont la première « autorisation de mise sur le marché » a été accordée en France à Monsanto le 1er décembre 1968. Ils auraient pu constater que l’herbicide est constitué d’une matière active, l’alachlore, à hauteur de 43 %, et de plusieurs adjuvants, encore appelés « matières inertes », dont le chlorobenzène utilisé comme solvant, qui représente 50 % du produit. Cette substance a bien été déclarée par Monsanto au moment de sa demande d’homologation du Lasso, mais elle ne figure pas sur l’étiquette des bidons vendus aux agriculteurs. Et si on additionne les pourcentages attribués à l’alachlore et au chlorobenzène, le compte n’y est pas : les 7 % restants sont couverts par le « secret commercial », les fabricants n’étant pas tenus de communiquer aux agences de réglementation l’identité des adjuvants qui entrent à moins de 7 % dans la formulation de leurs produits…

En révisant la fiche du chlorobenzène établie par l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), les responsables des centres antipoisons auraient en tout cas pu lire que cet « intermédiaire de synthèse organique » utilisé pour la « fabrication de colorants et de pesticides », est « nocif par inhalation » et « entraîne des effets néfastes à long terme ». De plus, il « se concentre dans le foie, les reins, les poumons et, surtout, le tissu adipeux. […] L’inhalation de vapeurs provoque une irritation oculaire et des voies respiratoires lors d’expositions de l’ordre de 200 ppm (930 mg/m3). À forte dose, on peut observer une atteinte neurologique associant somnolence, manque de coordination, dépression du système nerveux central puis troubles de conscience ». Enfin, les experts de l’INRS recommandent d’effectuer un « dosage du 4-chlorocatéchol et du 4-chlorophénol dans les urines », les deux métabolites du chlorobenzène, « pour la surveillance biologique des sujets exposés ». Précisément ce que les deux centres antipoisons consultés ont refusé de faire ! À noter, enfin, que le solvant est inscrit au tableau n° 9 des maladies professionnelles du régime général de la Sécurité sociale, parce qu’il peut entraîner des accidents nerveux aigus.

Quant à l’alachlore, la molécule active du Lasso qui lui confère sa fonction herbicide, un document de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de la Food and Agriculture Organization (FAO), datant de 1996, note que chez des « rats exposés à des doses létales » la mort est précédée « de production de salive, de tremblements, d’un effondrement et de coma[ii] ». S’agissant de l’étiquetage des bidons, les organisations onusiennes recommandent de préciser que le produit est un « cancérigène possible pour les humains » et que les utilisateurs doivent porter une « combinaison de protection, des gants et un masque » au moment des manipulations. Enfin, elles précisent que bien qu’« aucun cas n’ait été rapporté », les « symptômes d’une intoxication aiguë seraient probablement des maux de tête, nausées, vomissement et vertige. Une intoxication grave peut produire des convulsions et le coma ». C’est pour toutes ces raisons que le Canada a interdit l’usage du Lasso dès le 31 décembre 1985, suivi par l’Union européenne en… 2007[3].

En France, un document du ministère de l’Agriculture annonce début 2007 que le « retrait définitif » de l’herbicide est prévu pour le 23 avril 2007, mais qu’un « délai de distribution » a été accordé jusqu’au 31 décembre et que le « délai d’utilisation » a été fixé, lui, au 18 juin 2008 ! Histoire de laisser Monsanto et les coopératives agricoles écouler tranquillement leurs stocks, ainsi que le prouve un article de l’hebdomadaire Le Syndicat agricole qui annonce, le 19 avril 2007, plusieurs « retraits programmés » de pesticides, dont ceux à base d’alachlore, comme le Lasso, l’Indiana et l’Arizona. « Cependant, précise le journal, comme le prévoit la directive européenne 91/414, les États membres peuvent disposer d’un délai de grâce permettant de supprimer, d’écouler et d’utiliser les stocks existants[iii]. »

Il est intéressant de souligner que l’article n’explique à aucun moment pourquoi l’Union européenne a décidé de « suspendre les autorisations de mise sur le marché », c’est-à-dire en termes clairs d’interdire les herbicides de Monsanto, dont la substance active s’est révélée cancérigène dans des études conduites sur des rongeurs. Tout se passe comme si les préoccupations agronomiques passaient au-dessus des préoccupations sanitaires, alors que, faut-il le rappeler, si les herbicides sont retirés de la vente, c’est qu’ils mettent en danger la santé de leurs utilisateurs, en l’occurrence des lecteurs du Syndicat agricole !

Le combat de Paul François

Pour Paul François, l’accident du travail tourne au cauchemar. Le 29 novembre 2004, il tombe brutalement dans le coma à son domicile et ce sont ses deux filles, alors âgées de neuf et treize ans, qui donnent l’alerte. Il est hospitalisé au CHU de Poitiers pendant plusieurs semaines. Dans un bilan de santé, établi le 25 janvier 2005, le médecin du service des urgences décrit un « état de conscience extrêmement altérée », le patient « ne répond pas aux ordres simples », « l’électroencéphalogramme […] montre une activité aiguë, lente, subintrante pouvant faire penser à un état de mal épileptique ». Le même jour, un neurologue note : « Il persiste des troubles d’élocution (dysarthrie) et amnésie. »

S’ensuivent sept mois rythmés par les hospitalisations, dont soixante-trois jours à l’hôpital parisien de La Pitié-Salpêtrière, les transferts de service en service et les comas à répétition. Curieusement, les différents spécialistes consultés s’acharnent à ignorer, dans un bel ensemble, l’origine des troubles de l’agriculteur : son empoisonnement au Lasso. Dépression, maladie mentale, épilepsie, différentes hypothèses sont tour à tour étudiées, à grand renfort d’examens. Paul François enchaîne les scanners, les encéphalogrammes et subit même une évaluation psychiatrique, mais finalement toutes ces pistes sont écartées.

Las de ces atermoiements et poussé par sa femme, Paul François contacte l’Association toxicologie-chimie, présidée par le professeur André Picot, l’un des experts de la rencontre de Ruffec. Celui-ci lui conseille de faire analyser le Lasso, pour savoir quelle est la composition exacte de l’herbicide et, notamment, quels sont les produits couverts par le secret commercial, ceux que Monsanto n’a pas été tenu de déclarer car ils entrent à moins de 7 % dans la formulation. Confiée à un laboratoire spécialisé, l’analyse révèlera que l’herbicide contient 0,2 % de chlorométhylester de l’acide acétique, un additif issu d’un produit extrêmement toxique, le chloroacétate de méthyle, capable de provoquer par inhalation ou par contact cutané l’asphyxie cellulaire[4].

Quand, au cours de mon enquête, j’essaierai de comprendre comment était justifiée cette incroyable règle qui consiste à autoriser les fabricants de pesticides à mettre n’importe quelle substance dans leur produit, aussi toxique soit-elle, au motif qu’elle ne dépasse pas 7 % de la formulation, je n’obtiendrai aucune réponse des représentants des agences de réglementation, et notamment de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). J’en conclus que cette clause aberrante est un cadeau fait aux industriels, dont l’objectif est de favoriser leurs intérêts au détriment de ceux des usagers, en l’occurrence ici des agriculteurs.

Désireux de comprendre l’origine de ses troubles neurologiques, pour éventuellement mieux les soigner, Paul François demande au directeur adjoint de la coopérative qui lui a fourni le Lasso de prendre contact avec Monsanto. Celui-ci l’informe qu’il a déjà signalé l’accident à la filiale française de la multinationale, installée dans la banlieue de Lyon, mais que celle-ci n’a pas donné suite. « J’étais très naïf, dit aujourd’hui Paul François. Je pensais que Monsanto allait collaborer pour m’aider à trouver une solution à mes problèmes de santé. Mais il n’en fut rien ! » Finalement, grâce à la ténacité du représentant de la coopérative, un premier échange téléphonique a lieu entre Sylvie François, l’épouse de Paul, et le docteur John Jackson, un ancien salarié de Monsanto devenu consultant de la firme en Europe. « Ma femme a été très choquée, commente l’agriculteur, car après avoir affirmé qu’il ne connaissait pas d’antécédents d’intoxication au Lasso, il a proposé une compensation financière, en échange de l’engagement d’abandonner toute poursuite contre la firme. » Toujours les bonnes vieilles pratiques que j’ai longuement décrites dans mon livre Le Monde selon Monsanto, consistant à acheter le silence des victimes, voire à les intimider, pour que le business puisse continuer, quel qu’en soit le prix sanitaire ou environnemental.

Devant l’insistance de Sylvie François, le bon docteur Jackson accepte d’organiser un rendez-vous téléphonique avec le docteur Daniel Goldstein, en charge du département de toxicologie au siège de la firme, à Saint Louis, dans le Missouri. Ne parlant pas anglais, Paul François demande à un ami, chef d’entreprise de conduire l’entretien. À l’instar de son collègue d’Europe, l’Américain commence par proposer une indemnisation financière. « Nous avions vraiment l’impression que mes problèmes de santé ne lui importaient guère, raconte Paul François. Il est même allé jusqu’à nier la présence de chlorométhylester de l’acide acétique dans la formulation du Lasso ! Mais quand nous lui avons proposé de lui envoyer le résultat de l’analyse, effectuée sur deux échantillons de Lasso, fabriqué à deux ans d’intervalle, il a changé de stratégie en disant que la présence de la molécule devait être due à un processus de dégradation de l’herbicide. Si c’est le cas, il est curieux que le taux soit exactement le même dans les deux échantillons ! » En clair : pour le représentant de Monsanto, le chlorométhylester de l’acide acétique serait le résultat d’une réaction chimique accidentelle provoquée par le vieillissement de l’herbicide. « “C’est de la mauvaise foi”, commente André Picot, qui estime que le “chloro­acétate était utilisé pour son pouvoir énergisant afin d’augmenter l’activité du désherbant”[iv]. »

La « bête noire de Monsanto »

C’est ainsi que Paul François devient « l’une des bêtes noires de Monsanto », pour reprendre l’expression de La Charente libre. Une caractéristique qu’assurément nous partageons ! Mais, très vite, il devient aussi « un cas d’école et de polémique pour les scientifiques et toxicologues[v] ». En effet, constatant l’aggravation de l’état neurologique du céréalier, l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière décide de réaliser les prélèvements urinaires que les centres antipoison n’avaient pas jugés bon de recommander. Effectués le 23 février 2005, soit dix mois après l’accident initial, ceux-ci révèlent, contre toute attente, un pic d’excrétion du chlorophénol, le principal métabolite du chlorobenzène, ainsi que des produits de dégradation de l’alachlore. Tout indique qu’une partie de l’herbicide a été stockée dans l’organisme, notamment les tissus adipeux, de Paul François, et que le relargage progressif dans le sang est à l’origine des comas et troubles neurologiques graves qui l’assaillent régulièrement.

Mais au lieu de se rendre à l’évidence et d’agir en conséquence, les « spécialistes », avec en tête les toxicologues des centres antipoison, maintiennent que c’est impossible. Pour justifier leur déni, ils invoquent le fait que la durée de vie du chlorophénol ou du monochlorobenzène dans le corps ne peut dépasser trois jours et qu’en aucun cas on ne peut retrouver trace de ces molécules au-delà de ce délai. Une explication toute théorique basée sur les données toxicologiques fournies par les fabricants, dont nous verrons qu’elles sont bien souvent sujettes à caution (voir infra, chapitre 5).

Si l’on prend l’exemple de la fiche technique établie par l’INRS pour le chlorobenzène, qui repose bien évidemment sur les études communiquées par les industriels, on constate que les données concernant l’élimination de la substance par l’organisme, après l’administration orale d’une dose relativement élevée (500 mg/kg de poids corporel, deux fois par jour, pendant quatre jours) ont été obtenues à partir d’une expérience menée sur le lapin. Le rongeur est certes un mammifère avec lequel nous partageons un certain nombre de caractéristiques, mais de là à conclure, les yeux fermés, que les mécanismes d’excrétion constatés chez la pauvre bête sont extrapolables à l’homme, c’est un pas un peu vite franchi ! Surtout quand cet argument sert à nier le lien entre une intoxication humaine aiguë par inhalation et ses effets neurologiques à long terme.

Pour l’homme, les seules données disponibles concernent des prélèvements effectués « en sortie de poste » sur des ouvriers travaillant dans des usines fabricant du chlorobenzène (ou l’utilisant, la fiche ne le précise pas). « Chez l’homme, écrivent ainsi les experts de l’INRS, le 4-chlorocatéchol et le 4-chlorophénol apparaissent dans les urines rapidement après le début de l’exposition, avec un pic d’élimination atteint à la fin de l’exposition (vers la huitième heure). L’élimination urinaire est biphasique : les demi-vies du 4-chlorocatéchol sont de 2,2 heures et de 17,3 heures pour chaque phase respectivement, celles du 4-chlorophénol sont de 3 heures et de 12,2 heures. L’excrétion du 4-chlorocatéchol est environ trois fois plus importante que celle du 4-chlorophénol. » Il faut bien admettre que la fiche est laconique : elle ne dit pas quel fut le degré de l’exposition des ouvriers, mais on peut subodorer qu’il fut inférieur au « gazage », pour reprendre le terme du professeur André Picot, subi par Paul François, car dans le cas contraire, ils auraient fini à l’hôpital ! Elle ne dit pas non plus si le mécanisme d’excrétion constaté concerne tout ou partie des métabolites, dont, par ailleurs, l’INRS précise qu’ils ont tendance à « se concentrer dans les tissus adipeux ».

Tout cela ressemblerait fort à une bataille de spécialistes, somme toute assez ennuyeuse, s’il n’était la conclusion honteuse – et je pèse mes mots – tirée par les brillants toxicologues de trois centres antipoison français : si on a retrouvé les métabolites du chlorobenzène et de l’alachlore dans les urines, et même les cheveux de Paul François, en février puis en mai 2005, c’est qu’il avait inhalé du Lasso quelques jours plus tôt !

« La première fois que j’ai entendu cet argument, je me suis passablement énervé, raconte l’agriculteur. C’était dans la bouche du docteur Daniel Poisot, le chef de service du centre antipoison de Bordeaux. En clair, il m’accusait de me shooter au Lasso ! Quand je lui ai fait remarquer que le premier prélèvement urinaire a été effectué au milieu d’une longue hospitalisation à La Pitié-Salpêtrière, rendant difficile un contact avec l’herbicide, il a répondu que rien ne m’empêchait de cacher une fiole dans ma chambre d’hôpital ! J’étais tellement sidéré que j’ai fait une remarque sur les liens entre certains toxicologues et l’industrie chimique. Il a ri, en disant que c’était de la fiction et que de toute façon les firmes étaient là pour fabriquer des produits sains et non pour mettre la planète en danger et encore moins les hommes. »

L’argument de la toxicomanie supposée de Paul François a aussi été évoqué par le docteur Patrick Harry, le responsable du centre antipoison d’Angers, lors d’une conversation téléphonique avec Sylvie François, ainsi qu’il ressort du témoignage qu’elle a rédigé pour le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) d’Angoulême : « Il m’a dit froidement que les résultats d’analyse ne s’expliquaient que par une inhalation volontaire du produit. »

Quant au docteur Robert Garnier, chef de service du centre antipoison et de toxicovigilance de Paris, il n’a certes pas évoqué ouvertement la possibilité d’une « inhalation volontaire », préférant psychiatriser les troubles de Paul François. « Le monochlorobenzène peut expliquer l’accident initial et les troubles observés pendant les heures, voire les jours suivants, mais il n’est pas directement à l’origine des troubles qui sont survenus au cours des semaines et des mois ultérieurs, affirme-t-il dans un courrier au docteur Annette Le Toux, le 1er juin 2005. Son intoxication aiguë a suffisamment inquiété cet exploitant agricole pour qu’il craigne d’être durablement intoxiqué ; la répétition des malaises pourrait être la somatisation de cette anxiété. » Dans sa réponse, quinze jours plus tard, le médecin de la Mutualité sociale agricole (MSA) rappelle que les « troubles » sont des « pertes de connaissance complète » et que le bilan « exclut l’origine psychiatrique des malaises notés ». Puis, manifestement gênée aux entournures, elle ajoute qu’il manque un « fil conducteur » dans ce dossier.

Et pour cause : tous les toxicologues consultés se sont obstinés à nier les effets chroniques du Lasso et de ses composants pour dédouaner le poison de Monsanto ! Pourquoi ? Nous verrons ultérieurement qu’un certain nombre de toxicologues et chimistes gardent des liens très étroits avec l’industrie chimique, y compris – et c’est là que le bât blesse – quand ils occupent des fonctions dans des institutions publiques, comme ici les centres antipoison. Parfois, il s’agit de véritables conflits d’intérêt que les intéressés se gardent bien de rendre publics ; parfois aussi, il s’agit tout simplement d’une « relation incestueuse » due au fait que ces scientifiques spécialisés dans la chimie ou la toxicologie sont « issus d’une même famille », pour reprendre les termes de Ned Groth, un expert environnemental que j’ai rencontré aux États-Unis (voir infra, chapitres 12 et 13).

Cette consanguinité chronique est clairement illustrée par l’exemple du docteur Robert Garnier, le responsable du centre antipoison de Paris. Lors de sa visite à mon domicile, Paul François m’avait montré un document qu’il avait imprimé à partir du site Web de Medichem, dont j’ai gardé une copie[vi]. Cette « association scientifique internationale », qui s’intéresse exclusivement à « la santé liée au travail et à l’environnement dans la production et l’usage de produits chimiques », a été créée en 1972 par le docteur Alfred Thiess, l’ancien directeur médical de la firme chimique allemande BASF. Parmi ses soutiens, on compte certaines des plus grandes entreprises mondiales de la chimie, dont la plupart ont un passé – et un présent – de pollueurs avérés.

Chaque année, Medichem organise un colloque international. En 2004, celui-ci s’est tenu à Paris, sous la présidence du docteur… Robert Garnier, qui faisait alors partie du conseil d’administration de l’association, aux côtés, par exemple, du docteur Michael Nasterlack, un cadre de BASF occupant la fonction de secrétaire. Dans la liste des participants au colloque, figurait le docteur… Daniel Goldstein, le toxicologue en chef de Monsanto, celui-là même qui a proposé une transaction financière à Paul François contre l’abandon d’éventuelles poursuites ! Lors d’une rencontre avec le docteur Garnier, l’agriculteur de Ruffec lui avait demandé s’il connaissait son collègue de la firme de Saint Louis, ce que le responsable du centre antipoison de Paris avait nié. Toujours est-il qu’au moment d’écrire ce livre, je n’ai pas retrouvé sur le Web le document que m’avait remis Paul François, car il a tout simplement disparu…

En procès contre la MSA et Monsanto

« À dire vrai, mon affaire m’a fait perdre ma naïveté, soupire l’agriculteur, et voilà comment, pour la première fois de ma vie, je me suis retrouvé devant les tribunaux. » Devant le refus de la Mutualité sociale agricole et de l’AAEXA – l’organisme dépendant de la MSA qui prend en charge les accidents du travail – de reconnaître ses graves problèmes de santé comme une maladie professionnelle, Paul François décide de saisir le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) d’Angoulême.

Le 3 novembre 2008, le TASS lui donne raison, en affirmant que « sa rechute déclarée le 29 novembre 2004 est directement liée à l’accident du travail dont il a été victime le 27 avril 2004 et qu’elle doit être prise en charge au titre de la législation professionnelle ». Dans son jugement, le tribunal se réfère au rapport du professeur Jean-François Narbonne, que j’ai précédemment cité, qui note que les troubles sont dus au « stockage massif des substances dans les tissus adipeux et/ou [au] blocage persistant des activités de métabolisation ». En d’autres termes : devant le niveau extrêmement élevé de l’empoisonnement, les fonctions de métabolisation des substances toxiques se sont bloquées, entraînant un stockage de ces dernières dans l’organisme. « Bien qu’exceptionnelle, cette hypothèse est tout à fait plausible », commente André Picot. Un avis que partage le professeur Gérard Lachâtre, expert au service de pharmacologie et de toxicologie du CHU de Limoges, l’unique spécialiste à avoir envisagé un lien entre les troubles neurologiques récurrents de Paul François et son « gazage » au lasso.

Pour l’agriculteur de Ruffec, la décision du TASS d’Angoulême constitue une première victoire. Mais il ne s’arrête pas là : il porte plainte contre Monsanto, devant le tribunal de grande instance de Lyon[5], au motif que la firme a « manqué à son obligation d’information relative à la composition du produit ». « Sur l’emballage fourni avec le Lasso, seule la présence d’alachlore est mentionnée comme entrant dans la composition du désherbant, la présence de monochlorobenzène n’est pas notifiée, écrit ainsi l’avocat François Lafforgue, dans les conclusions qu’il a remises au tribunal, le 21 juillet 2009. Le risque d’inhalation du monochlorobenzène, substance très volatile, les précautions à prendre pour la manipulation du produit et les effets secondaires à une inhalation accidentelle ne sont pas mentionnés. »

De l’autre côté, les conclusions adressées par Monsanto au TGI utilisent avec un incroyable cynisme l’absence de prélèvements urinaires et sanguins, décidée par le centre antipoison de Bordeaux juste après l’accident : « M. Paul François n’a jamais établi que le produit qu’il aurait inhalé le 27 avril 2004 a été du Lasso, soutiennent les avocats de la multinationale. En effet, il n’y a aucun document médical faisant état, le 27 avril 2004, d’une inhalation de Lasso. […] Cette évidence que M. Paul François tente d’expliquer par une négligence des services hospitaliers est patente. » Et de conclure avec un incroyable aplomb : « Il résulte de l’ensemble des éléments précités qu’aucun lien de causalité ne peut être établi (voire même présumé) entre l’accident du 27 avril 2004 et l’état de santé de M. Paul François. »

Pour étayer ses impitoyables conclusions, la firme de Saint Louis joint deux documents en pièces annexes. Le premier émane du docteur Pierre-Gérard Pontal, qui a réalisé une « évaluation médicale scientifique du cas d’intoxication de M. Paul François », le 27 mars 2009. Quand on recherche sur le Web le nom du toxicologue, on tombe sans mal sur le curriculum vitae qu’il a lui-même mis en ligne. On découvre ainsi qu’il a travaillé au centre antipoison de Paris, puis cinq ans comme médecin-chef dans une usine de Rhône-Poulenc Agrochimie, avant de diriger l’équipe Évaluation des risques pour l’homme au sein d’Aventis CropScience. Ses liens avec l’industrie chimique sont donc évidents. D’une manière générale, son rapport sert tous les poncifs de la toxicologie institutionnelle, en invoquant les « connaissances scientifiques établies » comme l’intangible principe de Paracelse, « seule la dose fait le poison », sur lequel je reviendrai longuement (voir infra, chapitre 7).

Mais pour résumer le caractère biaisé de son évaluation, il suffit de citer sa critique du rapport de Jean-François Narbonne, lequel, prétend-il, « omet de se poser la question de la détermination de la dose à laquelle M. François a été exposé ». Un comble, quand on sait que le professeur Narbonne a clairement dénoncé l’incurie des centres antipoison qui ont refusé de faire les prélèvements, lesquels auraient justement permis de mesurer le niveau d’intoxication de l’agriculteur de Ruffec…

Rédigé par le docteur Daniel Goldstein, responsable du « Product Safety Center » (centre de sécurité des produits) à Saint Louis, le second document cité par les avocats de Monsanto constitue précisément une défense pro domo des fameux centres antipoison, ce qui a le mérite de la clarté : « Étant donné qu’il s’agit d’une exposition identifiée à une substance qui est en principe rapidement excrétée et qui ne devrait pas avoir de toxicité chronique, le fait d’obtenir des concentrations dans le sang ou dans l’urine n’offre pas ou peu d’intérêt pour le patient », note-t-il sans peur du ridicule. Puis, il enfonce le clou, en soutenant avec ostentation ceux que ses propos élèvent au rang de « complices » dans ce qui ressemble fort à un déni organisé : « Nous confirmons les dires du centre antipoison français selon lesquels la réalisation d’analyses peu après exposition n’aurait pas donné d’information utile, et selon lesquels M. François aurait dû se remettre de la brève exposition par inhalation sans problème. » Inutile de commenter, la messe est dite.


[1] La Confédération paysanne est un syndicat agricole minoritaire, plutôt marqué à gauche, qui milite pour un modèle agricole durable, plus familial et moins industriel.

[2] Chaque pesticide est constitué d’une « matière active » – dans le cas du Lasso, il s’agit de l’alachlore – et de nombreux adjuvants, encore appelés « substances inertes », comme les solvants, dispersants, émulgateurs et surfactants, dont le but est d’améliorer les propriétés physicochimiques et l’efficacité biologique des matières actives, et qui n’ont pas d’activité pesticide propre.

[3] L’Union européenne a décidé de ne pas inscrire l’alachlore dans l’annexe 1 de la directive 91/414/CEE. Notifiée sous le numéro C (2006) 6567, cette décision précise que « l’exposition résultant de la manipulation de la substance et de son application aux taux (c’est-à-dire aux doses prévues par hectare) proposés par l’auteur de la notification […] représenterait un risque inacceptable pour les utilisateurs ».

[4] L’analyse révèle aussi que le Lasso comprend 6,1 % de butanol et 0,7 % d’isobutanol.

[5] En février 2011, le procès n’avait toujours pas eu lieu.


[i] « Malade des pesticides, je brise la loi du silence », Ouest France, 27 mars 2009.

[ii] « Alachlor », WHO/FAO Data Sheets on Pesticides, n° 86, <www.inchem.org>, juillet 1996.

[iii] « Maïs : le désherbage en prélevée est recommandé », Le Syndicat agricole, <www.syndicatagricole.com>, 19 avril 2007.

[iv] « Un agriculteur contre le géant de l’agrochimie », <www.viva.presse.fr>, 2 avril 2009.

[v] Jean-François Barré, « Paul, agriculteur, “gazé” au désherbant ! », La Charente libre, 17 juillet 2008.

[vi] <www.medichem2004.org/schedule.pdf>, page devenue depuis indisponible.

Photos:

– La réunion fondatrice où fut lancé l' »appel de Ruffec »

– Paul François, avec à sa droite, son avocat François Lafforgue, et à sa gauche, François Veillerette, porte parole de générations futures

– Paul François sur sa ferme

Devinette!

Le 30 juin 2011, je participais à l’émission Rendez-vous de France Culture , animée par Laurent Goumarre, à l’occasion de la sortie en DVD de mon film « Torture made in USA » (ARTE Editions):

http://www.arte.tv/fr/3900098.html

Ceux qui n’ont pas pu entendre cette émission peuvent la réécouter à cette adresse :

http://www.franceculture.fr/emission-le-rendez-vous-emission-du-jeudi-30-juin-avec-marie-monique-robin-richard-malka-et-la-sessi

Pour l’introduction, Thomas Beau avait réalisé un montage son à partir d’extraits  de cinq documentaires que j’ai réalisés au cours des vingt dernières années. Le montage et le choix des films m’ont beaucoup émue, car ils retraçaient avec une étonnante limpidité le lien intime qui relie chacune de mes enquêtes. Et puis, derrière chaque parole montée, il y a des rencontres, des heures et des heures de travail préliminaire, les difficultés du tournage, l’immersion têtue dans des problématiques complexes, bref, des moments de vie professionnelle intense, qui constituent d’énormes défis, des risques, mais aussi la satisfaction jamais démentie d’apporter une petite pierre à la compréhension du monde dans lequel nous vivons pour que chacun puisse agir en citoyen conscient et informé.

Vous pouvez écouter le teasing réalisé par Thomas Beau à cette adresse:

http://soundcloud.com/robinmm/le-rendez-vous-teaser-mm-robin

Quels sont les cinq films sélectionnés par Thomas Beau ?

Le premier qui trouvera la bonne réponse gagnera le DVD de mon prochain film « Comment on nourrit les gens ? » qui sortira sur ARTE en octobre 2012 !

Vous pouvez trouver plus d’informations sur ce film (et livre) sur le site de M2RFilms :

http://www.m2rfilms.com/

Le Mouv’ parle des « déportés du libre échange »

Pour ceux qui auraient raté l’émission que le Mouv’ a consacrée aujourd’hui à mon reportage « Les déportés du libre échange« , qui sera diffusé samedi prochain (4 février) à 18 heures 50 sur ARTE, vous pouvez vous rattraper:

http://www.lemouv.fr/diffusion-les-forcats-du-travail-de-tanger-au-zacatecas

Je vous rappelle que vous pouvez consulter la bande annonce de ce reportage qui raconte les conséquences désastreuses de l’Accord de libre échange nord-américain (ALENA) sur l’agriculture et la souveraineté alimentaire du Mexique sur mon Blog (rubrique « Les déportés du libre échange », ou sur le site de m2rfilms (rubrique « Notre actualité »):

www.m2rfilms.com

« Les déportés du libre échange » représente la première production de m2rfilms , la maison de production que j’ai récemment créée. Je prépare actuellement un nouveau film (et livre) provisoirement intitulés « Comment on nourrit les gens? », qui investigue la capacité de nourrir le monde, avec des techniques agro-écologiques. Vous trouverez plus d’informations sur ce projet déjà bien avancé sur le site de m2rfilms, qui a lancé une opération de « crowdfunding« , de financement communautaire, permettant à tous ceux qui  désirent  soutenir le film, en pré-achetant le DVD. Actuellement, nous sommes à quelque 1600 souscriptions (soit un peu plus de 1450 souscripteurs, certains ayant acheté plusieurs DVD). Pour le budget, nous avions tablé sur 2500 souscriptions, avis aux amateurs!

Plus d’informations sur la démarche et ses objectifs à l’adresse suivante:

http://www.m2rfilms.com/crbst_22.html

La souscription donne accès aux pages « membres » de m2rfilms où je rends compte régulièrement de la progression du montage financier et de l’enquête.

Le « phytothéâtre » ou les dangers des pesticides

Dans quelques jours, le tribunal de Lyon rendra publique sa décision concernant l’affaire qui oppose Paul François, l’agriculteur de Charente, victime d’une grave intoxication chimique au Lasso (un herbicide de Monsanto), ayant déclenché de sérieux troubles neurologiques chroniques, et la multinationale américaine. Avant de revenir longuement sur cette affaire, que je relate dans mon livre et film Notre poison quotidien :

http://www.arte.tv/fr/_C2_AB-Notre-poison-quotidien-_C2_BB-Une-enquete-de-Marie-Monique-Robin—Livre–DVD—VOD/3673748,CmC=3674010.html

je mets en ligne un tournage que j’ai réalisé au lycée Bonne-Terre de Pézenas, où la Mutualité sociale agricole (MSA) organisait un « phyto-théâtre » pour mettre en garde les futurs viticulteurs des dangers que leur font courir les poisons agricoles. Je copie aussi les deux pages de mon livre, que j’ai consacrées à cette session de « prévention », et que j’ai intitulées…  « l’impossible prévention »…

Le montage de la séquence est précédé d’une interview du Docteur Jean-Luc Dupupet, qui était le médecin en charge des risques chimiques à la MSA, au moment du tournage.

L’impossible prévention

« La principale difficulté que vous aurez en utilisant les phytosanitaires, c’est d’apprendre à percevoir l’invisible… C’est-à-dire apprendre à savoir que le “produit phyto” que vous aviez au départ dans le bidon s’est retrouvé progressivement dans votre environnement. Vous comprenez, ce n’est pas de la peinture rouge, il ne se voit pas[1]… C’est d’autant plus difficile que le matériel de pulvérisation n’est pas extraordinaire, que les formulations sont difficiles à utiliser et les produits dangereux. Malgré tout ça, il faudra apprendre à gérer votre propre prévention… »

Surréaliste, la scène se déroule le 9 février 2010, dans le lycée agricole catholique Bonne-Terre de Pézenas (Hérault). Médecin du travail à la Mutualité sociale agricole (MSA), Gérard Bernadac est venu animer une séance de « prévention des risques phytosanitaires » en compagnie d’Édith Cathonnet, conseillère en prévention à la MSA du Languedoc, et du docteur Jean-Luc Dupupet, médecin en charge du risque chimique, venu spécialement de Paris, où se trouve le siège de la mutuelle. La formation s’adresse à une trentaine d’élèves – tous des garçons – de la filière viticulture œnologie, des fils de vignerons qui se préparent à rejoindre l’exploitation familiale[2]. Elle fait partie d’un module qui permettra à ces futurs agriculteurs d’obtenir le « certiphyto », un diplôme autorisant l’usage professionnel des « produits phytopharmaceutiques » et qui sera obligatoire à compter de 2015, en vertu d’une directive européenne d’octobre 2009 « pour une utilisation durable des pesticides ». D’ici là, la MSA a du pain sur la planche, car c’est à elle que le ministère de l’Agriculture a confié la mission de former les utilisateurs, magasiniers et négociants, soit environ un million de personnes. Jusqu’alors, n’importe qui pouvait utiliser les poisons sans aucune formation préliminaire…

En observant les jeunes lycéens assis bien sagement dans la jolie chapelle de l’établissement privé, je ne peux m’empêcher de penser aux multiples dangers auxquels ils seront immanquablement confrontés au cours de leur activité professionnelle. Chaque année, en effet, quelque 220 000 tonnes de pesticides sont épandues dans l’environnement européen : 108 000 tonnes de fongicides, 84 000 tonnes d’herbicides et 21 000 tonnes d’insecticides[i]. Si on y ajoute les 7 000 tonnes de « régulateurs de croissance » – des hormones destinées notamment à raccourcir la paille du blé –, cela fait environ un demi-kilo de substances actives pour chaque citoyen européen. La France se taille la part du lion, car avec ses 80 000 tonnes annuelles, elle est le premier consommateur européen de pesticides et le quatrième consommateur mondial, derrière les États-Unis, le Brésil et le Japon. 80 % des substances pulvérisées concernent quatre types de cultures, qui ne représentent pourtant que 40 % des surfaces cultivées : les céréales à paille, le maïs, le colza et la vigne justement, l’un des secteurs agricoles où l’on utilise le plus de « produits phyto ».

La formation au lycée Bonne-Terre a débuté par une séance de « Phyto théâtre », un sketch joué par le docteur Bernadac et sa collègue de la MSA pour sensibiliser les futurs agriculteurs aux « bonnes pratiques » permettant d’éviter le pire. Dans son introduction, Édith Cathonnet a d’ailleurs fait un drôle d’aveu : après avoir énuméré toutes les phases du travail qui comportait des « risques » – l’ouverture du bidon, la préparation de la « bouillie », le remplissage ou nettoyage de la cuve, l’épandage lui-même surtout si la cabine n’est pas étanche ou souillée, etc. –, elle a fini par lâcher, comme un cri du cœur : « La façon idéale de se protéger, c’est de ne pas traiter, parce qu’on n’est pas du tout en contact avec le produit ! »

Puis, au fur et à mesure que se déroulait le « Phyto théâtre » d’un réalisme absolu – j’ai vu ces gestes mille fois sur les fermes de ma commune natale –, j’ai senti le malaise m’envahir. Toute la démonstration reposait en effet sur l’usage de la combinaison de cosmonaute que les agriculteurs sont censés porter pour se protéger, avec les incontournables accessoires que sont les masques à gaz et lunettes de batraciens qui donnent aux paysans des allures d’extraterrestres. Or, trois semaines plus tôt, le 15 janvier 2010, l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset) avait publié un rapport très inquiétant sur l’inefficacité de ces combinaisons[ii]. Dans leur étude, les experts y expliquaient en détail qu’ils avaient testé dix modèles de combinaison : « Seuls deux modèles sur les dix testés conformément à la norme atteignent le niveau de performance annoncée. Pour les autres combinaisons, le passage des produits chimiques a été quasi immédiat à travers le matériau de trois d’entre elles et à travers les coutures pour deux autres, ce qui constitue des non-conformités graves. Les trois dernières sont à déclasser pour au moins une substance. »

Enfonçant le clou, ils constataient que les tests réalisés par les fabricants « sont réalisés en laboratoire dans des conditions trop éloignées des conditions réelles d’exposition. Les facteurs essentiels, tels que la durée d’exposition, la température extérieure, le type d’activité, la durée de contact n’entrent pas en considération ». Et leur conclusion était sans appel : « Un contrôle de conformité de l’ensemble des combinaisons de protection contre les produits chimiques liquides présentes sur le marché doit être réalisé et les combinaisons non conformes retirées sans délai. »


[1] C’est moi qui souligne.

[2] La présence de mon équipe de tournage a été signalée sur le site du lycée : <www.bonne-terre.fr>.


[i] Pesticide Action Network Europe et MDRGF, « Message dans une bouteille ». Étude sur la présence de résidus de pesticides dans le vin, <www.mdrgf.org>, 26 mai 2008.

[ii] Afsset, « L’Afsset recommande de renforcer l’évaluation des combinaisons de protection des travailleurs contre les produits chimiques liquides », <www.afsset.fr>, 15 janvier 2010.