Richard Doll travaillait secrètement pour l’industrie chimique

Je mets en ligne la suite de mon livre Notre poison quotidien, concernant l’« affaire Richard Doll » qui anéantit à jamais la crédibilité de l’épidémiologue britannique et de sa fameuse étude sur les causes du cancer.

Richard Doll travaillait pour Monsanto

« Quand vous prépariez votre étude sur les causes du cancer, saviez-vous que Richard Doll travaillait secrètement comme consultant pour Monsanto ? » La question a fait littéralement bondir de son siège Sir Richard Peto, qui s’est mis à arpenter son bureau, avant de se rasseoir pour déclarer sur un ton presque inaudible : « Ce n’était pas un secret… Ce n’était pas un secret… Il a accepté de conseiller Monsanto et les jours où il travaillait pour la firme, il gagnait initialement 1 000 dollars par jour, puis cette somme fut portée à 1 600 dollars. En fait, il aidait l’entreprise à organiser et évaluer ses données toxicologiques pour qu’elle puisse plus facilement identifier les produits qui présentaient quelques dangers… Quand nous avons fait notre étude, le gouvernement américain nous a proposé de l’argent, mais nous n’avons pas voulu le prendre. J’ai suggéré de faire une donation à Amnesty International, mais le gouvernement a refusé en disant que c’était une association communiste. Alors, Richard Doll a décidé de donner tout l’argent qu’il gagnait au Green College d’Oxford[1]. Il n’a jamais rien gardé pour lui…

– Les enquêtes montrent que les rémunérations que Sir Doll a touchées de Monsanto, mais aussi de Dow Chemical et des industries du chlorure de vinyle ou de l’amiante n’ont jamais été rendues publiques. Quelles preuves avez-vous de ces donations ?

– À cette époque, ce n’était pas courant de déclarer ce genre de rémunérations, mais par exemple, dans le cas du tabac, il a déclaré sous serment qu’il n’avait rien touché de l’industrie du tabac. »

Et pour cause : on imagine mal en effet que les fabricants de cigarettes aient payé Richard Doll pour confirmer le lien entre le tabagisme et le cancer du poumon… Dans un article de 2007 intitulé « Héros ou scélérat ? », l’historien américain Geoffrey Tweedale note à juste titre qu’il « est évidemment inconcevable que Doll ait perçu de l’argent de l’industrie du tabac, mais pourquoi a-t-il adopté une double morale en acceptant de l’argent non déclaré d’autres fabricants de produits cancérigènes[i] ».

« Le fait qu’il ait été rémunéré pour ses services a été utilisé pour salir sa légitimité, a déploré Richard Peto, qui n’avait pas l’air de mesurer l’énormité de ses propos.

– Cela se comprend, rétorquai-je, d’autant plus qu’il a été payé par Monsanto pour affirmer que la dioxine n’était pas cancérigène, ce qui s’est révélé une erreur grossière…

– Ce n’était pas une erreur. Je pense qu’il n’y a pas de preuves convaincantes que la dioxine induise des cancers chez les humains », m’a répondu Sir Peto, avec un tel aplomb que je me suis demandé s’il croyait vraiment ce qu’il disait ou si tout simplement il a préféré mentir, pour défendre l’honneur perdu de son mentor…

On se souvient en effet que la dioxine a été classée « cancérigène pour les humains » en 1994 par le CIRC. Une décision très tardive, qui s’explique précisément par l’intervention de Richard Doll dans ce dossier. Cette incroyable histoire, que j’ai déjà partiellement évoquée dans Le Monde selon Monsanto, en dit long sur l’influence que peuvent exercer quelques sommités scientifiques quand elles décident de servir les intérêts de grandes firmes, fût-ce au détriment de l’intérêt général. Tout commence en 1973, lorsqu’un jeune chercheur suédois du nom de Lennart Hardell découvre que l’exposition aux herbicides 2,4-D et 2,4,5-T, les deux composants de l’agent orange fabriqués notamment par Monsanto, provoque des cancers. En effet, il a reçu en consultation un homme de soixante-trois ans, atteint d’un cancer du foie et du pancréas, qui lui raconte que, pendant vingt ans, son travail a consisté à pulvériser un mélange des deux désherbants sur les forêts du nord de la Suède. En collaboration avec trois autres scientifiques, Lennart Hardell conduit alors une longue recherche qui sera publiée en 1979 dans The British Journal of Cancer, montrant le lien entre plusieurs cancers, dont le sarcome des tissus mous et les lymphomes hodgkiniens ou non hodgkiniens, et l’exposition à la dioxine, un polluant du 2,4,5-T[ii].

En 1984, Lennart Hardell est invité à témoigner dans le cadre d’une commission d’enquête mise en place par le gouvernement australien, dans le but de statuer sur les demandes de réparations revendiquées par les vétérans de la guerre du Viêt-nam. Un an plus tard, la commission royale sur « l’usage et les effets des produits chimiques sur le personnel australien au Viêt-nam » rend son rapport, lequel provoque une vive polémique[iii]. Dans un article publié en 1986 dans la revue Australian Society, le professeur Brian Martin, qui enseigne au Département de science et technologie à l’université de Wollongong, dénonce les manipulations qui ont conduit à ce qu’il appelle l’« acquittement de l’agent orange[iv] ».

« Aucun vétéran n’a souffert de l’exposition aux produits chimiques utilisés au Viêt-nam, conclut en effet le rapport, avec un optimisme surprenant. C’est une bonne nouvelle et la commission émet le vœu fervent qu’elle soit criée sur tous les toits ! » Dans son article, le professeur Martin raconte comment les experts cités par l’association des vétérans du Viêt-nam ont été « vivement attaqués » par l’avocat de la filiale de Monsanto en Australie. Plus grave encore : les auteurs du rapport recopièrent presque in extenso deux cents pages fournies par Monsanto pour invalider les études publiées par Lennart Hardell et son collègue Olav Axelson[v]. « L’effet de ce plagiat [a été] de présenter le point de vue de Monsanto comme étant celui de la Commission », a commenté Brian Martin. Par exemple, dans le volume capital concernant les effets cancérigènes du 2,4-D et du 2,4,5-T, « quand le texte de Monsanto dit “il est suggéré”, le rapport écrit “la commission a conclu” ; mais pour le reste, tout a été tout simplement copié. »

Très durement mis en cause par le rapport, qui insinue qu’il a manipulé les données de ses études, Lennart Hardell épluche à son tour le fameux opus. Et il découvre « avec surprise que le point de vue de la commission est soutenu par le professeur Richard Doll dans une lettre qu’il a adressée le 4 décembre 1985 à Justice Phillip Evatt, le président de la commission », ainsi qu’il l’a révélé dans un article paru au printemps 1994. « Les conclusions du docteur Hardell ne peuvent pas être soutenues et, à mon avis, son travail ne devrait plus être cité comme une preuve scientifique, tranchait l’éminent épidémiologiste britannique. Il est clair […] qu’il n’y a aucune raison de penser que le 2,4-D et le 2,4,5-T sont cancérigènes pour les animaux de laboratoire et que même la TCDD (dioxine) qui a été présentée comme un polluant dangereux contenu dans les herbicides est, au plus, faiblement cancérigène pour les animaux[vi]. »

Jusqu’à ce jour de 2006, où Lennart Hardell fait une incroyable découverte. Informé que son célèbre détracteur (décédé en 2005) a déposé ses archives personnelles dans la bibliothèque de la fondation Wellcome Trust de Londres, qui se présente comme une « fondation de bienfaisance dédiée à l’accomplissement d’améliorations extraordinaires pour la santé des hommes et des animaux », il décide de les consulter. En effet, ainsi que l’annonçait en 2002 un article de Chris Beckett, le responsable de la bibliothèque, « les papiers personnels de Sir Richard Doll ont été classés et sont disponibles. Illustrant l’engagement de toute une vie au service de la recherche épidémiologique, ils mettent en évidence un sens profond de la continuité historique et de la responsabilité publique et montrent parfaitement les liens sociaux et éthiques dans lesquels s’enracine l’épidémiologie[vii] ». Dans son éloge, le bibliothécaire de Wellcome Trust ne souffle mot de la présence dans ces archives de plusieurs documents compromettants attestant des liens financiers qui unissaient le « distingué épidémiologiste » et les fabricants de poisons, et que Hardell a découverts. Parmi eux : une lettre à en-tête de Monsanto, datée du 29 avril 1986. Rédigée par un certain William Gaffey, l’un des scientifiques de la firme qui avait signé avec le docteur Raymond Suskind plusieurs études biaisées sur la dioxine (voir supra, chapitres 8 et 9), elle confirmait le renouvellement d’un contrat financier prévoyant une rémunération de 1 500 dollars par jour. « J’apprécie grandement votre offre de prolonger mon contrat de consultant et d’en augmenter le montant », répondit Richard Doll, qui garda une copie de son courrier dans ses archives.

Ainsi, au moment où Sir Doll publiait sa célèbre étude sur les « causes du cancer », qui minimisait le rôle des polluants chimiques dans l’étiologie de la maladie, il était grassement payé par l’un « des plus grands pollueurs de l’histoire industrielle[viii] » !

L’embarras de l’establishment scientifique face aux compromissions de Doll avec l’industrie

Révélée en décembre 2006 par le quotidien britannique The Guardian, qui montra que la collaboration entre Doll et la firme de Saint Louis dura vingt ans, de 1970 à 1990[i], l’affaire fit grand bruit au pays de Sa Majesté, où elle opposa les défenseurs du scientifique anobli par la reine et ceux qui considéraient que ses conflits d’intérêts entamaient sérieusement la crédibilité de son travail. L’historien américain Geoffrey Tweedale a analysé tous les journaux qui ont alors fait leurs choux gras de l’encombrante révélation. C’est ainsi que The Observer écrivit que « Doll était un héros, pas un scélérat », qui « vivait dans une maison modeste au nord d’Oxford », en précisant que « chaque époque a ses mœurs et qu’on ne peut pas demander aux géants du passé de vivre selon les nôtres[ii] ». « En fait, souligne Geoffrey Tweedale, Doll vivait à l’une des meilleures adresses de la ville[iii]. »

L’historien américain rapporte que l’épidémiologiste reçut le soutien de tout l’establishment scientifique, qui invoquait cinq arguments : « 1) Sir Richard Doll a sauvé des millions de vie grâce à sa recherche sur le tabagisme et le cancer du poumon ; 2) à son époque, on ne déclarait pas les conflits d’intérêts ; 3) il a fait don de ses rémunérations à des œuvres de bienfaisance ; 4) il est indécent d’attaquer quelqu’un qui ne peut pas se défendre ; 5) les attaques contre sa réputation sont lancées par des “défenseurs de l’environnement” ou des personnes qui servent une cause. »

Dans une lettre adressée au Times, Richard Peto souligna avec emphase que « mondialement, le travail de Doll a probablement évité des millions de morts et qu’il va encore permettre d’en éviter des dizaines de millions[iv] ». « Personne ne le nie, rétorque Geoffrey Tweedale, mais cela n’a aucun rapport avec le débat sur les conflits d’intérêts de Doll. » Cet avis est partagé par The Sunday Mirror, qui estime que son « image strictement neutre et objective est discréditée à jamais[v] ». D’autant plus que l’épidémiologiste britannique n’hésitait pas à donner des leçons d’éthique professionnelle : « Les scientifiques qui sont tentés d’accepter un quelconque soutien de l’industrie devraient en conséquence reconnaître que leurs résultats peuvent être utilisés par l’industrie pour servir ses intérêts », déclarait-il en 1986, un an après avoir dénigré secrètement les travaux de Lennart Hardell[vi].

Bien des années plus tard, les compromissions de Sir Doll avec l’industrie chimique continuent d’embarrasser tous ceux qui se réclament de son héritage, en se référant à sa fameuse étude de 1981 sur les causes du cancer. C’est le cas par exemple des responsables de l’American Cancer Society (ACS), une institution qui constitue une référence dans le domaine de la cancérologie et dont les liens avec l’industrie pharmaceutique ont souvent été dénoncés. En octobre 2009, j’ai pu rencontrer le docteur Michael Thun, qui fut vice-président de l’ACS de 1998 à 2008, en charge de la recherche épidémiologique sur le cancer, et qui y garde un poste honorifique. Peu de temps avant ma visite dans le luxueux bâtiment de la vénérable société à Atlanta, l’épidémiologiste avait cosigné un article dans le Cancer Journal for Clinicians, où les auteurs dissertaient de manière quelque peu contradictoire sur les « facteurs environnementaux et le cancer[vii] » : « Les données expérimentales de cancérogénicité ne sont pas disponibles pour de nombreux produits industriels et commerciaux, déploraient-ils d’un côté ; et, idéalement, ces études devraient être réalisées avant que les produits soient mis sur le marché, plutôt qu’après que les humains ont été largement exposés » ; tandis que, de l’autre, ils resservaient la sempiternelle étude : « Bien que la contribution des polluants environnementaux et professionnels aux causes du cancer soit significative, celle-ci est beaucoup moins importante que l’impact du tabagisme. […] En 1981, on a estimé en effet qu’environ 4 % des morts par cancer étaient dus à des expositions professionnelles. »

« Comment pouvez-vous continuer à citer l’étude de Doll et Peto, alors qu’on sait aujourd’hui que Richard Doll était payé comme consultant par Monsanto, ai-je demandé à Michael Thun, qui ne s’attendait manifestement pas à cette question.

– Je ne pense pas que Doll ait eu besoin de cet argent pour vivre, m’a-t-il répondu, visiblement embarrassé, car il était un homme très fortuné, grâce à sa femme qui possédait une entreprise. De plus, il a toujours dit que l’argent que lui versaient les firmes chimiques servait à financer le Green College d’Oxford.

– Comment le savez-vous ?

– C’est toujours ce que j’ai entendu dire, a concédé l’épidémiologiste de l’American Cancer Society.

– Est-il courant que d’éminents scientifiques impliqués dans la santé publique travaillent aussi pour l’industrie ?

– Malheureusement, c’est très courant en médecine et cela ne devrait pas se produire, a lâché Michael Thun. Ce serait une bonne idée que les chercheurs qui étudient les médicaments ne reçoivent pas d’argent des firmes pharmaceutiques ou que ceux qui émettent leur avis sur les effets des polluants chimiques ne soient pas payés par l’industrie qui les fabrique.

– C’est pourtant ce qu’a fait Richard Doll ?

– Certes, et c’est fort regrettable[viii]. »

Un « regret » que partage Devra Davis, mais sur un mode autrement tranchant : « J’ai été vraiment très déçue d’apprendre que le grand Richard Doll, qui avait été un modèle pour toute une génération d’épidémiologistes, avait œuvré secrètement pour l’industrie chimique, m’a-t-elle affirmé. Certes, il n’était pas le seul : il y eut aussi Hans-Olav Adami, de l’Institut Karolinska à Stockholm, ou Dimitri Trichopoulos, de l’université de Harvard[1], mais le cas de Doll est particulièrement grave, car sa renommée était telle que tout le monde prenait ce qu’il disait pour parole d’Évangile. Ses expertises contribuèrent à retarder l’intérêt des politiques pour les causes environnementales des maladies chroniques, ainsi que pour la réglementation de toxiques très dangereux comme la dioxine et, surtout, le chlorure de vinyle. »


[1] Ouvert en 1979, le Green College est l’une des facultés les plus récentes de l’université d’Oxford. Fondé par Richard Doll, qui voulait développer les liens entre la médecine et le monde des affaires, il doit son nom à Cecil Green, un industriel américain, patron de Texas Instruments, qui finança sa création. En 2008, le Green College a fusionné avec le Templeton College.


[i] Geoffrey Tweedale, « Hero or Villain ? Sir Richard Doll and occupational cancer », The International Journal of Occupational and Environmental Health, vol. 13, 2007, p. 233-235.

[ii] Lennart Hardell et Anita Sandstrom, « Case-control study : soft tissue sarcomas and exposure to phenoxyacetic acids or chlorophenols », The British Journal of Cancer, vol. 39, 1979, p. 711-717 ; Mikael Eriksson, Lennart Hardell et alii, « Soft tissue sarcoma and exposure to chemical substances : a case referent study », British Journal of Industrial Medicine, vol. 38, 1981, p. 27-33 ; Lennart Hardell, Mikael Eriksson et alii, « Malignant lymphoma and exposure to chemicals, especially organic solvents, chlorophenols and phenoxy acids », British Journal of Cancer, vol. 43, 1981, p. 169-176 ; Lennart Hardell et Mikael Erikson, « The association between soft-tissue sarcomas and exposure to phenoxyacetic acids : a new case referent study », Cancer, vol. 62, 1988, p. 652-656.

[iii] Royal Commission on the Use and Effects of Chemical Agents on Australian Personnel in Viêt-nam, Final Report, vol. 1-9, Australian Government Publishing Service, Canberra, 1985.

[iv] « Agent Orange : the new controversy. Brian Martin looks at the Royal Commission that acquitted Agent Orange », Australian Society, vol. 5, n° 11, novembre 1986, p. 25-26.

[v] Monsanto Australia Ltd, « Axelson and Hardell. The odd men out. Submission to the Royal Commission on the use and effects on chemical agents on Australian personnel in Vietnam », 1985.

[vi] Cité in Lennart Hardell, Mikael Eriksson et Olav Axelson, « On the misinterpretation of epidemiological evidence, relating to dioxin-containing phenoxyacetic acids, chlorophenols and cancer effects », New Solutions, printemps 1994.

[vii] Chris Beckett, « Illustrations from the Wellcome Library. An epidemiologist at work : the personal papers of Sir Richard Doll », Medical History, vol. 46, 2002, p. 403-421.

[viii] Marie-Monique Robin, Le Monde selon Monsanto, op. cit., p. xxx.


[1] Hans-Olav Adami a été recruté par le fameux Dennis Paustenbach d’Exponent (voir supra, chapitre 9) pour minimiser la toxicité de la dioxine, au moment où l’Agence de protection de l’environnement revoyait sa réglementation (voir Lennart Hardell, Martin Walker et alii, « Secret ties to industry and conflicting interests in cancer research », American Journal of Industrial Medicine, 13 novembre 2006).


[i] Sarah Boseley, « Renowned cancer scientist was paid by chemical firm for 20 years », The Guardian, 8 décembre 2006.

[ii] Cristina Odone, « Richard Doll was a hero, not a villain », The Observer, 10 décembre 2006.

[iii] Geoffrey Tweedale, « Hero or Villain ? », loc. cit.

[iv] Richard Peto, The Times, 9 décembre 2006.

[v] Richard Stott, « Cloud over Sir Richard », The Sunday Mirror, 10 décembre 2006.

[vi] Julian Peto et Richard Doll, « Passive smoking », British Journal of Cancer, vol. 54, 1986, p. 381-383. Julian Peto est le frère de Richard Peto.

[vii] Elizabeth Fontham, Michael J. Thun et alii, on behalf of ACS Cancer and the Environment Subcommittee, « American Cancer Society perspectives on environmental factors and cancer », Cancer Journal for Clinicians, vol. 59, 2009, p. 343-351.

[viii] Entretien de l’auteure avec Michael Thun, Atlanta, 25 octobre 2009.

Photos:

– Richard Peto

– Devra Davis

-Michael Thun

L’étude biaisée de Richard Doll, qui travaillait pour Monsanto

Je constate avec plaisir que le débat est vif sur mon Blog à la suite de la publication de mes papiers sur l’ « effet cocktail ».

Les arguments avancés par les lobbyistes de l’industrie pour minimiser la responsabilité des produits chimiques dans ce que l’ OMS appelle « l’épidémie de maladies chroniques évitables » (source : Bureau régional de l’OMS pour l’Europe, Communiqué de presse EURO/05/06, Copenhague, 11 septembre 2006) sont , pour le moins, très éculés !

Il en est ainsi de l’étude de Richard Doll et Richard Peto, brandie depuis trente ans par tous ceux qui défendent les intérêts de l’industrie chimique. Je me suis intéressée de très près à la fameuse « étude »,  considérée, aujourd’hui, comme biaisée, voire malhonnête, dont l’auteur principal – Richard Dolla été grassement payé par Monsanto pendant plus de deux décennies.

J’ai ainsi rencontré son acolyte, Richard Peto, à l’Université d’Oxford, et je dois dire que j’ai été atterrée par l’indigence du personnage…

Je mets ici en ligne l’extrait de mon livre Notre poison quotidien, où je raconte cette incroyable rencontre, ainsi qu’une vidéo de son interview, suivie de celle de Devra Davis, une épidémiologue américaine, auteure du livre The War on Cancer, qui a révélé (mais ce n’est pas la seule) les nombreux biais de l’étude de Doll et Peto.

Devra Davis met aussi en pièces (mais là aussi ce n’est pas la seule) l’argument selon lequel   l’augmentation des cancers, notamment du sein, serait due aux campagnes de  dépistage. Toute personne  ayant un brin de logique comprend aisément que les campagnes de dépistage ont, au plus, une incidence sur le taux de mortalité (on détecte les tumeurs plus tôt, donc on peut éventuellement les soigner plus tôt)), mais pas sur le taux d’incidence qui, je le rappelle (mais apparemment ce sont des subtilités qu’ignore « Bob le silencieux ») désigne l’évolution du nombre de cas d’une maladie dans une population donnée (généralement 100 000 personnes). Or là, on constate, sans ambiguïtés, une augmentation constante dans toutes les tranches d’âge et pour tous les sites de cancer (organes ou sang) depuis trois décennies.

Dans un rapport publié en 2008, l’INSERM écrit :

«  On constate une augmentation de l’incidence des cancers depuis une vingtaine d’années. Si l’on tient compte des changements démographiques (augmentation et vieillissement de la population française), l’augmentation du taux d’incidence depuis 1980 est estimée à + 35 % chez l’homme et + 43 % chez la femme[i]. »


[i] Afsset/Inserm, Cancers et Environnement. Expertise collective, octobre 2008.

EXTRAIT DE NOTRE POISON QUOTIDIEN

Ce mercredi 13 janvier 2010, dans son bureau de l’université d’Oxford où je suis venue l’interviewer, Sir Richard Peto a l’air particulièrement agité. Au cours de ma longue enquête, je n’ai jamais rencontré un scientifique qui manifeste autant de nervosité. Pourtant, l’épidémiologiste britannique n’est pas n’importe qui : il dirige la chaire de statistiques médicales et d’épidémiologie de la prestigieuse université d’Oxford, il est membre de la Société royale de Londres et a été anobli par la reine en 1999 pour sa « contribution à la prévention du cancer ». Cette distinction très prisée au pays de Sa Majesté était notamment due à une étude qu’il a publiée en 1981 avec son mentor, Sir Richard Doll, qui devint la « bible de l’épidémiologie du cancer », pour reprendre les termes de Devra Davis[ii]. On se souvient que Richard Doll avait lui-même été anobli pour ses travaux confirmant le lien entre le tabagisme et le cancer du poumon, qui avaient fait de lui « l’une des autorités prééminentes dans le domaine de la santé publique[iii] » (voir supra, chapitre 8).

L’étude de Doll et Peto en 1981 sur les causes du cancer : une « référence fondamentale »

En 1978, Joseph Califano, le secrétaire à la Santé de Jimmy Carter, lequel menait alors une campagne musclée contre le tabagisme qu’il avait déclaré « ennemi public numéro un », fit une allocution devant le Congrès où il annonça que, dans un futur proche, 20 % des cancers seraient dus à l’exposition professionnelle à des agents toxiques. « Ce pourcentage choquant mit aussitôt les services de relations publiques de l’industrie en ordre de bataille », raconte Devra Davis, qui s’était alors réjouie de voir un haut responsable gouvernemental tenir cet inhabituel langage de vérité[iv]. C’est ainsi que la commission d’évaluation des choix technologiques du Congrès demanda à Richard Doll, réputé pour son opposition sans concessions au lobby des fabricants de tabac, de conduire une étude sur l’origine des cancers professionnels.

Assisté d’un « jeune épidémiologiste brillant » du nom de Richard Peto, Sir Doll remit en 1981 un document d’une centaine de pages, intitulé « Les causes du cancer : estimations quantitatives des risques de cancer évitables aujourd’hui aux États-Unis[v] », qui n’avait en réalité pas grand-chose à voir avec la commande d’origine. Pour rédiger leur étude, en effet, les deux épidémiologistes ont épluché les registres des morts par cancer des hommes blancs, âgés de moins soixante-cinq ans, survenues entre 1950 et 1977. Ils en ont conclu que 70 % des cancers étaient dus à des conduites individuelles, au premier rang desquelles les habitudes alimentaires, auxquelles ils attribuaient 35 % des décès, suivies du tabagisme (22 %) et de l’alcool (12 %). Dans leur tableau des causes de la maladie, les expositions professionnelles à des agents chimiques ne représentaient que 4 % des décès et la pollution 2 %, beaucoup moins que les infections (virus ou parasites) estimées, elles, à 10 %.

Ainsi que le soulignent le docteur Geneviève Barbier et Armand Farrachi dans leur livre La Société cancérigène, « depuis plus de trente ans, la messe est dite. Les travaux de Doll et Peto reviennent dans tous les ouvrages sur le sujet comme la référence et leur tableau fait jurisprudence : il continue à orienter les jugements[vi] ». De fait, aucun texte officiel ne manque d’invoquer l’« étude de Doll et Peto » comme preuve que la cause principale du cancer est le tabac et que le rôle de la pollution chimique n’est qu’extrêmement marginal. C’est ainsi que, en France, le rapport de la Commission d’orientation sur le cancer de 2003, qui présida au « plan de mobilisation nationale contre le cancer » largement promu par le président Jacques Chirac, ne cite pas moins de sept fois l’étude des deux Britanniques[vii]. Plus de vingt ans après la publication originale, comme si la recherche sur le cancer s’était arrêtée cette année-là… De son côté, le rapport Les Causes du cancer en France s’appuie, bien sûr, sur cette « référence fondamentale[viii] », tandis que l’Union des industries de la protection végétale, la fameuse UIPP, qui, on l’a vu, regroupe dix-neuf fabricants de pesticides, affiche sur son site ses incontournables résultats. Et la France ne fait pas figure d’exception, car il en est de même dans la plupart des pays occidentaux, comme par exemple au Royaume-Uni, où le Health and Safety Executive, un organisme gouvernemental chargé de la santé et de la sécurité, ne manquait pas de citer en 2007 l’étude de ses deux concitoyens anoblis comme la « meilleure estimation disponible » concernant les cancers d’origine chimique[ix].

Une rencontre surprenante avec Richard Peto

Avant de voir pourquoi la célèbre étude de 1981 a été sévèrement critiquée, en raison de ses biais méthodologiques mais aussi des conflits d’intérêts dans lesquels était plongé Richard Doll, il convient de donner la parole à son collègue Richard Peto. Je l’ai donc rencontré en janvier 2010 dans son bureau de l’université d’Oxford, situé dans un bâtiment baptisé « Richard Doll », en hommage au grand homme décédé en 2005. Âgé de soixante-sept ans, l’épidémiologiste britannique avait incontestablement de l’allure sous sa chevelure grisonnante qu’il ne cessait de rejeter en arrière à grands coups de tête qui ponctuaient ses longs monologues où il répétait en boucle les mêmes arguments. À plusieurs reprises, alors que manifestement mes questions le gênaient, il s’est carrément levé de son bureau pour faire les cent pas dans la pièce, sous l’œil abasourdi de mon caméraman qui ne savait plus comment le filmer. En revoyant les images de l’interview, je me suis demandé si cette agitation physique et mentale était habituelle ou si elle était l’expression d’un embarras face aux critiques circonstanciées qui ont fait tomber Richard Doll de son piédestal et du même coup la fameuse étude, alors que celle-ci a longtemps été considérée comme « parole d’Évangile », comme l’écrit André Cicolella dans Le Défi des épidémies modernes[x].

« Il existe une croyance largement répandue qu’il y a plus de cancers aujourd’hui qu’autrefois et que cela est dû aux nombreux produits chimiques présents dans le monde, a commencé Sir Peto. À entendre certains, nous aurions même de la chance de sortir vivants de cet univers chimique, mais tout cela est faux. C’est vrai que nous sommes exposés quotidiennement à de nombreuses molécules chimiques. Les plantes, par exemple, produisent des toxines très nocives, comme le font les pommes de terre dans leur peau, ou le céleri, car c’est le seul moyen qu’elles ont de se protéger contre les insectes. Comme les plantes ne peuvent pas s’enfuir, elles fabriquent des toxines défensives, en permanence. C’est ce que fait aussi le kiwi, un fruit que nous ne connaissions pas il y a quelques décennies. Aujourd’hui, nous mangeons beaucoup de kiwis, or ceux-ci contiennent beaucoup de substances chimiques qui se sont révélées toxiques lors de tests réalisés en laboratoire. Les plantes font cela en permanence et pourtant, on a observé que les gens qui consomment beaucoup de végétaux ont moins de cancer que les autres. Vous voyez donc qu’il est très difficile de prédire quel sera l’effet des produits chimiques. Mais de toute façon, les principales sources chimiques auxquelles nous sommes exposés sont les substances naturelles contenues dans les plantes que nous mangeons. »

Après cette première tirade, où il regardait fixement son bureau, Richard Peto a marqué une pause et relevé la tête, comme pour s’assurer que j’avais bien compris ce qu’il venait de dire. J’étais tellement sidérée par ses arguments que je suis restée silencieuse, préférant le laisser poursuivre son incroyable démonstration. « Évidemment, a-t-il enchaîné, après avoir de nouveau incliné la tête vers son bureau, il y a quelques grandes exceptions et la première d’entre elles, c’est bien sûr le tabac qui entraîne d’énormes risques. Dès qu’il y a quelque part une forte augmentation du tabagisme, il y a aussitôt une forte augmentation du taux de mortalité. En revanche, dès qu’il y a une forte diminution du tabagisme, il y a aussitôt une forte diminution du taux de mortalité. Donc, à part les effets considérables du tabac, qui véritablement irriguent toute la problématique, est-ce qu’on peut dire qu’il y a une hausse des causes du cancer ? Si on examine bien les données, la réponse est non.

– J’imagine que vous connaissez les documents du CIRC de Lyon, où vous êtes allé souvent, dis-je prudemment. D’après une étude publiée par l’agence, en Europe, le taux d’incidence du cancer infantile a augmenté de 1 % à 3 % par an au cours des trois dernières décennies, et cela concerne principalement les leucémies et les tumeurs au cerveau[xi]. Est-ce que c’est aussi le tabagisme qui est à l’origine de cette hausse spectaculaire ?

– Je ne suis pas forcément d’accord avec tout ce que dit le CIRC, m’a répondu Richard Peto, en s’agitant sur son siège, cela dépend de la qualité des données qu’il fournit… Mais, le tabac a très peu de lien, ou même pas de lien du tout, avec le cancer des enfants ou avec les cancers qui se déclarent au tout début de l’âge adulte. Ces cancers sont plutôt dus à des dysfonctionnements du développement pendant la vie fœtale.

– Et comment expliquez-vous ces dysfonctionnements ? », lui ai-je demandé, persuadée que l’épidémiologiste allait enfin sortir de sa langue de bois.

Eh bien non ! Il a botté en touche pour se raccrocher à son discours tout prêt, en ressortant les bons vieux arguments qui, nous le verrons bientôt, ne résistent pas un instant à un examen sérieux. « Je pense que les changements apparents sont dus à une meilleure capacité de détection et d’enregistrement des cancers », m’a-t-il répondu, tout en griffonnant des mots sur une feuille et en « oubliant » au passage que ma question concernait les causes des « dysfonctionnements du développement pendant la vie fœtale » qu’il venait d’évoquer. « Par exemple, dans les années 1950 et 1960, on ne savait pas bien diagnostiquer les leucémies, alors quand les gens mouraient, on disait que c’était d’une infection, mais pas d’une leucémie. Aujourd’hui, on sait mieux diagnostiquer les cancers, alors on a l’impression qu’il y en a plus. Et puis, il y a des artefacts qui font qu’on détecte des choses dans la petite enfance qui ressemblent à un cancer, puis qui disparaissent. »

À ce stade de l’entretien, je me suis vraiment demandé si Richard Peto savait véritablement de quoi il parlait, tant ses propos étaient aussi inconsistants que décousus. J’ai même failli jeter l’éponge, car j’avais l’impression de perdre mon temps. Mais, relevant la tête, l’épidémiologiste a poursuivi son monologue : « D’une manière générale, le taux des décès par cancer a tendance à baisser, a-t-il dit, bien que le taux des décès liés à certains cancers augmente. Certains taux baissent, d’autres augmentent, donc il est difficile de conclure définitivement.

– C’est vrai que dans les pays développés, la mortalité globale due au cancer a tendance à baisser, ai-je rétorqué. C’est dû à une plus grande efficacité des traitements. En revanche, le taux d’incidence, lui, ne cesse d’augmenter. Comment l’expliquez-vous ?

– L’incidence est très difficile à mesurer, m’a répondu Sir Peto, qui subitement s’est levé de son siège, pour me tendre la feuille où il avait griffonné le mot “diagnostic”. Nous vivons dans une époque où l’intérêt pour le cancer ne cesse de croître et, du coup, les journaux et les télévisions en parlent plus. De plus, les gens vivent de plus en plus vieux et il est donc normal qu’il y ait plus de cancers et que la maladie attire davantage l’attention. Quand on rassemble tous ces éléments, on se rend compte que l’image d’une mer de produits cancérigènes qui entraînerait une augmentation du taux de cancer est complètement fausse et qu’elle ne sert qu’à détourner l’attention du sujet principal, qui est la mortalité due au tabac.

– Vous pensez donc que votre étude de 1981 est toujours valide, trente ans plus tard ?

– Tout à fait ! Ce que nous avons dit au moment où notre étude est sortie est encore vrai aujourd’hui[xii]. »

L’« argument à l’emporte-pièce » de Sir Richard Doll

« Comment peut-on prétendre qu’une étude réalisée il y a trois décennies puisse nous aider à prendre les bonnes décisions aujourd’hui ? », s’était pourtant étonnée l’épidémiologiste américaine Devra Davis, avec qui je m’étais longuement entretenue des travaux de Doll et Peto quand je l’avais rencontrée trois mois plus tôt, en octobre 2009[xiii]. « D’autant plus, m’avait-t-elle précisé, que la méthodologie qu’ils ont utilisée est biaisée, car elle est tellement restrictive qu’elle réduit considérablement la portée de leurs résultats. En effet, ils ont épluché les registres des décès survenus entre 1950 et 1977 et concernant les seuls hommes blancs, âgés de moins de soixante-cinq ans au moment de leur mort. Ils ont donc exclu les hommes afro-américains, qui en général sont les plus exposés aux agents chimiques, par leur travail ou par leur lieu d’habitation. Ils ont exclu les hommes ayant un cancer mais toujours vivants. Ils ont ignoré le taux d’incidence et ne se sont intéressés qu’à la mortalité. Or, vu le temps de latence de la maladie, les hommes qui sont morts d’un cancer entre 1950 et 1977 sont des personnes qui ont été exposées à des produits cancérigènes dans les années 1930 et 1940, c’est-à-dire à une époque où l’invasion massive des produits chimiques dans notre environnement quotidien n’avait pas encore commencé. C’est pourquoi il eût mieux valu examiner l’évolution du taux d’incidence, si l’on voulait vraiment mesurer la progression de la maladie et déterminer ses causes possibles. »

Alors qu’elle travaillait à l’université Johns Hopkins, Devra Davis s’est penchée précisément sur l’évolution de l’incidence des cancers, notamment des myélomes multiples et des tumeurs cérébrales chez les hommes âgés de quarante-cinq à quatre-vingt-quatre ans. Avec son collègue Joel Schwartz, un statisticien qui deviendra un épidémiologiste réputé de l’université de Harvard, elle a constaté que le taux d’incidence de ces deux cancers mortels a augmenté de 30 % au cours des années 1960-1980. Publiés en 1988 dans The Lancet[xiv], puis deux ans plus tard dans un volume entier des Annals of the New York Academy of Sciences[xv], ces travaux ont attiré l’attention de Sir Richard Doll. Dans son livre The Secret History of the War on Cancer, Devra Davis raconte son émotion, lorsque, dans les années 1980, elle eut l’insigne privilège de « boire un pot » avec l’illustre scientifique, à l’issue d’un symposium organisé par le CIRC. « Sa fiche dans le Who’s Who rapporte que la conversation était l’un de ses hobbies préférés, écrit-elle, et il est un fait que c’était un plaisir d’échanger avec cet homme captivant, avenant et brillant[xvi]. »

Ce soir-là, Richard Doll joue les grands seigneurs en expliquant à son admiratrice « subjuguée » que, pour son étude, elle s’est laissée abuser par une « erreur fondamentale » : l’augmentation du taux d’incidence des cancers qu’elle pense avoir constatée est due à un simple effet d’optique, lié la meilleure capacité des médecins à diagnostiquer les cancers. Avant, lui a-t-il expliqué, quand une personne âgée décédait, les praticiens signaient l’acte de décès en portant la mention « sénilité », quand ils ignoraient la cause exacte de la mort ; et parfois, ils indiquaient comme cause du décès : « Cancer d’un organe non identifié. » L’épidémiologiste suggère donc à sa jeune collègue de vérifier l’évolution des morts classées « sénilité » ou « cancer d’un organe non identifié », en assurant que ces mentions ont fortement diminué. C’est ce que fit Devra Davis, mais elle constata que cette allégation était fausse ! Pendant quatre ans, en effet, elle éplucha notamment les registres de l’Institut national du cancer, qui a commencé à recenser systématiquement les cancers depuis le 1er janvier 1973. Avec l’aide de son mentor Abe Lilienfeld, professeur à l’université Johns Hopkins et doyen de l’épidémiologie américaine, et Allen Gittelsohn, un biostatisticien, elle démontra qu’il n’y avait pas de baisse des certificats de décès pour « sénilité » ni par « cancer d’un organe non identifié » chez les hommes blancs âgés. C’était même le contraire ! Dans le même temps, en revanche, elle nota une forte augmentation du taux d’incidence des cancers ainsi que de la mortalité due à des cancers spécifiques[xvii].

« Que pensez-vous de l’argument selon lequel l’augmentation des cancers serait en fait un artefact dû à l’amélioration des méthodes de diagnostic ?, ai-je donc demandé à Devra Davis.

– Cet argument ne résiste pas à l’analyse, m’a-t-elle répondu. J’ai même montré dans mon livre qu’il est utilisé systématiquement depuis plus d’un siècle ! Si l’on prend l’exemple des leucémies ou des tumeurs cérébrales infantiles, leur augmentation constante ne peut en aucun cas être expliquée par l’amélioration des méthodes de détection, car il n’y a pas, comme pour les cancers du colon, du sein ou de la prostate, de programmes de dépistage systématique : quand on détecte un cancer chez un enfant, c’est qu’il est malade et qu’on cherche à comprendre pourquoi, et cette pratique n’a pas changé au cours des trente dernières années ! »

Cet avis est aussi celui des auteurs américains du rapport du President’s Cancer Pannel (voir supra, chapitre 10), qui ont soigneusement examiné la validité de ce que d’aucuns appellent un « argument à l’emporte-pièce ». Leur démonstration fait bien la distinction entre les taux de mortalité et d’incidence, deux notions très différentes comme on l’a vu, bien que certains experts, comme Sir Richard Peto, aient souvent tendance à l’oublier. « Le taux de la mortalité liée aux cancers infantiles a considérément baissé depuis 1975, écrivent-ils en effet. C’est principalement dû à l’amélioration des traitements qu’a permise la forte participation des enfants aux essais cliniques de nouveaux traitements. Cependant, au cours de la même période (1975-2006), l’incidence du cancer chez les jeunes Américains de moins de vingt ans n’a cessé d’augmenter. Les causes de cette augmentation ne sont pas connues, mais les changements sont trop rapides pour qu’ils soient d’origine génétique. On ne peut pas non plus expliquer cette augmentation par l’avènement de techniques de diagnostic plus performantes comme la tomographie ou l’imagerie par résonance magnétique nucléaire (IRM). En effet, l’arrivée de ces techniques a pu, au mieux, entraîner un pic ponctuel et unique dans l’incidence des cancers, mais pas cette progression stable que l’on peut observer sur un laps de trente ans[xviii]. »

L’argument du « meilleur diagnostic » a été aussi réduit à néant en 2007 dans un article de la revue Biomedicine & Pharmacotherapy publié dans le cadre d’un dossier de cent pages intitulé « Cancer : l’influence de l’environnement »[xix]. Les auteurs, dont Richard Clapp et les Français Dominique Belpomme et Luc Montagnier, prennent l’exemple du cancer du sein, pour lequel des programmes de dépistage ont été mis en place dans seize pays européens[xx]. Or, notent-ils, la détection précoce d’un cancer du sein peut avoir une influence sur la mortalité, mais pas sur l’incidence, car le même cancer aurait été détecté il y a trente ans, même si c’est à un stade plus avancé. Ils citent l’expérience de la Norvège, qui possède l’un des plus anciens registres des cancers d’Europe (1955)[1] et qui a introduit les mesures de dépistage du cancer du sein (mammographie) et de la prostate (dosage de la PSA, l’antigène prostatique spécifique) dès 1992. Un examen de l’évolution du taux d’incidence du cancer du sein et de la prostate montre que ceux-ci n’ont cessé de progresser entre 1955 et 2006, avec un léger pic en 1993, au moment de l’introduction des techniques de dépistage. Le même constat peut être fait pour le cancer de la thyroïde, dont l’incidence a été multipliée par six sur la même période, un phénomène qui a commencé bien avant l’introduction de l’imagerie par ultrason.


[1] En France, le premier registre des cancers a été créé en… 1975. En 2010, il existait treize registres mesurant l’incidence de tous les cancers dans onze départements (sur quatre-vingt-seize !), soit une couverture de 13 % de la population…


[i] Afsset/Inserm, Cancers et Environnement. Expertise collective, octobre 2008.

 

[ii] Devra Davis, The Secret History of the War on Cancer, op. cit., p. 262.

[iii] Ibid., p. 146.

[iv] Ibid., p. 255.

[v] Richard Doll et Richard Peto, « The causes of cancer : quantitative estimates of avoidable risks of cancer in the United States today », The Journal of the National Cancer Institute, vol. 66, n° 6, juin 1981, p. 1191-1308.

[vi] Geneviève Barbier et Armand Farrachi, La Société cancérigène, op. cit., p. 49.

[vii] Lucien Abenhaim, Rapport de la Commission d’orientation sur le cancer, La Documentation française, Paris, 2003.

[viii] Les Causes du cancer en France, op. cit., p. 7.

[ix] Rory O’Neill, Simon Pickvance et Andrew Watterson, « Burying the evidence : how Great Britain is prolonging the occupational cancer epidemic », The International Journal of Occupational and Environmental Health, vol. 13, 2007, p. 432-440.

[x] André Cicolella, Le Défi des épidémies modernes. Comment sauver la Sécu en changeant le système de santé, La Découverte, Paris, 2007, p. 48.

[xi] Eva Steliarova-Foucher et alii, « Geographical patterns and time trends of cancer incidence and survival among children and adolescents in Europe since the 1970s (The ACCIS project) : an epidemiological study », The Lancet, vol. 364, n° 9451, 11 décembre 2004, p. 2097-2105.

[xii] Cette interview a été filmée le 13 janvier 2010. Et la traduction est du mot à mot…

[xiii] Entretien de l’auteure avec Devra Davis, Pittsburgh, 15 octobre 2009.

[xiv] Devra Davis et Joel Schwartz, « Trends in cancer mortality : US white males and females, 1968-1983 », The Lancet, vol. 331, n° 8586, 1988, p. 633-636.

[xv] Devra Davis et David Hoel, « Trends in cancer in industrial countries », Annals of the New York Academy of Sciences, vol. 609, 1990.

[xvi] Devra Davis, The Secret History of the War on Cancer, op. cit., p. 257.

[xvii] Devra Davis, Abraham Lilienfeld et Allen Gittelsohn, « Increasing trends in some cancers in older Americans : fact or artifact ? », Toxicology and Industrial Health, vol. 2, n° 1, 1986, p. 127-144.

[xviii] President’s Cancer Panel, Reducing Environmental Cancer Risk, op. cit., p. 4.

[xix] Philippe Irigaray, John Newby, Richard Clapp, Lennart Hardell, Vyvyan Howard, Luc Montagnier, Samuel Epstein, Dominique Belpomme, « Lifestyle-related factors and environmental agents causing cancer : an overview », Biomedicine & Pharmacotherapy, vol. 61, 2007, p. 640-658.

[xx] Voir Johannes Botha et alii, « Breast cancer incidence and mortality trends in 16 European countries », European Journal of Cancer, vol. 39, 2003, p. 1718-1729.

L’épidémie de cancer du sein est due à la pollution chimique

Comme promis, je publie un nouvel extrait de mon livre Notre poison quotidien, concernant l « ’effet cocktail » et les effets sanitaires des très nombreux pesticides qui agissent à des doses infinitésimales notamment sur les embryons et fœtus. Il s’agit notamment des poisons agricoles qui sont des hormones de synthèse et de ce fait perturbent le système endocrinien, d’où leur nom de « perturbateur endocrinien ».

Je constate avec amusement que les lobbyistes ne savent plus à quelle branche se raccrocher, n’hésitant pas comme « Bob le silencieux »  à qualifier les scientifiques qui révèlent ces effets terribles de « marchands de peur» ! Je dois reconnaître que venant d’un défenseur des « marchands de mort » (les pesticides, je le rappelle, sont fabriqués pour tuer , au minimum, des végétaux ou des insectes…), l’argument ne manque pas de panache !!

Je profite de l’occasion pour signaler une étude réalisée par le Pr Virginia Rauh de l’université de Columbia (New York), publiée dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) en avril dernier.

http://www.pnas.org/content/early/2012/04/25/1203396109.abstract

Intitulée «  Les anomalies cérébrales des enfants exposés in utero à un pesticide organophosphoré très commun », celle-ci a révélé que des enfants exposés dans le ventre de leur mère à du chlorpyriphos-éthyl, un insecticide que j’ai largement évoqué dans Notre poison quotidien,  souffraient d’un « amincissement du cortex cérébral », caractéristique d’affections neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer, ainsi que l’a expliqué le Pr Rauh au Monde (édition du 19 mai). Et le journal de préciser : «

« Les anomalies cérébrales trouvées chez ces enfants pourraient être associées à des troubles neurocognitifs ou neuropsychologiques durables. Les niveaux d’exposition qui montrent ces effets neurotoxiques correspondant à des usages courants ».

Avant de conclure :

« En attendant une prise de conscience élargie, que faire ? « Laver fruits et légumes, d’autant plus s’ils sont consommés par une femme enceinte ou allaitante, ou par de jeunes enfants », conseille Virginia Rauh. Et éviter d’utiliser, en cas de grossesse, des produits phytosanitaires contenant ces produits. En France, au moins un produit contenant du CPF est autorisé dans les jardins : Dursban 5G Jardin (Dow Agrosciences SAS) ».

N’en déplaise aux petits soldats de l’industrie des pesticides, la meilleure solution pour protéger les femmes enceintes et les enfants de ces troubles gravissimes, c’est bien sûr de MANGER BIO !

Voici maintenant la suite de ma rencontre avec le Dr Ulla Hass :

L’explosion des cancers du sein est due aux cocktails des hormones de synthèse

Et bien sûr, j’ai pris le chemin du Royaume-Uni pour rencontrer Andreas Kortenkamp, qui dirige le centre de toxicologie de l’université de Londres. Dans l’étude qu’il a publiée en 2009 avec Ulla Hass et leurs collègues, les auteurs concluaient : « Les évaluations qui ignorent la possibilité d’une combinaison des effets peuvent conduire à une sous-estimation considérable des risques associés à l’exposition aux produits chimiques[i]. » Dans son livre La Société du risque, Ulrich Beck dit la même chose, mais en des termes beaucoup plus radicaux, que je n’étais pas loin de faire miens au moment de terminer mon voyage sur la planète chimique : « À quoi me sert-il de savoir que tel ou tel polluant est nocif à partir de telle ou telle concentration, si je ne sais pas dans le même temps quelles réactions entraîne l’action conjuguée de toutes ces substances toxiques résiduelles ? […] Car quand les hommes sont confrontés à des situations de danger, ce ne sont pas des substances toxiques isolées qui les menacent, mais une situation globale. Répondre à leurs questions sur la menace globale par des tableaux de taux limites portant sur des substances isolées, c’est faire preuve d’un cynisme collectif dont les conséquences meurtrières ont cessé d’être latentes. Il est compréhensible que l’on ait commis une telle erreur aux temps où tout le monde avait une croyance aveugle dans le progrès. Continuer à le faire aujourd’hui, en dépit des protestations, des statistiques de morbidité et de mortalité – en s’abritant derrière la “rationalité” scientifique des “taux limites” –, c’est s’exposer à bien plus qu’une crise de confiance, et c’est une attitude qui relève des tribunaux[ii] ».

Le 11 janvier 2010, mon « coup de blues » passé, j’ai donc rencontré Andreas Kortenkamp, un scientifique d’origine allemande auteur notamment d’un rapport sur le cancer du sein qu’il a présenté aux députés européens, le 2 avril 2008[iii]. Pour lui, en effet, l’augmentation permanente du taux d’incidence de ce cancer, qui frappe aujourd’hui une femme sur huit dans les pays industrialisés et représente la première cause de mort par cancer des femmes de 34-54 ans, est due principalement à la pollution chimique[1]. « La progression fulgurante du cancer du sein dans les pays du Nord est très choquante, m’a-t-il expliqué. Elle est due à un faisceau de facteurs concordants qui concernent tous le rôle de l’œstrogène dans le corps des femmes : il y a d’abord la décision d’avoir des enfants plus tard et, pour certaines, de ne pas allaiter ; il y a aussi, pour une faible part, l’utilisation de pilules anticontraceptives et, de manière évidente, l’usage de traitements hormonaux à la ménopause. On estime qu’au Royaume-Uni, l’usage des traitements hormonaux de substitution a provoqué un excès de 10 000 cas de cancer du sein. S’y ajoute un facteur génétique, mais qu’il ne faut pas surévaluer : on estime qu’il ne représente qu’une tumeur mammaire sur vingt. Tout indique que le facteur principal est environnemental et qu’il est lié à la présence d’agents chimiques capables d’imiter l’hormone sexuelle féminine, dont les effets s’additionnent à des doses infinitésimales.

– Quels sont les produits que vous mettez en cause ?, ai-je demandé, en pensant à toutes les femmes, dont plusieurs amies proches, qui souffrent ou sont décédées d’un cancer du sein.

– Malheureusement, la liste est longue, m’a répondu Andreas Kortenkamp, avec une moue de réprobation. Il y a certains additifs alimentaires comme les conservateurs, les produits anti-UV des crèmes solaires, les parabens et phtalates que l’on trouve dans de nombreux produits cosmétiques (shampoings, parfums, déodorants), les alkylphénols utilisés dans les détergents, peintures ou plastiques, les PCB qui continuent de polluer la chaîne alimentaire ; et puis de nombreux pesticides, comme le DDT qui s’est accumulé dans l’environnement, des fongicides, herbicides, insecticides qui ont tous une activité œstrogénique et qui se retrouvent sous forme de résidus dans nos aliments[iv] ; bref, le corps des femmes est exposé en permanence à un cocktail d’hormones qui peuvent agir de concert, ainsi que l’a révélé une étude espagnole[v]. De plus, on sait que ces mélanges d’hormones sont particulièrement redoutables pendant les phases du développement fœtal et la puberté. C’est ce qu’a révélé le drame du distilbène (voir supra, chapitre 17), ou la terrible expérience de la bombe atomique à Hiroshima : la majorité des femmes qui ont développé un cancer étaient adolescentes au moment de l’explosion.

– Quelles études menez-vous dans votre laboratoire ?

– Nous testons l’effet synergétique des hormones de synthèse – qu’elles soient œstrogéniques ou anti-androgéniques – sur des lignées de cellules, c’est-à-dire in vitro, et non pas in vivo, comme le fait ma collègue Ulla Hass. Et nos résultats confirment ce qu’elle a observé sur des rats : les xéno-œstrogènes, ou œstrogènes environnementaux, voient leurs effets décupler quand ils sont mélangés et interagissent de surcroît avec l’œstrogène naturel. On parle beaucoup de charge chimique corporelle, mais il serait intéressant de mesurer la charge hormonale globale des femmes qui devrait être un bon indicateur du risque d’avoir un cancer du sein…

– Pensez-vous que les agences de réglementation devraient revoir leur système d’évaluation des produits chimiques ?

– Certainement !, m’a répondu sans hésiter le scientifique germano-britannique. Il faut qu’elles changent de paradigme pour intégrer l’effet cocktail, qui est pour l’heure complètement ignoré. L’évaluation produit par produit n’a pas de sens et je constate que les autorités européennes ont commencé à en prendre conscience. En 2004, le Comité scientifique européen de la toxicologie, l’écotoxicologie et l’environnement a clairement recommandé de prendre en compte l’effet cocktail des molécules qui ont un mode d’action identique, comme les hormones environnementales[vi]. De même, en décembre 2009, les vingt-sept ministres de l’Environnement européens ont publié une déclaration commune demandant que l’effet des mélanges, notamment de perturbateurs endocriniens, soit intégré dans le système d’évaluation des produits chimiques. Cela dit, la tâche est immense. D’après les estimations, il y a actuellement entre 30 000 et 50 000 produits chimiques sur le marché en Europe, dont 1 % seulement a été testé. S’il y a parmi eux quelque 500 perturbateurs endocriniens, cela fait des millions de combinaisons possibles…

– Autant dire que la tâche est impossible…

– Je crois qu’il faut procéder de manière pragmatique. Les poissons des rivières représentent un bon indicateur des effets cocktail. Il faudrait déterminer quelles sont les substances qui les affectent le plus et peut-être va-t-on découvrir que vingt molécules sont responsables de 90 % des effets. Il convient alors de les retirer du marché, comme le prévoit le règlement Reach, qui va dans la bonne direction[2]. Mais pour cela, il faut une volonté politique forte, car la résistance des industriels est redoutable…

– Est-ce que l’effet cocktail existe aussi pour les molécules cancérigènes ?

– Tout indique que oui ! C’est ce qu’ont montré des études japonaises dans lesquelles ont été mélangés des pesticides qui individuellement n’avaient pas d’effet cancérigène à la dose utilisée dans le mélange, mais dont l’effet a été décuplé une fois qu’ils ont été mélangés.

– Cela veut-il dire que le principe de Paracelse qui veut que la “dose fait le poison” est à mettre à la poubelle, y compris pour les produits autres que les perturbateurs endocriniens ?

– Malheureusement, ce principe est utilisé à toutes les sauces, mais personne ne comprend vraiment ce qu’il signifie. Fondamentalement, bien sûr qu’il y a une relation entre la toxicité d’un produit et la dose, mais ce n’est pas cela le problème. La faille du système d’évaluation repose sur la notion de NOAEL, la dose sans effet nocif observé. En fait, il faut bien comprendre qu’autour de cette fameuse NOAEL, il y a ce que les statisticiens appellent un “fog” ou une zone grise, c’est-à-dire que nous sommes incapables de savoir ce qui se passe à + ou – 25 % de la NOAEL. Il n’y a aucune étude expérimentale qui peut résoudre ce problème fondamental. Bien sûr, on peut augmenter le nombre d’animaux testés pour réduire la taille du “fog”, mais on ne le fera jamais disparaître complètement. Le discours officiel, c’est que ce problème est résolu par l’application de facteurs d’incertitude ou de sécurité, mais là encore c’est complètement arbitraire, car, encore une fois, nous ne le savons pas. Et c’est particulièrement vrai pour la toxicologie des mélanges, où l’effet conjugué de très petites doses de produits apparemment inoffensifs, quand ils sont pris isolément, est impossible à prédire avec certitude, sauf à appliquer des facteurs de sécurité très élevés, ce qui limiterait considérablement l’usage des produits.

– Pensez-vous que le système actuel met particulièrement la vie des enfants en danger ?

– Il est clair que les fœtus et jeunes enfants sont particulièrement sensibles aux cocktails de produits chimiques et, notamment, des perturbateurs endocriniens. C’est ce que montre l’évolution des pathologies enfantines… »


[1] Le taux d’incidence de cancer du sein en Amérique du Nord, Europe et Australie est de 75 à 92 pour 100 000 (après ajustement de l’âge), contre moins de 20 pour 100 000 en Asie et en Afrique.

[2] Entré en vigueur le 1er juin 2007, Reach est l’acronyme anglais du « Règlement européen sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et les restrictions des substances chimiques ».


[i] Sofie Christiansen, Ulla Hass et alii, « Synergistic disruption of external male sex organ development by a mixture of four antiandrogens », Environmental Health Perspectives, vol. 117, n° 12, décembre 2009, p. 1839-1846.

[ii] Ulrich Beck, La Société du risque, op. cit., p. 121-123.

[iii] Andreas Kortenkamp, « Breast cancer and exposure to hormonally active chemicals : an appraisal of the scientific evidence », Health & nvironment Alliance, <www.env-health.org>, avril 2008.

[iv] Voir notamment : Warren Porter, James Jaeger et Ian Carlson., « Endocrine, immune and behavioral effects of aldicarb (carbamate), atrazine (triazine) and nitrate (fertilizer) mixtures at groundwater concentrations », Toxicology and Industrial Health, vol. 15, n° 1-2, 1999, p. 133-150.

[v] Jesus Ibarluzea et alii, « Breast cancer risk and the combined effect of environmental oestrogens », Cancer Causes and Control, vol. 15, 2004, p. 591-600.

[vi] Andreas Kortenkamp et alii, « Low-level exposure to multiple chemicals : reason for human health concerns ? », Environmental Health Perspectives, vol. 115, Suppl. 1, décembre 2007, p. 106-114.

Une nouvelle étude sur l' »effet cocktail »

Je vois que les lobbyistes sont de retour sur mon Blog, avec l’acharnement qui caractérise leur fonction !

Ce qui me fournit une belle occasion de remettre leurs pendules à l’heure, en rappelant les dizaines de milliers de morts que causent, chaque année, dans le monde, les pesticides. Selon une étude publiée par le Parlement européen (j’ai interviewé son auteure principale dans Les moissons du futur) en 2008, si on interdisait les seuls pesticides cancérigènes, on économiserait, chaque année en Europe, 26 milliards d’Euros par an en frais de santé ! Mais je n’en dirai pas plus, mon film et mon livre étant, pour l’heure, sous embargo !!!

Je me contenterai, aujourd’hui, de citer une étude publiée le 3 août, dans la revue scientifique PloSOne, dont Le Monde s’est fait écho, le 8 août, dans un article intitulé « L’inquiétant cocktail des pesticides sur nos cellules ». Elle confirme ce que j’ai largement démontré dans mon film et livre Notre poison quotidien, à savoir qu’à des doses infimes, telles qu’on les retrouve, dans les aliments, les pesticides constituent une véritable bombe chimique, provoquant sur les êtres humains des dysfonctionnements majeurs, liés aux grandes « épidémies » qui caractérisent l’ère industrielle : cancers, maladies neurodégénératives, et troubles de la reproduction. Cette étude concerne le fameux « effet cocktail », auquel j’ai consacré de longs développements dans Notre poison quotidien (voir extraits ci-dessous). Son originalité est que ses auteurs ont testé sur les cellules de notre système nerveux l’action conjointe de résidus très faibles de trois fongicides que l’on rencontre régulièrement sur les étals des primeurs : le pyriméthanil, le cyprodinil et le fludioxonil.

« Résultat : les dommages infligés aux cellules sont jusqu’à vingt ou trente fois plus sévères lorsque les pesticides sont associés, écrit Le Monde.  « Des substances réputées sans effet pour la reproduction humaine, non neurotoxiques et non cancérigènes ont, en combinaison, des effets insoupçonnés », résume l’un des auteurs de l’étude, le biologiste moléculaire Claude Reiss, ancien directeur de recherche au CNRS et président de l’association Antidote Europe.

« On observe l’aggravation de trois types d’impacts », détaille le chercheur français : « La viabilité des cellules est dégradée ; les mitochondries, véritables « batteries » des cellules, ne parviennent plus à les alimenter en énergie, ce qui déclenche l’apoptose, c’est-à-dire l’autodestruction des cellules ; enfin, les cellules sont soumises à un stress oxydatif très puissant, possiblement cancérigène et susceptible d’entraîner une cascade d’effets. »

Alors que la maladie de Parkinson a rejoint – enfin !- le tableau des maladies professionnelles agricoles liées à l’usage des pesticides (voir sur ce Blog),  les auteurs de l’étude citent «  parmi les conséquences possibles de telles agressions sur les cellules », « le risque d’une vulnérabilité accrue à des maladies neurodégénératives comme Alzheimer, Parkinson ou la sclérose en plaques ». C’est d’autant plus inquiétant que les poisons agricoles testés se retrouvent sur la plupart des raisins « conventionnels » – entendez « chimiques » – vendus dans les supermarchés….

Début juin, j’ai été auditionnée par la Commission « pesticides » du Sénat, à qui j’ai présenté les résultats des études conduites par les laboratoires  de Ulla Hass et de Andreas Kortenkamp sur l’ « effet cocktail ».

Je reproduis ici l’extrait de mon livre concernant ma rencontre avec Ulla Hass.

« Les nouvelles mathématiques des mélanges : 0+0+0 = 60 »

Une fois n’est pas coutume, les laboratoires qui font référence dans le domaine de la toxicologie des mélanges chimiques sont européens, en l’occurrence danois et britannique. Le premier est dirigé par Ulla Hass, une toxicologue qui travaille à l’Institut danois de la recherche alimentaire et vétérinaire, situé à Soborg, dans la banlieue de Copenhague. Je l’ai rencontrée un jour enneigé de janvier 2010. Avant de commencer notre entretien, elle m’a fait visiter sa « ménagerie », une pièce d’un blanc clinique où sont installées les cages des rats wistar qu’elle utilise pour ses expériences. Grâce au soutien de l’Union européenne et en collaboration avec le centre de toxicologie de l’université de Londres, elle a conduit une série d’études visant à tester les effets des mélanges de substances chimiques, ayant une action anti-androgène, sur des rats mâles exposés in utero. Dans la première d’entre elles, le cocktail comprenait deux fongicides, la vinclozoline et le procymidone (voir supra, chapitre 13), et la flutamide, un médicament prescrit pour traiter le cancer de la prostate[i].

« Qu’est-ce qu’un anti-androgène ?, ai-je demandé à la toxicologue danoise.

– C’est une substance chimique qui affecte l’action des androgènes, c’est-à-dire des hormones masculines comme la testostérone, m’a-t-elle répondu. Or, les hormones masculines sont capitales pour la différenciation sexuelle qui, chez les humains, a lieu à la septième semaine de grossesse. Ce sont elles qui permettent au modèle de base, qui est féminin, de se développer en un organisme masculin. Donc, les anti-androgènes peuvent faire dérailler le processus et empêcher le mâle de se développer correctement.

– Comment avez-vous procédé pour votre étude ?

– Nous avons d’abord observé les effets de chaque molécule séparément en essayant de trouver, pour chacune d’elles, une dose très basse qui ne provoquait aucun effet. Je vous rappelle que notre objectif était de mesurer l’effet potentiel des mélanges, il était donc particulièrement intéressant de voir si trois molécules qui individuellement n’avaient pas d’effet pouvaient en avoir une fois mélangées. Et ce fut exactement les résultats que nous avons obtenus. Prenons, par exemple, ce que nous appelons la “distance anogénitale”, qui mesure la distance entre l’anus et les parties génitales de l’animal. Elle est deux fois plus longue chez le mâle que chez la femelle, et c’est précisément dû au rôle des androgènes pendant le développement fœtal. Si elle est plus courte chez les mâles, c’est un indicateur de l’hypospadias, une malformation congénitale grave des organes de reproduction masculins. Quand nous avons testé chaque produit séparément, nous n’avons constaté aucun effet, ni aucune malformation. Mais quand nous avons exposé les fœtus mâles à un mélange des trois substances, nous avons observé que 60 % d’entre eux développaient plus tard un hypospadias, ainsi que des malformations graves de leurs organes sexuels. Parmi les malformations que nous avons observées, il y avait notamment la présence d’une ouverture vaginale chez certains mâles qui avaient, par ailleurs, des testicules. En fait, ils étaient sexuellement dans l’entre-deux sexes, comme des hermaphrodites. »

Et la toxicologue de conclure par cette phrase que je n’oublierai jamais : « Nous devons apprendre de nouvelles mathématiques quand nous travaillons sur la toxicologie des mélanges, parce que ce que disent nos résultats, c’est que 0 + 0 + 0 fait 60 % de malformations…

– Comment est-ce possible ?

– En fait, nous assistons à un double phénomène : les effets s’additionnent et ils entrent en synergie pour décupler, m’a expliqué Ulla Hass.

– C’est effrayant ce que vous dites, surtout quand on sait que chaque Européen a ce que l’on appelle une “charge chimique corporelle” ! Ce que vous avez observé chez les rats pourrait-il aussi se produire dans nos organismes ?

En fait, le gros problème, c’est que nous n’en savons rien, a soupiré Ulla Hass, qui a alors fait la même remarque que son collègue Tyrone Hayes. Il est très difficile de comprendre pourquoi cela n’a pas été pris en compte plus tôt. Quand vous allez à la pharmacie pour acheter un médicament, il est écrit sur le mode d’emploi qu’il faut faire attention si vous prenez d’autres médicaments, car il peut y avoir une combinaison d’effets. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que l’on ait le même phénomène avec des polluants chimiques.

– Pensez-vous que les toxicologues doivent complètement revoir leur manière de fonctionner ?

– Il est clair que pour pouvoir évaluer la toxicité des mélanges chimiques, et tout particulièrement celle des perturbateurs endocriniens, il faut sortir du modèle qu’on nous a enseigné, qui veut qu’à une faible dose on ait un petit effet et à une forte dose un gros effet, avec une courbe linéaire dose-effet. C’est un modèle simple et rassurant, mais qui, pour de nombreuses molécules chimiques, ne sert à rien. En revanche, il faudrait développer des outils comme ceux mis en place par le laboratoire d’Andreas Kortenkamp, à Londres, avec qui mon laboratoire collabore. Après avoir entré toutes les caractéristiques chimiques des trois substances que nous avons testées dans un système informatique, il a pu prédire, grâce à un logiciel spécifique, quels allaient être les effets de l’addition et de la synergie des molécules. C’est une piste très intéressante pour l’avenir… »


[i] Ulla Hass et alii, « Combined exposure to anti-androgens exacerbates disruption of sexual differentiation in the rat », Environmental Health Perspectives, vol. 115, Suppl. 1, décembre 2007, p. 122-128 ; Stine Broeng Metzdorff, Ulla Hass et alii, « Dysgenesis and histological changes of genitals and perturbations of gene expression in male rats after in utero exposure to antiandrogen mixtures », Toxicological Science, vol. 98, n° 1, juillet 2007, p. 87-98.

Demain: les études de Andreas Kortenkamp

La maladie de Parkinson enfin reconnue comme maladie professionnelle

Fini le déni ! Un décret, publié le 4 mai au Journal Officiel, a , enfin, intégré la maladie de Parkinson dans le tableau des maladies professionnelles de la sécurité sociale. C’est un grand pas en avant, malgré l’opposition de la … FNSEA, qui a tout fait pour que cette reconnaissance n’ait pas lieu, ainsi que je l’ai révélé sur ce Blog. Pourquoi le principal syndicat agricole s’opposait-il à ce que la maladie de Parkinson soit officiellement reconnue comme une maladie professionnelle des agriculteurs, victimes des poisons chimiques qu’ils déversent à longueur d’année dans leurs champs ? Sans doute – mais ce n’est qu’une hypothèse !- parce que la FNSEA est très liée aux coopératives agricoles qui gagnent énormément d’argent avec la vente desdits poisons. Peut-être, aussi parce que les promoteurs du modèle agroindustriel craignent que les paysans malades se retournent contre lesdites coopératives, qui continuent de nier (pas toutes, heureusement, mais la majorité) la toxicité des pesticides, ou contre la FNSEA, qui continue de pratiquer la politique de l’autruche.

Pourtant, les professionnels du déni ne pourront rien contre la prise de conscience des paysans. Depuis la sortie de mon film et livre Notre poison quotidien, en mars 2011, il faut mesurer le chemin parcouru :

–       Paul François , dont j’ai révélé l’histoire dans mon enquête, a gagné sont procès contre Monsanto ;

–       Jean-Marie Desdion, un producteur de maïs, atteint d’un myélome multiple, a porté plainte contre Monsanto ;

–       D’autres procès se préparent ;

–       L’Appel de Ruffec , qui ouvrait mon film et livre, est devenu l’association Phyto’victimes, qui regroupe aujourd’hui plus de 200 membres ;

–       La maladie de Parkinson est reconnue comme maladie professionnelle.

Je retranscris, ici, la partie de mon livre que j’ai consacrée à la maladie de Parkinson. J’en profite pour rendre hommage à Gilbert Vendé, qui fut le deuxième agriculteur français à être reconnu en maladie professionnelle, après une longue bataille, car, à l’époque (2006), la maladie ne figurait pas dans le tableau de la Sécurité sociale.

DEBUT DE L’EXTRAIT

« Qu’on n’aille pas me dire que la maladie de Parkinson est une maladie de vieux : moi, je l’ai eue à quarante-six ans ! » Aujourd’hui âgé de cinquante-cinq ans, Gilbert Vendé est un ancien salarié agricole qui a participé en janvier 2010 à l’appel de Ruffec. Avec une grande difficulté d’élocution, caractéristique des parkinsoniens, il a raconté son histoire, provoquant l’attention émue de l’auditoire. Il travaillait comme chef de cultures sur une grande exploitation (1 000 hectares) de la « Champagne berrichonne », lorsqu’en 1998, il a été victime d’une intoxication aiguë au Gaucho.

Maladie de Parkinson et Gaucho : le cas exemplaire de Gilbert Vendé

Les amateurs de miel ont sans doute entendu parler de ce produit à base d’imidaclopride fabriqué par la firme Bayer, qui a fait des « milliards de victimes », pour reprendre les mots de Fabrice Nicolino et François Veillerette, évoquant bien sûr les indispensables butineuses[i]. De fait, mis sur le marché en France en 1991, cet insecticide dit « systémique » est un redoutable tueur : appliqué sur les semences, il pénètre dans la plante par la sève pour empoisonner les ravageurs de la betterave, du tournesol ou du maïs, mais aussi tout ce qui ressemble de près ou de loin à un insecte piqueur-suceur, y compris les abeilles. On estime qu’entre 1996 et 2000, quelque 450 000 ruches ont purement et simplement disparu en France notamment du fait de son utilisation et de celle d’autres produits insecticides[ii].

Il faudra la ténacité des syndicats d’apiculteurs, qui saisiront la justice, et les travaux courageux de deux scientifiques – Jean-Marc Bonmatin, du CNRS, et Marc-Édouard Colin, de l’INRA – pour qu’un avis du Conseil d’État parvienne à faire plier le ministère français de l’Agriculture[1]. Celui-ci finira par interdire le Gaucho en 2005, malgré les manœuvres de certains de ses hauts fonctionnaires pour soutenir jusqu’au bout son fabricant. Parmi eux, ou plutôt parmi « elles » : Marie Guillou, directrice de la très puissante Direction générale de l’alimentation (DGAL) de 1996 à 2000 (que nous avons déjà croisée dans l’affaire de Dominique Marchal, quand elle dirigeait en 2005 l’Institut national de la recherche agronomique – voir supra, chapitre 4) ; et Catherine Geslain-Lanéelle, qui lui a succédé à la DGAL de 2000 à 2003, en y faisant preuve d’un zèle tout à fait remarquable : elle refusa de communiquer le dossier d’autorisation de mise sur le marché du Gaucho au juge Louis Ripoll, alors qu’il perquisitionnait au siège de la DGAL après l’ouverture d’une instruction ! En juillet 2006, cette haute fonctionnaire sera nommée à la tête de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) à Parme, où je la rencontrerai en janvier 2010 (voir infra, chapitre 15)[iii].

Ce bref rappel historique était nécessaire pour comprendre à quel point les décisions – ou non-décisions – de ceux qui nous gouvernent ont des répercussions directes sur la vie des citoyens qu’ils sont censés servir : en l’occurrence, les manœuvres dilatoires pour maintenir le Gaucho sur le marché, en niant sa toxicité malgré les preuves accablantes, ont contribué à mettre quelque 10 000 apiculteurs sur le carreau[2] et ont rendu malades un certain nombre d’agriculteurs, comme Gilbert Vendé.

En effet, après avoir « inhalé toute une journée du Gaucho » en octobre 1998, le salarié agricole souffre de violents maux de tête, accompagnés de vomissements. Il consulte son médecin, qui confirme l’intoxication ; puis il reprend peu après le travail, « comme si de rien n’était ». « Pendant des années, j’ai pulvérisé des dizaines de produits, a-t-il expliqué à Ruffec. J’étais certes enfermé dans une cabine, mais je refusais de mettre le masque à gaz, parce que c’est insupportable de passer des heures comme cela, on a l’impression d’étouffer. » Un an après son intoxication, Gilbert Vendée ressent régulièrement d’insoutenables douleurs à l’épaule : « C’était si fort que je descendais du tracteur pour me rouler par terre », a-t-il expliqué. En 2002, il décide de consulter une neurologue à Tours, qui l’informe qu’il a la maladie de Parkinson. « Je n’oublierai jamais ce rendez-vous, a raconté l’agriculteur, la voix voilée par l’émotion, car la spécialiste a carrément dit que ma maladie pouvait être due aux pesticides que j’avais utilisés. »

Il y a fort à parier que cette neurologue connaissait la « littérature scientifique abondante suggérant que l’exposition aux pesticides augmente le risque d’avoir la maladie de Parkinson », ainsi que l’écrit Michael Alavanja[iv]. Dans sa revue systématique de 2004, l’épidémiologiste de l’Institut du cancer de Bethesda cite une trentaine d’études de cas-témoins qui montrent un lien statistiquement significatif entre cette affection neurodégénérative et l’exposition chronique aux « produits phytos » (organochlorés, organophosphorés, carbamates), notamment à des molécules très utilisées, comme le paraquat, le maneb, la dieldrine ou la roténone. Deux ans plus tard, lorsqu’avec son collègue Aaron Blair, le chercheur a analysé une première série de données provenant de l’Agricultural Health Study, il est parvenu à des conclusions similaires.

En effet, cinq ans après leur inclusion dans la méga-cohorte, 68 % des participants (57 251) ont été interrogés. Entre-temps, soixante-dix-huit nouveaux cas de maladie de Parkinson (cinquante-six applicateurs de pesticides et vingt-deux conjoints) avaient été diagnostiqués, s’ajoutant aux quatre-vingt-trois cas enregistrés lors de l’« enrôlement » (soixante applicateurs et vingt-trois conjoints). Les résultats de l’étude montrent que la probabilité de développer la maladie de Parkinson augmente avec la fréquence d’utilisation (le nombre de jours par an) de neuf pesticides spécifiques, le risque pouvant être multiplié par 2,3. Dans leurs conclusions, les auteurs notent que « le fait d’avoir consulté un médecin à cause des pesticides ou d’avoir vécu un incident provoqué par une forte exposition personnelle est associé à un risque accru[v] ». En lisant cela, j’ai bien sûr pensé à Gilbert Vendée, car tout indique que son intoxication aiguë au Gaucho fut une circonstance aggravante qui a accéléré le processus pathologique, initié par l’exposition chronique aux pesticides.

Quant à la suite de son histoire, elle ressemble étrangement à celles que j’ai déjà racontées. Devant le refus de la MSA de lui accorder le statut de maladie professionnelle, au motif que la maladie de Parkinson ne figure pas dans les fameux tableaux, l’agriculteur s’est tourné vers le comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles d’Orléans, qui a émis un avis défavorable. Il saisit alors le tribunal des affaires de sécurité sociale de Bourges, qui finalement lui donne raison en mai 2006. Pour fonder sa décision, le TASS s’appuie sur un avis favorable émis par le CRRMP de Clermont-Ferrand, qui n’a manifestement pas fait la même lecture de la littérature scientifique disponible que son homologue d’Orléans.

À l’époque, Gilbert Vendé est le deuxième agriculteur atteint de la maladie de Parkinson à être reconnu en maladie professionnelle. Quatre ans plus tard, ils étaient « une dizaine », d’après les statistiques de la MSA fournies par le docteur Jean-Luc Dupupet. L’agriculteur berrichon a alors quitté son « pays d’origine » pour s’installer à Paris, où il travaille comme bénévole à l’association France Parkinson. « Pourquoi ?, a-t-il interrogé lors de la réunion de Ruffec. Tout simplement parce que dans la capitale je vis incognito, je suis libre ! Je serais dans ma campagne, on me montrerait du doigt. Je ne pourrais pas vivre… »

Toxines et produits toxiques à l’origine de la maladie de Parkinson

Longtemps considérée comme une pathologie liée au vieillissement, la maladie neurodégénérative a été décrite pour la première fois en 1817 par le Britannique James Parkinson (1755-1824) dans son bref Essay on the Shaking Palsy (essai sur la paralysie trépidante), où il en énumère les symptômes : tremblements, gestes rigides et incontrôlés, difficultés d’élocution[3]. Ce médecin hors norme, passionné de géologie et de paléontologie, était aussi un activiste politique qui écrivait sous un pseudonyme (« Old Hubert ») des pamphlets qui, au regard de l’histoire industrielle, apparaissent aujourd’hui d’une grande lucidité : « On ne devrait plus punir d’emprisonnement les ouvriers qui s’unissent pour obtenir de meilleurs salaires, alors que leurs maîtres conspirent contre eux en toute impunité », conseillait-il ainsi dans Révolutions sans bain de sang[vi].

Dans son Essai sur la paralysie trépidante, le docteur Parkinson ne donne pas d’explications pour la maladie qui portera son nom, mais suggère qu’elle est d’origine professionnelle ou environnementale. Il avait vu juste, car si la majorité des cas sont aujourd’hui déclarés « idiopathiques » – on n’en connaît pas la cause –, un certain nombre de facteurs professionnels et environnementaux ont été identifiés. C’est ainsi qu’après la Seconde Guerre mondiale, des chercheurs ont découvert tout à fait fortuitement que des toxines pouvaient déclencher un syndrome parkinsonien, comme le rapporte le professeur Paul Blanc dans son livre : ceux-ci relevèrent un taux de prévalence de la maladie anormalement élevé chez les aborigènes Chamorro des îles Mariana de Guam et Rota, dans le Pacifique Ouest[vii]. Ils avancèrent l’hypothèse que cet excès (le taux était cent fois plus élevé qu’aux États-Unis) était dû aux graines de cycas, un petit palmier, que les Chamorro mangeaient sous forme de farine et qui contient une toxine nommée « BMAA ». Certains scientifiques contestèrent cette explication, arguant que la quantité de BMAA présente dans la farine était trop faible pour provoquer de tels troubles. Finalement, c’est un chercheur d’Hawaii qui mettra un terme à la polémique : il observera en effet que les aborigènes sont friands de chauves-souris, lesquelles raffolent de graines de cycas. Or, la toxine BMAA s’accumule dans les graisses des mammifères volants, selon le processus de bioconcentration (voir supra, chapitre 3). D’ailleurs, l’extinction des chauves-souris, très prisées pour la délicatesse de leur chair, entraînera la disparition de la maladie de Parkinson sur les îles Mariana.

Les annales industrielles confirment le rôle des produits toxiques dans l’étiologie de la pathologie. Dès le début du xxe siècle, en effet, des médecins du travail constatent que l’exposition aux poussières de manganèse provoque un syndrome parkinsonien chez des mineurs ou des ouvriers travaillant dans des aciéries. En 1913, neuf cas sont ainsi rapportés dans le Journal of the American Medical Association. Comme le souligne ironiquement Paul Blanc, l’article commençait par une « note optimiste », caractéristique de l’idéologie alors naissante (et qui sévit encore aujourd’hui) selon laquelle le progrès s’accompagne immanquablement de « dégâts collatéraux ». « L’un des signes évidents de la tendance humanitariste des temps modernes est l’intérêt sans cesse croissant pour les accidents, intoxications et maladies qui sont le lot de différentes activités industrielles », écrivaient ainsi les auteurs, avec l’arrogance qui caractérise ceux qui n’auront jamais à souffrir des maux qu’ils s’évertuent à minimiser[viii].

Tout au long du xxe siècle, les études scientifiques s’accumulent un peu partout dans le monde sur les effets psychiatriques provoqués par l’exposition au métal (notamment dans les ateliers de soudure), dont la « folie du manganèse » qui se traduit par des hallucinations et des gestes désordonnés, considérés comme des symptômes précurseurs de la maladie de Parkinson. En 1924, une étude réalisée sur des singes permet de décrypter l’effet du manganèse sur le système nerveux central, provoquant la mort prématurée de certains neurones : cette perte provoque une diminution de la production de la dopamine, un neurotransmetteur nécessaire au contrôle de la motricité[ix].

Jusqu’aux années 1980, la littérature scientifique ne concernait que les formes non organiques du manganèse, à savoir de simples oxydes ou sels du métal utilisés dans des applications industrielles. Mais en 1988, une étude publiée dans la revue Neurology révèle que des ouvriers agricoles chargés de pulvériser du maneb, un fongicide à base de manganèse, développent les signes avant-coureurs de la maladie[x]. Ces résultats sont confirmés par une autre étude publiée six ans plus tard, concernant notamment un homme de trente-sept ans qui avait appliqué du maneb sur ses semences d’orge pendant deux ans, avant de développer la maladie de Parkinson[xi]. Des effets similaires ont été observés sur les applicateurs de mancozeb, un fongicide apparenté et toujours utilisé aujourd’hui, comme le maneb.

Enfin, le rôle des toxines dans l’apparition de la pathologie a été validé par une série d’observations effectuées sur des… toxicomanes californiens. Dans les années 1980, des médecins ont en effet constaté que l’injection d’une héroïne de synthèse, appelée « MPPP », déclenchait la maladie. Or, le MPPP contient un agent contaminant, le MPTP, dont l’un des dérivés – le cyperquat – est structurellement similaire à des herbicides très utilisés, le paraquat et le diquat. Le « modèle du MPTP », qui permet de comprendre les mécanismes biologiques conduisant à la maladie de Parkinson, a fait l’objet de multiples études chez les singes[xii]. Il a servi notamment à tester les effets de la roténone, une toxine naturelle produite par certaines plantes tropicales et entrant dans la composition de nombreux insecticides. Les chercheurs ont observé qu’injectée à de faibles doses répétées, la roténone induit un syndrome parkinsonien chez des rats[4].

Une fois de plus, il faut noter que, comme le bromure de méthyle, la roténone a été interdite par la Commission européenne en 2009, mais que la France a obtenu une dérogation spéciale pour l’utiliser sur les pommes, pêches, cerises, vignes et pommes de terre jusqu’en octobre 2011[5]. À l’instar de Rachel Carson dans Le Printemps silencieux, il importe donc plus que jamais de trouver une réponse à cette question : « Qui prend ce genre de décision ? » Qui décide que les avantages agronomiques d’un poison priment sur les considérations sanitaires et les dangers qu’il fait courir à la santé des utilisateurs, mais aussi, on le verra, des consommateurs ? D’autant plus qu’on imagine sans mal le nombre de malades et de morts qu’il a fallu compter dans les laboratoires expérimentaux et les morgues avant que l’institution européenne décide enfin d’agir. Que la France demande systématiquement un « délai de grâce » – pour reprendre l’expression du journal Le Syndicat agricole en 2007 à propos de l’interdiction du Lasso de Monsanto – est tout simplement scandaleux[xiii].


[1]Il faut noter que la couleur politique n’a rien changé à l’affaire : l’immobilisme des deux ministres de l’Agriculture concernés, le socialiste Jean Glavany (octobre 1998-février 2002) et le RPR Hervé Gaymard (mai 2002-novembre 2004), fut strictement identique.

[2] On estime qu’entre 1995 et 2003, la production française de miel est passée de 32 000 à 16 500 tonnes. Au même moment, un autre insecticide tout aussi toxique, le Régent de BASF, décimait également les abeilles. Il a été aussi interdit en 2005.

[3] C’est le médecin français Jean-Martin Charcot (1825-1893) qui donnera son nom à la maladie.

[4] C’est précisément parce qu’il avait utilisé de la roténone et du paraquat qu’un jardinier parisien, travaillant dans une grande entreprise d’horticulture depuis trente-quatre ans, a obtenu le statut de maladie professionnelle en 2009. Le jardinier avait développé la maladie de Parkinson à l’âge de quarante-huit ans. C’est ce qu’a expliqué le docteur Maria Gonzales, du CHU de Strasbourg, qui faisait partie du comité d’experts saisis par le CRRMP de Paris, dans une interview à Hygiène, Sécurité, Environnement, le 19 juin 2009.

[5] Un rapport publié en janvier 2011 par Générations futures et Pesticides Action Network Europe a révélé qu’en Europe le recours aux dérogations pour utiliser des pesticides interdits avait augmenté de 500 % entre 2007 et 2010. La directive européenne sur les pesticides (91/414) comporte en effet un article, le 8.4, qui permet d’obtenir une « dérogation de cent vingt jours », donnant la possibilité à un État membre d’utiliser des pesticides interdits « en cas de danger imprévisible ». On est ainsi passé en Europe de cinquante-neuf dérogations en 2007 à trois cent vingt et un en 2010, dont soixante-quatorze pour la France (Générations futures et Pesticides Action Network Europe, « La question des dérogations accordées dans le cadre de la législation européenne sur les pesticides », 26 janvier 2011).


Notes du chapitre 6

[i] Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, op. cit., p. 56.

[ii] « Le gaucho retenu tueur officiel des abeilles. 450 000 ruches ont disparu depuis 1996 », Libération, 9 octobre 2000.

[iii] Pour plus de détails sur la carrière de Catherine Geslain-Lanéelle, voir Fabrice Nicolino et François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français, op. cit., p. 60.

[iv] Michael Alavanja et alii, « Health effects of chronic pesticide exposure : cancer and neurotoxicity », loc. cit., p. 155-197.

[v] Freya Kamel, Caroline Tanner, Michael Alavanja, Aaron Blair et alii, « Pesticide exposure and self-reported Parkinson’s disease in the Agricultural Health Study », American Journal of Epidemiology, 2006, vol. 165, n° 4, p. 364-374.

[vi] Cité par Paul Blanc, How Everyday Products Make People Sick, op. cit., p. 243.

[vii] Ibid, p. xxx.

[viii] Louis Casamajor et alii, « An unusual form of mineral poisoning affecting the nervous system : manganese », Journal of the American Medical Association, vol. 60, 1913, p. 646-640 (cité par Paul Blanc, ibid., p. 250).

[ix] Hugo Mella, « The experimental production of basal ganglion symptomatology in macacus rhesus », Archives of Neurology and Psychiatry, vol. 11, 1924, p. 405-417 (cité par Paul Blanc, ibid., p. 251).

[x] Henrique B. Ferraz et alii, « Chronic exposure to the fungicide maneb may produce symptoms and signs of CSN manganese intoxication », Neurology, vol. 38, 1988, p. 550-553.

[xi] Giuseppe Meco et alii, « Parkinsonism after chronic exposure to the fungicide maneb (manganese ethylene-bis-dithiocarbamate) », Scandinavian Journal of Work Environment and Health, vol. 20, 1994, p. 301-305.

[xii] William Langston, « The aetiology of Parkinson’s disease with emphasis on the MPTP story », Neurology, vol. 47, 1996, p. 153-160.

[xiii] « Maïs : le désherbage en prélevée est recommandé », loc. cit.

FIN DE L’EXTRAIT

Photos:

Gilbert Vendé,  Jean-Marie Desdion, et Paul François  lors de l’Appel de Ruffec (photos: Marc Duployer)

Prochain article: pour les pesticides, les mauvaises nouvelles continuent

Une étude américaine confirme que « la dose ne fait pas le poison »

La revue scientifique Endocrine Reviews vient de mettre en ligne un article à paraître très prochainement rédigé par douze chercheurs américains, dont Theo Colborn, Tyrone Hayes, Frederick vom Saal, Ana Soto et John Peterson Myers que j’ai longuement interviewés pour mon film et livre Notre poison quotidien (voir photos ci-dessous).

http://edrv.endojournals.org/content/early/2012/03/14/er.2011-1050.abstract

Les auteurs ont passé en revue 800 études scientifiques concernant la toxicité d’une trentaine de molécules, dont  le Bisphénol A, l’ atrazine (un herbicide fabriqué par Syngenta), les PCB (de Monsanto) , les phtalates ou dioxines, qui sont aussi au cœur de mon enquête.

Ils en ont conclu que ces substances, qui sont toutes des « perturbateurs endocriniens » (voir sur ce Blog), c’est-à-dire des hormones de synthèse utilisées dans les processus industriels, agissent à des doses infinitésimales , jamais testées, et peuvent entraîner des effets sanitaires gravissimes, notamment sur  les sujets qui ont été exposés in utero. Ils soulignent aussi que le principe de « la dose fait le poison », qui constitue le fondement de la toxicologie et l’outil de référence des agences de réglementation,  ne sert absolument à rien pour ces molécules et qu’il faut revoir de fond en comble le processus d’évaluation de ces poisons chimiques, en remettant en cause la norme de la Dose Journalière Admissible (voir sur ce Blog).

Bref, cette étude confirme tout ce que j’ai écrit dans mon livre Notre poison quotidien !

Je suis heureuse de constater que Le Monde a aussi pris la mesure de l’énorme enjeu sanitaire que représentent les perturbateurs endocriniens en reconnaissant la nécessité d’un « profond changement de méthodologie dans l’évaluation de la toxicité de nombreuses molécules mises sur le marché » , ainsi que l’écrit Stéphane Foucart dans un article du 27 mars, intitulé  « La toxicité de dizaines de substances sous évaluée. Une vaste étude conteste les fondements de la toxicologie en pointant les effets à faible dose de produits chimiques ».

Je rappelle simplement que le problème des faibles doses , mais aussi de l’ « effet cocktail » ( c’est-à-dire la capacité de certaines molécules  chimiques d’interagir, notamment à faibles doses,  pour constituer de véritables « bombes chimiques ») est précisément le cœur de mon enquête, qui a fait la Une de cinq magazines , dont Usine Nouvelle qui a titré son édition du 7-13 avril 2011 : « Le livre qui empoisonne l’industrie chimique » :

http://www.mariemoniquerobin.com/crbst_28.html

Si mon livre “empoisonne l’industrie chimique” c’est précisément parce que celle-ci a tout à gagner du maintien du statu quo et du sacro-saint principe de la « dose fait le poison » ( et de son corollaire de « la dose journalière admissible »), car si ceux-ci étaient définitivement considérés comme inopérants, ce sont des centaines de molécules chimiques qu’il faudrait purement et simplement interdire…

J’espère sincèrement que ce jour est proche et que les pouvoirs publics et nos élus exigeront au plus vite de revoir le système de réglementation des produits chimiques qui a permis l’empoisonnement quotidien de centaines de millions de citoyens de par le monde.

Pour ma part, je mets en ligne un extrait de mon livre où Frederick vom Saal , l’un des auteurs de l’étude à paraître dans Endocrine Reviews, explique pourquoi le principe de « la dose fait le poison » est inopérant pour les hormones de synthèse.

Après cet extrait de mon ouvrage, je mets en ligne une interview d’André Cicolella, le porte-parole du Réseau Environnement Santé (RES) à qui je voudrais rendre hommage pour l’incroyable énergie qu’il a déployée pour sensibiliser l’opinion publique et les pouvoirs publics au désastre sanitaire engendré par les faibles doses de perturbateurs endocriniens. J’ai réalisé cette interview dans le cadre de mon enquête « Notre Poison quotidien ».

http://reseau-environnement-sante.fr/

Photos (Marc Duployer) : quatre des douze auteurs de l’étude à paraître dans Endocrine reviews

–            Ana Soto et Carlos Sonnenschein dans leur laboratoire de la Tfts University à Boston

–            Fred vom Saal, lors d’un colloque sur les perturbateurs endocriniens qui s’est tenu à La Nouvelle Orléans et que j’ai filmé

–            John Peterson Myers lors du même colloque

–            Theo Colborn, la « grande dame » qui a découvert les perturbateurs endocriniens , chez elle à Paonia (Colorado)

EXTRAIT de mon livre

« Des techniques et savoirs qui datent du xvie siècle »

Car bien sûr, la métanalyse publiée par le HCRA en 2004, grâce au « soutien du American Plastics Council », conclut que « le poids des preuves montrant des effets [du BPA] à de faibles doses est peu consistant[1] ». À noter que George Gray et les « experts du panel indépendant » mirent deux ans à analyser dix-neuf des quarante-sept études publiées à la date d’avril 2002 et que trois membres du panel refusèrent finalement de signer le rapport. Dans ses conclusions, celui-ci recommandait la « réplication des études existantes dans des conditions soigneusement contrôlées »…

Au moment où l’industrie du plastique diffusait abondamment le fameux rapport, Frederick vom Saal et Claude Hugues, un endocrinologue qui avait signé l’article du HCRA et finalement s’en était désolidarisé, publièrent une nouvelle métanalyse dans laquelle ils examinèrent non pas dix-neuf, mais cent quinze études qui avaient fait l’objet d’une publication sur les effets à faibles doses du bisphénol A à la fin de 2004[1]. « Les résultats furent proprement renversants, m’a expliqué Fred vom Saal lors de notre entretien à la Nouvelle-Orléans. Nous avons en effet constaté que plus de 90 % des études financées par des fonds publics montraient des effets significatifs du BPA à de faibles doses – soit quatre-vingt-quatorze études sur cent quinze –, mais pas une de celles sponsorisées par l’industrie !

– C’est ce qu’on appelle le funding effect

– Oui… De plus, trente et une études conduites sur des animaux vertébrés ou invertébrés avaient trouvé des effets significatifs à une dose inférieure à la DJA du bisphénol A.

– Comment expliquez-vous les résultats négatifs obtenus par les scientifiques travaillant pour l’industrie ? Est-ce qu’ils ont triché ?

– La triche est difficile à prouver, m’a répondu prudemment Fred vom Saal, mais en revanche, il y a plusieurs “astuces” qui permettent de masquer les effets potentiels. D’abord, ainsi que nous l’avons écrit avec Claude Hugues dans notre article, la plupart des laboratoires payés par l’industrie ont utilisé une lignée de rats qui est connue pour être totalement insensible aux effets des molécules œstrogéniques.

– Il y a des rats qui présentent cette caractéristique ?, ai-je demandé, tant cette information me paraissait invraisemblable.

– Oui ! Cette lignée, appelée Sprague-Dawley ou CD-SD, a été inventée, si on peut dire, par l’entreprise Charles River qui l’a sélectionnée, il y a une cinquantaine d’années, en raison de sa haute fertilité et de la croissance postnatale rapide des souriceaux qu’elle engendre. Cela donne des rates obèses, capables de produire d’énormes quantités de bébés, mais qui du coup sont insensibles à l’œstrogène, comme par exemple à l’éthinylestradiol, un œstrogène puissant que l’on trouve dans les pilules anticontraceptives : elles ne réagissent qu’à une dose cent fois supérieure à la quantité prise quotidiennement par les femmes qui utilisent un anticontraceptif oral ! Cette lignée est donc tout à fait inappropriée pour étudier les effets des faibles doses d’œstrogènes de synthèse !

– Et cette caractéristique des rats Sprague-Dawley n’était pas connue des laboratoires travaillant pour l’industrie ?

– Apparemment non ! Mais curieusement, tous les laboratoires publics étaient au courant, m’a répondu Fred vom Saal avec un sourire entendu. L’autre problème que nous avons rencontré avec les études privées, c’est qu’elles utilisent une technologie qui date d’au moins cinquante ans ! Elles sont incapables de détecter des doses infimes de BPA, tout simplement parce que les laboratoires n’ont pas les équipements qui le permettent ou parce que le guide des “bonnes pratiques de laboratoire”, les fameuses GLP [voir supra, chapitre 12], ne l’exige pas, ce qui est bien pratique ! C’est un peu comme un astrologue qui voudrait examiner la lune avec des jumelles, alors qu’il existe des télescopes comme Hubble ! Dans mon laboratoire, nous pouvons détecter des résidus de bisphénol A libre, c’est-à-dire non métabolisé, à un niveau de 0,2 partie par milliard, mais dans la plupart des études de l’industrie que nous avons examinées, le niveau de détection était de cinquante à cent fois supérieur ! Il est alors facile de conclure que “l’exposition au bisphénol A ne pose pas de danger pour la santé, parce qu’il est complètement éliminé”… Enfin, le dernier problème que nous avons constaté est que les scientifiques des laboratoires privés, mais aussi la plupart des experts des agences de réglementation, ne comprennent rien en général à l’endocrinologie. Ils ont tous été formés à la vieille école de la toxicologie qui veut que “la dose fait le poison”. Or, ce principe, qui constitue le fondement de la dose journalière acceptable, est basé sur des hypothèses erronées qui datent du xvie siècle : à l’époque de Paracelse, on ne savait pas que les produits chimiques peuvent agir comme des hormones et que les hormones ne suivent pas les règles de la toxicologie[1].

– Est-ce que cela signifie que le principe de la relation “dose-effet”, qui est le corollaire de la DJA, est aussi erroné ?

– Tout à fait, pour les perturbateurs endocriniens, il ne sert à rien ! Il peut marcher pour certains produits toxiques traditionnels, mais pas pour les hormones, pour aucune hormone ! Pour certains produits chimiques et pour les hormones naturelles, nous savons que les doses faibles peuvent stimuler les effets, alors que les fortes doses les inhibent. Pour les hormones, la dose ne fait jamais le poison, les effets n’empirent pas systématiquement, car en endocrinologie les courbes linéaires dose/effet n’existent pas. Je vais vous donner un exemple concret : quand une femme a un cancer du sein, on lui prescrit un médicament qui est le Tamoxifen. Au début du traitement, les effets sont très désagréables, car la molécule commence par stimuler la progression de la tumeur, puis quand elle atteint une certaine dose, elle bloque la prolifération des cellules cancéreuses. On observe le même phénomène avec le Lupron, un médicament prescrit aux hommes qui souffrent d’un cancer de la prostate. Dans les deux cas, l’action de la substance n’est pas proportionnelle à la dose et ne suit pas une courbe linéaire, mais une courbe en forme de U inversé. En endocrinologie, on parle d’un effet biphasique : d’abord, une phase ascensionnelle, puis descendante.

– Mais les agences de réglementation ne connaissent-elles pas ces caractéristiques ?

– Je pense sincèrement que leurs experts devraient retourner sur les bancs de l’université de médecine pour suivre un cours d’initiation à l’endocrinologie ! Plus sérieusement, je vous invite à consulter la déclaration de consensus qu’a publié récemment la Société américaine d’endocrinologie, qui compte plus de mille professionnels. Elle demande officiellement au gouvernement de prendre des mesures pour que soit revue de fond en comble la manière dont sont réglementés les produits chimiques qui ont une activité hormonale – on estime qu’il y en a plusieurs centaines. Et les auteurs de cette déclaration ne sont pas des activistes radicaux qui manifestent avec des pancartes ! Ce sont des endocrinologues professionnels, qui disent clairement que tant que leur spécialité ne sera pas admise au sein des agences de réglementation, les consommateurs et le public ne seront pas protégés, car le système ne peut être qu’inefficace. »

De fait, j’ai lu le texte publié par la Société d’endocrinologie en juin 2009 (et dont Ana Soto était l’un des auteurs)[1]. En près de cinquante pages, celui-ci tire très clairement la sonnette d’alarme : « Nous apportons la preuve que les perturbateurs endocriniens ont des effets sur le système de reproduction masculin et féminin, écrivent ses auteurs, mais aussi sur le développement du cancer du sein et de la prostate, la neuroendocrinologie, la thyroïde, l’obésité et l’endocrinologie cardiovasculaire. Les résultats obtenus à partir de modèles animaux, d’observations cliniques humaines et d’études épidémiologiques convergent pour impliquer les perturbateurs endocriniens comme un problème majeur de santé publique. » Après avoir rappelé que « les perturbateurs endocriniens représentent une classe étendue de molécules comprenant des pesticides, des plastiques et plastifiants, des combustibles et de nombreux autres produits chimiques présents dans l’environnement et très largement utilisés », ils précisent qu’un « niveau infinitésimal d’exposition, le plus petit soit-il, peut causer des anomalies endocriniennes et reproductives, particulièrement si l’exposition a lieu pendant une fenêtre critique du développement. Aussi surprenant que cela puisse paraître, des doses faibles peuvent même avoir un effet plus puissant que des doses plus élevées. Deuxièmement, les perturbateurs endocriniens peuvent exercer leur action en suivant une courbe dose-effet qui n’est pas traditionnelle, telle qu’une courbe en forme de U inversé ». En conclusion, ils appellent « les décideurs scientifiques et individuels à promouvoir la prise de conscience et le principe de précaution, et à mettre en place un changement dans la politique publique ».

FIN DE L’EXTRAIT